Phénomène communautaire autant que jeu d’aventure narratif, Always Sometimes Monsters avait été assez commenté et suivi lors de sa sortie en 2014 par le studio canadien Vagabond Dog. Avec son aspect de RPG Super Nintendo offrant une liberté de choix et de modulation de l’histoire que ne permettaient aucun des jeux d’aventure narratif de l’époque, il détonnait aussi par son ton décalé et l’étrangeté de son histoire, road trip contemporain mélancolique dans les classes les plus pauvres des grandes villes occidentales. Sa suite, Sometimes Always Monsters était très attendue d’un noyau de fans à l’affût des moindres méandres du développement du jeu. Au point où ce développement s’est poursuivi et affiné via une série de patches quotidiens. Une sorte de beta post release assez rare dans la mesure où elle ne se concentre pas sur de purs aspects de gameplay, mais ajuste également à la marge l’expérience scénaristique.
Une histoire communautaire
Si Always Sometimes Monsters était un jeu si marquant, c’est avant tout parce que sa structure scénaristique simple (aller d’un point A à un point B pour gagner de l’argent et in fine parvenir à se sortir d’une situation désespérée) était éprouvée. Sometimes Always Monsters, beaucoup plus massif en terme de possibilités ouvertes aux joueurs, prend aussi un parti pris très différent en vous faisant déjà commencer tout en haut de l’échelle sociale et menaçant en permanence de vous en faire choir : vous êtes un écrivain qui, bien qu’au faîte de sa gloire, peine sur son prochain manuscrit et voit son couple être mis en balance dans les événements. Une tournée à travers les librairies du pays doit vous remettre sur les rails, avec ce que cela suppose de tentations, de chambres d’hôtel glauques et de lieux interlopes.
En vous manipulant sciemment (et nous ne spoilerons pas comment) sur le personnage que vous incarnez et en vous faisant parfois jouer contre vous-même, Sometimes Always Monsters déroule une histoire toujours sur le fil entre le thriller psychologique et la banalité du quotidien. De quoi se prendre les pieds dans le tapis vu la liberté immense offerte au joueur pour triturer le moindre élément du décor et interagir avec nombre de personnages ou d’objets qui viendront incrémenter diverses variables invisibles : est-ce que vous êtes un menteur ? Quelle est votre orientation sexuelle ou votre genre ? Est-ce que vous mangez correctement ? Parlez-vous aimablement ou non à la personne qui partage votre vie ? Bref, une des questions qui se dessine en creux dans le jeu est « Qui êtes-vous et qui sont les gens qui vous entourent ? ».
Sous ses aspects très scénarisés, Sometimes Always Monsters est avant tout un jeu de jauges et de variables, qui essaye en permanence de tenir compte de votre personnalité de joueur. Il n’en fallait pas plus pour que la communauté très intense qui avait apprécié le premier opus de la série casse ce nouveau jeu en le poussant dans des situations imprévues : tel personnage présent alors qu’il est supposé être mort, tel autre qui vous accompagne alors qu’il ne devrait pas physiquement se trouver sur place ou plus simplement tel choix pas pris en considération par le déroulé de votre intrigue. C’est là qu’entre en scène la manière assez particulière de travailler de la part de l’équipe de Vagabond Dog : se reposer énormément sur les retours communautaires pour améliorer l’expérience narrative de son titre.
Un patch peut-il corriger une histoire ?
Avec sa communauté Discord très active, Vagabond Dog a pris le parti de s’appuyer sur un retour constant des premiers joueurs de Sometimes Always Monsters pour façonner une expérience qui soit la plus proche de leurs attentes. Au moment de la sortie du titre, le 2 avril, quand les mises à jour sont devenues publiques dans le fil d’actualité Steam du jeu, plus de 400 correctifs majeurs avaient déjà été apportés à la build initiale. Et depuis, des patchs tout aussi importants sont apposés au fur et à mesure des retours des premiers acheteurs du jeu, y compris ceux qui en ont découvert l’existence à la sortie et n’ont en rien suivi les 5 années de développement fastidieux post Always Sometimes Monsters (le jeu devait initialement sortir il y a 4 ans). La fréquence de ces correctifs est impressionnante, de l’ordre d’un tous les deux jours.
Une partie des modifications porte sur de simple bugs, mais pour l’essentiel, elles viennent corriger soit des incohérences pointées par la communauté du jeu (les développeurs le mentionnent explicitement sur les forum Steam très actifs de Sometimes Always Monsters), soit, et c’est plus atypique, des détails ayant été jugés déplacés ou illogiques par certains joueurs. Certains de ces détails peuvent sembler insignifiants (rajouter des brioches à la cannelle dans toutes les boulangeries et pas dans certaines seulement, par exemple), tandis que d’autres vont carrément procéder à la suppression de certains NPC ou à la modification de leur comportement en réponse à des remarques d’utilisateurs qui, pour la plupart, reçoivent ce second épisode beaucoup plus fraîchement que le premier. Certains personnages, y compris majeurs, se voient ainsi administrés, au fur et à mesure de l’avancée de ces mises à jour, des inflexions parfois importantes par rapport à ce qui avait été initialement écrit. Une démarche pleinement intégrée qui interroge cependant sur le caractère plastique de l’expérience narrative vidéoludique, rarement ce que triturent les développeurs une fois les jeux sortis.
Impermanence en .exe
Dans l’industrie du AAA, la pratique du « patch scénaristique » est souvent un aveu d’échec. On pense à l’ajout de deux fins à Mass Effect 3 pour céder à une communauté tapageuse ou aux multiples rafistolages effectués par Final Fantasy XV, quasi aveux que le jeu est sorti sans être tout à fait terminé. Le reste du temps, y compris dans les jeux au focus les plus scénaristiques, la modification de l’expérience narrative se déroule ainsi à la marge (ajout de personnages mineurs dans les versions enhanced de Baldur’s Gate, par exemple, les gros ajouts scénaristiques prenant la forme d’add-on). À rebours de cette stratégie, Vagabond Dog fait le choix conscient, après la sortie commerciale du titre, de continuer à en façonner l’intrigue, à l’image d’un roman dont des paragraphes entiers changeraient entre deux lectures, sans pour autant modifier la quatrième de couverture ou le résumé de l’histoire. C’est d’autant plus étonnant pour un jeu dont la finalité est de voir son protagoniste lui-même achever l’écriture d’un livre.
Le choix étant assumé par les développeurs du jeu, le contrat est très clair : jouer à la version définitive de Sometimes Always Monsters, qui n’est ni en beta ni en early access, c’est en réalité jouer à une œuvre en modification continue, avec l’accord explicite d’une partie de sa communauté, motivée à en faire l’expérience qu’elle aurait dû être dans un monde idéal ou simplement déçue par tel ou tel aspect du jeu. Le fait que ces modifications naissent d’un échange entre une frange investie de la communauté ayant soutenu le jeu et non d’une décision unilatérale dont il ne serait pas possible de retrouver l’annonce ou les motivations (on pense aux retouches numériques sauvages sur certains Disney par exemple) rend cette approche de la modification in game acceptable.
Cette méthode reste néanmoins débattable. Dans le cas de Sometimes Always Monsters, elle vient aussi, de l’aveu du studio, d’une équipe de développement trop petite pour procéder autrement (par exemple en ayant recours à une équipe de Q&A massive capable d’éprouver largement le jeu avant sa sortie commerciale). Mais transformer un jeu vidéo narratif en expérience impermanente ne revient pas à nerfer une arme ou modifier l’aire couverte par une compétence. À mon sens, l’approche communautaire assumée et poussée des développeurs de Sometimes Always Monsters est la bonne, selon leur propre référentiel d’amélioration continue en lien avec leurs soutiens premiers (leurs clients) et parce que la bienveillance réciproque des échanges me semble évidente. Et ce malgré des critiques parfois très dures contre le jeu. Je ne peux, cependant, m’empêcher de penser que les mêmes méthodes donneraient à un éditeur moins chaleureux un précédent assez étrange pour justifier, sous la pression d’une opinion opposée ou l’intervention d’un quelconque groupe, la modification assumée du coupable d’un crime dans un jeu d’enquête, l’appartenance politique d’un PNJ ou la philosophie morale générale d’un jeu. Bien sûr, quiconque voudrait procéder à de telles magouilles n’aurait pas besoin de l’exemple de Vagabond Dog pour le faire, mais la modification de la plastique scénaristique du scénario de Sometimes Always Monsters nous rappelle que le jeu vidéo est sans doute la forme artistique la plus sujette à ce type de modifications consenties par les développeurs eux-même plutôt que par un quelconque comité de contrôle ou de censure.
Sometimes Always Monsters a été testé sur PC via une clé fournie par l’éditeur.
Sometimes Always Monsters nous pousse à réfléchir sur le caractère essentiellement temporaire de la manière dont sont narrées les histoires dans les jeux vidéo. En faisant le pari de modifier des éléments (certes marginaux) de cette narration après la sortie du jeu, le studio canadien Vagabond Dog prend le risque calculé de ne pas proposer une expérience narrative exactement similaire au joueur du 2 avril et au joueur du 1er mai. Cela se traduit par une amélioration réelle de l’expérience de jeu, mais un décalage de ressenti auquel les joueurs doivent consentir jusqu’à ce que le studio, son éditeur et sa communauté décident que le canon du jeu est fixé, laissant place au plus traditionnel modding. Notre facilité à accepter cet état de fait ne serait sans doute pas la même pour tout autre forme d’œuvre de l’esprit alors qu’ici, nous le percevons comme une simple manière d’accompagner la sortie d’un jeu.
zalifalcam
J'aime les jeux double A, les walking simulateurs prétentieux et les JRPG, et plutôt que de me soigner, j'écris à leur propos.
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