Reflet d'une époque étrange où le jeu vidéo japonais traversait une crise profonde, Shadows of the Damned était déjà un objet curieux, à la fois iconoclaste et extrêmement stupide, en 2011. En 2024, voici que Grasshopper Manufacture nous livre un remaster particulièrement fainéant et anachronique. Shadows of the Damned : Hella Remastered ne me semble néanmoins pas dénué d'intérêt. Ce n'est pas le gamer en moi qui parle, c'est l'historien des médias.
Grasshopper sur la ville
Il faut bien se souvenir de la très vilaine passe que le jeu vidéo japonais traversait il y a une quinzaine d'années. De grandes licences en déclin, une incapacité à produire les genres de jeu attendus par le marché au niveau mondial, une maîtrise toute relative des nouveaux moteurs 3D, etc. Seul Nintendo paraissait avoir commencé à trouver un autre chemin avec la 3DS et la Wii, tout en s'acheminant doucement vers le gadin de la Wii U en 2013.
C'est aussi à cette époque que les grands acteurs japonais ont massivement misé sur la production de titres "à l'occidentale" pour tenter de se dépatouiller de cette situation de blocage. Vous vous souvenez, quand Square Enix se "payait" Tomb Raider et que Capcom ouvrait des studios au Canada et y produisait des suites à son sympathique Dead Rising ? Tout ceci parait un peu lointain, désormais, tant il ne reste de cette époque qu'une pile de titres oubliés.
Je pense que le pinacle de ces tentatives dans ce qu'elles ont eu de fascinant et d'erratique s'incarne dans le parcours du studio Grasshopper Manufacture durant toute cette époque. L'entreprise de Suda Goichi est alors connue pour ses titres foutraques, bourrés de références pop et teintés de petits éclairs de génie. Mais elle reste une entreprise de niche avant tout : si leur No More Heroes a obtenu un certain succès commercial en 2007, leurs autres productions, du remarquable Flower, Sun and Moon au bizarre Killer7 restaient des jeux de niche adulés d'un tout petit groupe de fans acharnés.
Cependant, au début des années 2010, Grasshopper est un des seuls studios nippons qui ne semble pas en train de prendre l'eau. De juteux contrats avec Bandai, Tecmo et Nintendo ont même plutôt bien rempli le trésor de guerre, et permettent de voir grand : l'entreprise dépasse alors les 140 salariés, et des projets extrêmement ambitieux sont lancés à tout-va, avec l'idée de conquérir le monde. Le plus iconique d'entre eux est donc ce fameux Shadows of the Damned, débarqué en juin 2011 sur toutes les machines de l'époque, avec pas moins qu'Electronic Arts à l'édition.
Killer is Dead est un malentendu
À l'époque, Shadows of the Damned a tout du projet pour faire rêver la presse JV (trivia : elle existait encore). Il est en effet porté par un des plus gros éditeurs mondiaux, écrit par le "Tarantino du jeu vidéo" (beurk) Suda51 et développé avec le concours de monsieur Resident Evil Shinji Mikami, sur des musiques de monsieur Silent Hill Akira Yamaoka. N'en jetez plus. Le résultat fut néanmoins accueilli avec, disons, circonspection. Car il semble que l'on se soit attendu alors à une sorte de survival horror d'action, infusé par l'humour de No More Heroes 2 : Desperate Struggle, avec l'ambiance presque surréaliste et sombre de The 25th Ward, une des pépites cachées de Grasshopper Manufacture.
Le résultat était quasiment à l'inverse de ça, plus proche du débilissime Michigan : Report from Hell de 2004. Et en réalité, il est beaucoup plus conforme aux productions habituelles du studio : plutôt moche, plutôt très beauf, et bourré de gimmicks amusants pour masquer un game design à peu près absent. Extrêmement court, Shadows of the Damned ne parvenait même pas à remplir le cahier des charges d'un action RPG de son époque. L'essentiel de l'intrigue se déroule dans des couloirs extrêmement étriqués donnant bien davantage l'impression d'être un rail shooter déguisé qu'autre chose. La patte Mikami semble totalement absente, le score de Yamaoka est en sous-régime complet, et surtout, Shadows of the Damned, misant à fond sur la carte de la comédie, n'est pas très drôle.
Je me souviens que même à l'époque, où nous étions tous collectivement moins éduqués sur les questions de genre, Shadows of the Damned peinait à ne pas être considéré comme extraordinairement abruti et sexiste. Variation sur le thème d'Orphée revisité par Robert Rodriguez, on y suit Garcia, un tueur de démons parti récupérer sa petite copine Paula enlevée par le Prince des Enfers, Sebastian. Petite amie que l'on passe tout le jeu à voir déambuler à poil ou en porte-jarretelles tandis qu'elle se fait démembrer, décapiter, noyer ou transformer en succube. Tout ceci est entrecoupé de moments émouvants où Garcia défonce des pelletées de démons en tirant avec un pistolet qui parle et qui peut se transformer en phallus géant et que fusent les jeux de mot graveleux. Tout le temps. Sans arrêt. Sans aucun changement de registre à aucun moment ni aucun recul. Si ce n'est dans les dernières minutes du jeu, qui retournent la situation de manière soudaine et absurde. Non mais c'est pas sexiste et beauf en vrai si le vrai personnage puissant c'est la fille à poil depuis le début, hein ? Devinez quoi ? Ajouter "non, mais je déconnais" à la fin d'une blague dégueulasse ne la rend pas vraiment plus propre.
Le déclin de Grasshopper a fait sombrer une partie de leur patrimoine dans l'oubli
Bref. Peu importe, car tout ceci reste bien inoffensif, comme une blague de collégien bercé trop près du mur. Le jeu sort donc en juin 2011, est reçu de manière très, très tiède par la presse et les joueurs, et tombe rapidement dans les oubliettes de l'histoire vidéoludique. Grasshopper, racheté peu après par l'entreprise japonaise GungHo, entame alors un déclin assez douloureux à voir. Bien plus inspiré, plus amusant et plus abouti que Shadows of the Damned, Lollipop Chainsaw est cependant un échec commercial l'année suivante. De même que tous les autres jeux signés Grasshopper : le shoot them up Sine Mora sort dans un relatif anonymat en 2012, Killer is Dead, successeur spirituel de No More Heroes est reçu avec encore plus d'indifférence en 2013. Quant au hack and slash Let it Die de 2016, n'en parlons même pas.
En 2018, une sorte de divorce interne entre GungHo et Suda51 va même vider le studio d'une bonne partie de sa substance : Grasshopper est réduit à une équipe d'une vingtaine de développeurs gravitant autour du patron du studio, tandis que le reste des employés est dispatché sur les autres projets de GungHo. Depuis, Grasshopper n'a produit que deux jeux dans l'univers de No More Heroes (pour le compte de Marvelous Entertainment, qui en a récupéré les droits au passage) et une pelletée de remasters et de portages de divers titres de son catalogue. Le studio tourne au ralenti, n'ayant rien annoncé de très concret depuis son acquisition par l'entreprise chinoise NeatEase en 2021... Si ce n'est une nouvelle palanquée de remasters.
Et de toute cette vague contenant le remake d'un vieux Fatal Frame, Sine Mora Ex, le récent Lollipop Chainsaw Repop ou encore la ressortie de Killer7 sur Steam, ce Shadows of the Damned : Hella Remastered est probablement le plus douteux. Pour le dire clairement : à part un dépoussiérage des textures pour gérer une résolution plus poussée, cette nouvelle version n'est qu'une ressortie de l'original, baignant dans son jus de chaussette, bugs compris. Aucun vrai retravail des commandes, des graphismes, du rythme, de la qualité de vie, aucun bonus à se mettre sous la dent. Rien. Un jeu médiocre de 2011, balancé tel quel en 2024. C'est à fuir.
Et pourtant, je ne peux pas m'empêcher de penser qu'il était nécessaire d'en passer par là. Comme un nombre incalculable d'autres titres de cette époque, Shadows of the Damned était lourdement menacé de devenir un média perdu. Sorti uniquement sur PS3 et Xbox 360 il y a quinze ans, jamais revu ailleurs depuis, ce témoignage consternant, mais passionnant, de la voie de garage de l'industrie vidéoludique japonaise du début des années 2010 ne mérite pas l'oubli. C'est un objet documentaire précieux incarnant à merveille ce moment très étrange où le Japon essayait d'être cool sans plus y arriver du tout. Et où un éditeur comme EA avait tenté de parier sur la hype autour d'un studio en réalité assez incapable d'atteindre le très grand public. Rien que pour que ce moment ne soit pas à jamais perdu, je suis vraiment content que ce Shadows of the Damned : Hella Remastered existe en 2024.
Shadows of the Damned : Hella Remastered a été testé sur PC via une clé fournie par l'éditeur. Le jeu est également disponible sur PlayStation 4 et 5, sur Nintendo Switch et sur les consoles Xbox.
zalifalcam
J'aime les jeux double A, les walking simulateurs prétentieux et les JRPG, et plutôt que de me soigner, j'écris à leur propos.
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