Après avoir exploré les champs de bataille de Verdun et de Tannenberg, le studio Blackmill, et son label WWI Game Series, s'attaque à un nouveau front de la Première Guerre mondiale. Moins connu chez nous que la bataille de la Marne ou d'autres batailles meurtrières, le front de l'Isonzo (situé dans les Alpes) fut un des plus sanglants du conflit, avec plus d'un million de victimes. Une douzaine de longues batailles, étalées sur plus de deux ans, qui épuisèrent les armées italiennes et austro-hongroises pour des gains territoriaux quasi-nuls et le sentiment d'avoir sacrifié en vain des centaines de milliers d'hommes. Une bataille atypique, aussi, en ce qu'elle se déroula en grande partie en haute montagne, aggravant par un climat rude et une topographie redoutable les conditions déjà abominables de la guerre. Comment rendre compte de la barbarie et de l'inhumanité de ces combats dans un FPS multi parmi d'autres ? On pouvait craindre l'apposition d'un simple décorum sur un énième simulateur de meurtre de masse, mais Isonzo parvient à capter de manière saisissante la violence vaine et sans fin de cette guerre, en nous plaçant dans le rôle de la chair à canon.
Alpes, I need somebody
Vous le savez sans doute, mais votre serviteur est assez loin de sa zone de confort quand il s'agit de FPS multi. Non pas que je sois absolument nul à ça (je finis souvent en milieu de tableau dans une partie d'un jeu comme Isonzo), mais c'est un domaine du jeu vidéo qui ne m'intéresse que de manière assez lointaine. Essentiellement par faute de temps pour me faire massacrer et insulter en boucle par des Russes et des Polonais. Néanmoins, ayant été élevé par une maman absolument passionnée par la Guerre de 14-18 (on ne juge pas les passions de ma maman), j'ai pris pour habitude de ne pas passer à côté des jeux vidéo se concentrant sur ce conflit. Oh, non pas que ça m'accapare tant que ça : les jeux consacrés au premier conflit mondial sont étrangement rares. Je ne me considère néanmoins pas assez pointu pour pouvoir déterminer avec acuité et précision si Isonzo est un bon ou un mauvais FPS multi. Je l'ai beaucoup aimé, en tout cas, mais ce ne sont pas à proprement parler ses qualités ludiques qui ont retenu mon attention, mais bien sa manière de nous faire ressentir le conflit dont il s'inspire d'une manière particulièrement âpre. Sans pour autant sacrifier l'aspect ludique de cette reconstitution.
À l'image des différentes batailles du front des Alpes, étalées entre 1915 et 1917, Isonzo propose des maps au découpage inhabituel pour un jeu du genre : ici, pas de plaines, de tours, d'immeubles ou de forêts : on est en haute altitude, dans des terrains particulièrement abrupts et découpés. Rocailles parcourues de tranchées, collines rugueuses couvertes de trous d'obus, ponts suspendus au-dessus du vide et bergeries calcinées seront votre terrain de jeu. Plus encore que le front français et ses tranchées meusiennes, la bataille de l'Isonzo donnait un avantage absolument démesuré aux défenseurs, retranchés dans des forts de montagne lourdement gardés. Le jeu fait donc sienne cette asymétrie : chaque bataille oppose un camp devant capturer (ou détruire) des fortifications imprenables et ceux qui doivent les empêcher d'avancer. D'emblée, on comprend que les attaquants sont essentiellement de la chair à canon dispensable, le camp menant l'offensive pouvant "sacrifier" jusqu'à 400 soldats par phase d'attaque et les défenseurs, eux, ayant des conscrits malléables à disposition presque à l'infini. Comme sur le vrai front des Alpes, on meurt énormément dans Isonzo. Et comme dans beaucoup de jeux du genre, on meurt souvent snipé à plus de cinq cents mètres par des joueurs surinvestis buvant un peu trop de café et connaissant les maps par cœur. Mais le tour de force du jeu de Blackmill, c'est d'avoir incorporé avec brio les spécificités du lieu et de l'époque dans l'expérience.
Press F to Gaz Moutarde
Dans Isonzo, attaquer une position c'est (généralement) mourir de manière inutile et stupide. En quelques heures, le jeu vous apprend les bases de ce en quoi consiste la vie de fantassin en 1915 : avoir le choix entre rester terré dans une tranchée et mourir bombardé par du gaz toxique ou un obus, ou en sortir et être à la merci de tous les fusils en face. Tout l'enjeu consiste donc à apprendre les spécificités de chaque classe de combattant pour essayer de réduire un tout petit peu cette surmortalité délirante dans les deux camps. Le tireur d'élite peut facilement couvrir les offensives des simples fantassins, l'officier peut demander du soutien aérien et donner des ordres stratégiques, l'alpiniste peut utiliser ses jumelles pour repérer des ennemis en train de s'infiltrer, l'ingénieur peut poser des boucliers, des sacs de sable ou des barbelés pour gêner le camp d'en face, etc.
Au fil des parties, on comprend qu'Isonzo illustre parfaitement le fait que les offensives de la Grande Guerre étaient avant tout des attaques de masse destinées à envoyer des milliers de conscrits "submerger" des positions défendues par des armes modernes. On comprend rapidement qu'elles étaient en même temps la somme de comportements individuels cherchant à la fois à survivre et à prolonger un peu l'espérance de vie des membres du bataillon avec peu de moyens. Contrairement à nombre de FPS du genre, les comportements individualistes n'ont strictement aucun intérêt dans ce jeu. Toute action ne s'inscrivant pas dans le cadre d'une offensive parfaitement coordonnée vous prive en effet du soutien du reste de votre équipe et fait juste de vous une cible mouvante dans une topographie assez étriquée, montagne oblige.
Cette vraisemblance de l'action se retrouve renforcée par des spécificités propres à ce conflit : l'infiltration se fait moins par la progression entre les bâtiments que par les réseaux de tranchées et les trous d'obus, qui sont les seules manières de s'approcher de fortifications défendues par des mitrailleuses automatiques et des tireurs d'élite. Là encore, on désapprend lentement, mais sûrement, à courir et, au fil des parties, on commence à ramper, faire du repérage, se coordonner avec les ordres des officiers, etc. Le tout en étant régulièrement désorganisé (puis généralement tué) par des attaques au gaz toxique (phosphore, gaz moutarde) ne vous laissant qu'une ou deux secondes de battement pour enfiler votre masque à gaz. Ce qui vous laisse souvent à moitié aveugle et vulnérable : je ne sais pas si vous avez déjà essayé de viser correctement avec un masque à gaz dans le brouillard, mais en gros, ça ne marche pas.
Visibilité réduite à nulle
On est très vite absolument stupéfait par la manière dont le jeu rend (volontairement ou non) le degré incroyable de déshumanisation du conflit : les assauts sur les positions défendues causent des dizaines de morts en quelques minutes, et on se retrouve continuellement à devoir ramper à flanc de falaise, de trous d'obus en trous d'obus. Le tout avec une visibilité quasi nulle à cause de la topographie accidentée et des fortifications rajoutées par-dessus. Et ce bien entendu sans pouvoir ni reculer ni s'éloigner, la "désertion" étant synonyme de mort immédiate dans le jeu, nous conduisant à avancer en espérant simplement survivre une minute de plus. Ainsi, à la violence inhérente à la guerre vient s'ajouter l'absurdité d'un conflit à plus de trois mille mètres d'altitude, dans la neige et le froid et ayant conduit à des atrocités comme le "saut des grenadiers" : le suicide de soldats Sardes sautant dans le vide en entrainant leurs ennemis autrichiens avec eux.
Comme un rappel de l'absurdité d'un conflit en terrain impossible n'ayant pas vraiment eu de vainqueur, la plupart des parties d'Isonzo auxquelles il m'a été donné de jouer se sont déroulées de la même manière : une offensive extrêmement meurtrière finissant par chasser les défenseurs de leurs premières positions, voire des secondes lignes de défense… Pour voir finalement les attaquants se briser complètement sur la troisième ligne, quasi imprenable sans connaissance parfaite de la map. Et ainsi de suite pour le match retour. Comme ce fut le cas pour les véritables batailles du front italien, Isonzo représente des offensives inutiles et vouées à s'épuiser faute de matériel et de combattants disponibles. Et si on s'amuse beaucoup dans ce jeu bien optimisé et assez simple à prendre en main, particulièrement quand on commence à bien connaitre les différentes cartes proposées, le constat est amer : la guerre, c'est vraiment, mais alors vraiment de la merde.
Isonzo a été testé sur PC via une clé fournie par l'éditeur. Le jeu est également disponible sur PlayStation 4, PlayStation 5 et les consoles Xbox.
Si les créateurs d'Isonzo mettent en avant le "réalisme" de leur jeu, je pense qu'ils le font un peu trop en parlant de la qualité de la reproduction des uniformes de l'époque et de la balistique des armes et pas assez pour souligner le véritable tour de force du titre : la reproduction glaçante de ce que fut la vie d'un simple fantassin dans les Alpes pendant la Première Guerre mondiale. Une expérience âpre, froide et cruelle s'achevant par un massacre inutile, dans des paysages montagnards qui n'auraient jamais au grand jamais dû être le théâtre de telles atrocités.
zalifalcam
J'aime les jeux double A, les walking simulateurs prétentieux et les JRPG, et plutôt que de me soigner, j'écris à leur propos.
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