Annoncé par surprise il y a seulement deux mois (après un certain nombre de fuites), Chrono Cross: The Radical Dreamers Edition marque la ressortie de deux jeux très importants dans l’histoire du JRPG (Chrono Cross et Radical Dreamers), particulièrement en Europe, territoire qui en avait jusqu’ici toujours été privé d’accès légal. Seulement, patatras : une fois de plus, Square Enix livre un portage techniquement catastrophique, au point qu’on finit par ne plus vraiment savoir si le jeu en vaut la chandelle. Pour comprendre l’importance que prend, malgré tout, la sortie de Chrono Cross dans une version bon marché, localisée et largement accessible, revenons un peu en arrière.
Chrono Cross, méconnu en Europe, est un des JRPG les plus importants de son époque…
En 1999, après la fin de la production extrêmement laborieuse de Xenogears, RPG sorti inachevé mais qui se traduira néanmoins par un succès critique et commercial, Squaresoft (qui ne fusionnera avec Enix qu’en 2003) a le vent en poupe. La planète entière découvre Final Fantasy, le passage à la 3D est un succès et l’éditeur japonais a multiplié les lancements de franchise : Tobal en 1996, Bushido Blade et SaGa Frontier en 1997 ou encore Parasite Eve en 1998. Les studios de Squaresoft ont l’argent, les talents et la technologie nécessaires à donner le la de l’industrie, au moins de son versant japonais. La crise structurelle du JRPG, elle, n’arrivera que quelques années plus tard.
Fort de sa position confortable sur le marché, propulsé par la locomotive Final Fantasy, Squaresoft lance donc courant 1998 la production d’une suite au cultissime RPG Chrono Trigger, joyau de la Super Nintendo souvent encore considéré, près de 30 ans plus tard, comme un des plus grands jeux du genre jamais produits. Pour ce faire, la direction de Squaresoft fait appel à Masato Kato, scénariste de Chrono Trigger et également auteur de son étrange suite sous forme de visual novel, Radical Dreamers, sortie en 1996, qui complétait et enrichissait le scénario. Sato décide d’utiliser de nombreux éléments de Radical Dreamers et de ne pas livrer une suite directe à Chrono Trigger pour ne pas égarer les joueurs ne l’ayant pas fait. Cela se remarque en partie par le changement de dispositif entre les deux jeux : Chrono Trigger est une histoire de voyage dans le temps, tandis que Chrono Cross sera, pour l’essentiel, une histoire de mondes parallèles.
La production s’avère rapidement un peu trop ambitieuse pour l’équipe d’une centaine de personnes assemblée par l’éditeur pour l’occasion : plus de 60 personnages recrutables, avec chacun plusieurs destins possibles, et un scénario à ramifications très complexes sont dans un premier temps envisagés. Une grosse partie de la production va consister à tailler radicalement dans le gras des idées initiales pour arriver à une forme parfaite, aussi bien dans le scénario, raccourci et simplifié pour en conserver le noyau dur, que dans le système de combat, dépouillé de l’ensemble des fonctionnalités foisonnantes et tortueuses des autres RPG de l’éditeur. C’est après une période de gestation relativement courte (mais pas inhabituelle pour l’époque) que Chrono Cross voit le jour, fin 1999.
Le résultat est triomphal. Chrono Cross, suite finalement très indirecte et allusive de Chrono Trigger, raconte l’histoire d’un certain Serge, jeune homme propulsé un beau matin dans un monde parallèle, où il découvre que son alter ego est mort depuis des années. Considéré moitié comme un imposteur, moitié comme un fantôme, effacé des mémoires de ses proches, Serge va rencontrer un certain nombre de personnages qui l’aideront à faire la lumière sur les événements ayant conduit à ce changement d’univers. Le scénario du jeu, extrêmement mélancolique et assez sombre, tranche avec les habitudes de l’époque. Son système de combat très simple mais aussi très astucieux dispense de toute forme de grind et mise plutôt sur la capacité des joueur·euses à organiser leurs compétences. L’aventure, superbe, est baignée dans une direction artistique multiculturelle sublime. Les décors traversés empruntent ainsi autant au gothique européen qu’à la culture polynésienne ou à la science-fiction. La bande-son, elle, se tourne autant vers le fado portugais que vers les musiques bretonnes.
Chrono Cross est un jeu qui récompense largement l’exploration et la curiosité, une grande majorité des quêtes secondaires et des personnages étant cachés et demandant un sens de l’observation voire de la déduction plutôt appréciable. Le scénario est surtout une histoire de perspective et vous encourage ainsi à le parcourir deux, voire trois fois, pour en explorer les diverses possibilités, recruter l’ensemble du casting et débloquer l’ensemble des douze fins du jeu.
… mais c’est aussi un JRPG sans héritier
Succès critique indéniable, Chrono Cross va néanmoins braquer une partie des fans de Chrono Trigger avec son scénario beaucoup plus nostalgique, complexe et, d’une certaine manière, s’éloignant définitivement du ton cartoon et coloré du premier épisode pour livrer quelque chose de plus âpre. Le succès commercial sera au rendez-vous mais nettement moins marqué que celui de Trigger. Comme c’était encore parfois (mais de plus en plus rarement) le cas, Squaresoft choisit de ne pas du tout sortir le jeu en Europe, où il passe inaperçu. Alors que Chrono Trigger finira par sortir chez nous début 2009 via sa version DS, Chrono Cross y restera inédit jusqu’en 2022, confiné à des versions import ou lancées illégalement via des émulateurs. Rentable mais loin d’être un best-seller, Chrono Cross va peiner à continuer d’intéresser Squaresoft.
En 2001, alors que le producteur de Squaresoft Hironobu Sakaguchi laisse entendre dans plusieurs interviews qu’une suite est en développement, l’éditeur dépose la marque Chrono Break, nom supposé du quatrième (en comptant Radical Dreamers) titre de la série. Le projet ne donne par la suite plus aucune nouvelle, si ce n’est celle de son annulation officieuse en 2003, une grosse partie de l’équipe d’origine étant affectée au développement du MMORPG Final Fantasy XI. Les personnes clés derrière la saga Chrono se dispersent sur d’autres franchises : des développeurs ayant quitté Square après la sortie du jeu fondent Monolith Software et lancent la série Baten Kaitos, Masato Kato, le réalisateur, s’occupe désormais de la série Mana, le musicien Masanori Mitsuda est affecté à d’autres projets (Legaia, Xenosaga…), etc. Si la franchise n’est officiellement pas abandonnée, le vice-président de Square Enix donne le ton à l’E3 2009 à l’occasion de la publication de chiffres de vente décevants pour la version DS de Chrono Trigger : « Si vous voulez davantage de Chrono, vous devriez déjà en acheter plus. »
Si on retrouve la marque indéniable de la série Chrono dans les travaux ultérieurs de Kato et si la série a eu une influence énorme sur d’autres séries de JRPG (au point que Baten Kaitos est parfois considéré comme une sorte de troisième Chrono), elle est néanmoins quasiment gelée depuis la sortie de Chrono Cross, à l’exception de ressorties ponctuelles, dans leur jus, sur des stores en ligne au Japon et aux États-Unis. Seul bip notable sur l’électro-encéphalogramme de la franchise ces dernières années : l’existence d’Another Eden, un jeu mobile sorti en 2017 et signé par Masato Kato, avec des musiques de Mitsuda himself. Fin 2021, un événement spécial introduira des personnages de la série Chrono dans le jeu, semi-officialisant l’arrivée du remake prochain de Chrono Cross, information confirmée en février dernier, deux mois seulement avant sa sortie.
Un portage indigne, mais une redécouverte nécessaire
C’est donc après deux décennies de quasi-silence que Chrono Trigger devient officiellement de nouveau largement accessible au grand public, avec une sortie mondiale d’un remaster publié sous le nom Chrono Cross: The Radical Dreamers Edition. Comme son nom l’indique, ce portage signé par les équipes de Koichiro Sakamoto regroupe le jeu Chrono Cross en lui-même et le visual novel l’ayant inspiré, Radical Dreamers. Une initiative qui, sur le papier, est la meilleure nouvelle de ce printemps côté JRPG.
Et même un peu plus que sur le papier, d’ailleurs, puisque nier les efforts considérables d’accessibilité proposés par cette édition serait malhonnête, à commencer par la localisation dans plusieurs langues, dont le français. Une traduction élargissant de fait le public potentiel de ce jeu très bavard. La version française est, à ce titre, excellente, un modèle du genre arrivant parfaitement à retranscrire le script pourtant réputé particulièrement complexe de l’époque, de même que l’était celui de Chrono Trigger, jeu par ailleurs traduit en anglais dans de très mauvaises conditions. Chaque personnage s’exprimant avec des accents, des tonalités et des dialectes différents, toute tentative de traduction était assez casse-gueule et risquait de sonner de manière grotesque, avec des accents marseillais ou berrichon, de l’argot mal placé, etc. Et celle qui nous est livrée en 2022 est exemplaire, dépassant au passage largement la qualité des fantrads (pourtant parfois honorables et réalisées par de vrai·es passionné·es) disponibles à ce jour.
À noter aussi la possibilité de modifier la résolution du jeu (encore heureux !) mais aussi des options plus fines comme la possibilité de désactiver les combats, pour celles et ceux désirant redécouvrir l’aventure de manière purement narrative, sans avoir à réapprendre un système d’affrontement mine de rien assez chronophage. Ajoutons à cela que Chrono Cross: The Radical Dreamers Edition est vendu au prix très modeste de 20€, une décision appréciable pour une compilation de deux jeux aussi cultes mais néanmoins anciens.
Le problème, c’est que la théorie de ces améliorations se confronte à la pratique de tout le reste du portage, visiblement bâclé par l’éditeur (pourtant pas en manque de trésorerie). Si les problématiques rencontrées semblent être habituelles chez Square Enix (assets, moteur de jeu ou encore code source mal conservés), Chrono Cross constitue un des plus gros ratages de l’éditeur en la matière. Un échec que l’on peut partiellement imputer aussi à la complexité de la programmation du jeu de base, de l’aveu même de l’équipe chargée de ce remake. Difficile de lister l’intégralité de ce qui ne va pas mais les principaux problèmes concernent le framerate du jeu (oscillant entre 5 et 30 fps en continu sur toutes les plateformes), les plantages à répétition, des erreurs évidentes dans l’interface (impossible de quitter le jeu au pad sur PC par exemple), des bugs à foison… Un ratio de l’image en 4:3 conservé qui rend plutôt mal sur un écran moderne… Et surtout un rendu HD parfois techniquement et esthétiquement inférieur à la version PlayStation 1, que ce soit pour les scènes cinématiques, les combats ou l’aventure en elle-même. Un des rares cas où vos souvenirs sont sans doute meilleurs que ce que vous avez entre les mains.
Il faut néanmoins découvrir ou redécouvrir Chrono Cross. Outre son excellence et sa cohérence interne, ce jeu est sans doute un instantané de tout ce que Square Enix était capable de produire à la fin du XXe siècle : des jeux fluides, inventifs, cohérents, au scénario très ambitieux et à l’avant-garde technique et technologique. Il y a encore quelques jours, cette redécouverte était, sous nos latitudes, à peu près impossible sans enfreindre la loi. Elle est désormais possible, et souhaitable, via cette version, aussi ratée soit-elle. Il ne s’agit cependant pas de donner un blanc-seing à Square Enix pour continuer à faire n’importe quoi et à saccager ainsi son patrimoine : il me semble indispensable que Chrono Cross: The Radical Dreamers Edition soit lourdement patché, amélioré, corrigé et retravaillé pour mériter son statut de jeu immanquable de 2022. En attendant, il est ce qu’il est : le portage raté d’un des meilleurs jeux de tous les temps.
Chrono Cross: The Radical Dreamers Edition a été testé sur PC via une clé fournie par l’éditeur. Le jeu est également disponible sur PlayStation 4 et 5, les consoles Xbox et sur Nintendo Switch.
L’absence de disponibilité de Chrono Cross en France de 1999 à 2022 reste une anomalie de l’Histoire, et sans doute une injustice faite à l’époque aux amateurs de JRPG à l’international. On ne peut pas franchement dire qu’avec Chrono Cross: The Radical Dreamers Edition, l’injustice soit réparée, le portage étant si médiocre (à l’exception de sa localisation et de son prix de vente) que je ne peux que vous recommander de souffler sur la poussière de votre jeu importé à grands frais en 2000 pour en profiter dans de meilleures conditions. Néanmoins, si vous avez raté ce titre à l’époque et que vous avez envie de peaufiner votre culture du JRPG avec un des plus gros indispensables de son temps, eh bien allez-y en sachant que votre plus terrible adversaire dans le jeu ne sera pas le perfide Lynx et ses sbires, mais bien les plantages à répétition.
zalifalcam
J'aime les jeux double A, les walking simulateurs prétentieux et les JRPG, et plutôt que de me soigner, j'écris à leur propos.
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