Je me souviens de peu de jours avec précision. Comme tout le monde, je me souviens des catastrophes et de quelques événements historiques : ce que je faisais le 11 septembre. Pendant les attentats à Charlie et au Bataclan, où j’étais le jour où « on a gagné la coupe du Monde ». Et de quelques événements heureux, aussi. Mais en tout et pour tout, à peine une dizaine de jours dans ma vie me restent véritablement gravés en mémoire. Et pourtant, je me souviens avec une précision redoutable de toute la journée du 17 Novembre 1997. Pas la meilleure journée que la Terre ait connue : ce jour là, un commando islamiste massacre 62 personnes à Louxor, puis commet un suicide collectif. Mauvaise journée pour les adultes. Mais moi, j’avais 13 ans et demi, et ce que je retiens de cette journée du 17 novembre 1997, c’est bien autre chose.
C’était un lundi. Un lundi pluvieux, comme ils le sont souvent à Metz, en novembre. J’avais école, mais je serais bien incapable de vous dire quels cours j’ai bien pu suivre ce jour là, dans la 3è1 du Collège François Rabelais. Dès le matin, j’avais rappelé à mon beau-père, qui travaillait de nuit, de venir me chercher à l’école, pour m’emmener le plus vite possible « en ville ». Je n’avais pas encore le droit de faire seul le kilomètre et demi qui séparait mon quartier résidentiel du centre de Metz. Au lycée, tout serait différent : l’établissement était de toute façon limitrophe du cœur commercial de la cité. Je pense que mon beau-père a du considérer ça comme une sacrée corvée, qui lui prenait une bonne heure de repos avant son shift de nuit au centre de tri postal. Mais j’avais insisté comme rarement. Je n’étais pas un enfant capricieux, mais là, j’avais pesé de tout mon poids : il me fallait impérativement un taxi.
Vers 17h00, nous étions dans le magasin de jeu vidéo le plus proche du principal parking du centre-ville de Metz. C’était encore une période très faste pour les détaillants de jeux vidéo : six ou sept boutiques se partageaient le marché de cette ville de taille moyenne. C’était l’époque du boom de la PS1, des puçages de console en arrière boutique, celle où les FNAC rachetaient des étages entiers de centres commerciaux pour y vendre des CD-Roms, et où internet se résumait à quelques minutes de connexions par jour, facturées à la minute et obstruant les lignes téléphoniques domestiques. La boutique où nous sommes allés n’était pas ma préférée. Mais nous n’avions pas le temps d’aller au Star Game de la Rue Sainte Marie (il existe toujours). Nous avons donc été à la petite boutique indépendante située dans un passage sale et louche à l’entrée de la Rue Serpenoise, principale artère commerçante de Metz. Vraiment : je n’aimais pas cette boutique. Les vendeurs y étaient peu aimables, et moquaient les goûts de leurs clients. C’était mal rangé, et tout était entassé dans des vitrines verrouillées qui vous désignaient d’office comme un voleur. Un écran tournait toujours, et des jeux de sport s’y affichaient en permanence, avec le son. Trop fort. Peu éclairé, cher, hostile : la boutique de Thénardier du jeu vidéo, probablement malheureux d’exercer ce métier, ou persuadés que leur modèle économique était si intouchable qu’ils pouvaient se permettre le luxe de ne pas faire d’effort. Un Micromania a fini par ouvrir juste à côté : je vous laisse imaginer leur triste destin.
Mais peu m’importait : ni moi ni mon beau-père n’avions le temps. Alors nous sommes entrés dans la boutique, et j’ai demandé le jeu, en plaçant dans la main du commerçant blasé le fruit de quelques mois d’économies. Pas question d’attendre Noël. Nous sommes vites rentrés : il pleuvait toujours, et j’ai filé dans ma chambre, qui était équipée d’un petit téléviseur, lui aussi économisé durement (et cédé avec l’accord parental suivant « d’accord, si tes notes se maintiennent à l’école »). Cela faisait un an que sous ce téléviseur, la Super Nintendo avait été remplacée par une Playstation 1, premier modèle, qui devait être remplacée ou réparée trois fois par la suite. La bonne époque des lentilles défectueuses, particulièrement sur les consoles trafiquées pour lire les jeux d’import. La Playstation 1, qui par ailleurs s’était avérée jusque là une semi-déception. Wipe Out et Tomb Raider n’étaient pas des jeux faits pour moi. Je passais davantage de temps sur le PC, à dévorer des jeux d’aventure et de stratégie. Mon seul coup de coeur véritable, je l’avais eu quelques mois plus tôt, en achetant le premier Suikoden, vendu une bouchée de pain (200 francs) dans un supermarché du coin. Mais il était intégralement en anglais, et je n’étais pas assez bon pour l’apprécier à sa juste valeur. J’ai appris l’anglais avec Suikoden. Mais peu m’importait : je savais que ce 17 novembre, tout changerait. C’était le jour où Final Fantasy VII était sorti en France.
J’ai lancé le jeu. Je pense, ce jour-là, avoir joué toute la nuit. Je ne saurais même pas dire si le jeu était égal, inférieur ou supérieur aux attentes que j’avais placées en lui. La charge symbolique était trop forte, j’étais submergé par trop d’émotions simultanées. Il faut se souvenir de ce que voulait dire être un fan de RPG japonais jusqu’à cette date. Lire la presse jeu vidéo, assidûment, chaque mois, et regarder les images. Lire des soluces de FFIV, Dragon Quest. Lire le courrier des lecteurs et entendre les gens s’extasier sur des jeux qui ne sortiraient jamais chez nous. Et lire ces noms mythiques : Ys, FF, Shining Force, Chrono Trigger, et ne pas y avoir accès. L’import était techniquement possible, il était financièrement irréalisable. Metz, ce n’était pas Paris. Jouer à Final Fantasy VI ? Pas de problème. Mais le prix de l’adaptateur ou d’une console américaine, et la marge plus que gargantuesque du détaillant aidant, il fallait sortir l’équivalent de 200 ou 250€ (vous convertirez en francs). Impossible pour moi.
Et mois après mois, lire les nouvelles de ces éditeurs japonais qui estimaient que l’Europe n’était pas un marché. Les Européens, ils aimaient les jeux de sport, la plate-forme. Pourquoi engager d’énormes frais de traduction, si le public n’est pas au rendez-vous ? Si les petits Français peuvent se contenter d’un Secret of Machin chose de temps en temps ? De toute façon, vous avez Zelda, ça devrait vous suffire. Mais nous le savions depuis des mois : Squaresoft ne pouvait pas, avec Final Fantasy VII, se contenter d’une sortie locale, ni du marché américain. Jamais un jeu ne leur avait coûté autant. Jamais aventure si ambitieuse, si démesurée, n’avait émergé d’un studio de RPG. Car dans Final Fantasy VII, comme dans importantissime, il y avait TOUT. Des cinématiques, des mini-jeux, de l’élevage, du bateau, de l’avion, une fusée, des météores, un méchant badass, un casting haut en couleur, des personnages cachés, un lore mélangeant extraterrestres, expériences militaires, Grands Anciens, manipulations génétiques, fable écologique, chiens qui parlent et mégacorporations malveillantes. Et une peluche télécommandée, aussi. Des temples aztèques. Un héros doublement, triplement amnésique. Une cité dystopique ET une séquence de travestissement bouffonne. Des donjons, des dragons ET un pays entièrement peuplé de ninjas. Des Men in Black ET un concours de baffes grotesque entre deux filles ET un épisode comique à la plage. Un jeu où avec une bande d’éco-terroristes, un pilote alcoolique qui bat sa femme, un vampire, une kunoichi, divers fursuits et une fleuriste (pas la peine de la faire leveller, mais ça c’était alors un secret), vous devez empêcher un mec de régler son oedipe en détruisant la planète pour aucune raison compréhensible. Mais en tout cas, la pollution c’est pas bien, et le thème de Sephiroth il est trop cool. Tu l’as eu toi, le Chocobo d’Or ? T’as battu l’arme Rubis ? Et la matéria Chevaliers de la Table Ronde, tu l’as trouvée ?
Tout ce qu’on avait jamais eu, concentré dans un seul jeu. Bien sûr, vingt ans plus tard, tout cela ne semble pas très sérieux. Final Fantasy VII était un jeu pensé comme une synthèse-non synthétique de tout ce qu’il serait désormais possible de faire. Héritage de 20 ans de Steampunk nippon, d’une série déjà lourde en mythologie, et supposée plaire à la Terre Entière, le titre de Squaresoft était une gigantesque et jouissive boursouflure baroque, l’excès permanent d’un enfant voulant mettre absolument tout ce qui lui passe par la tête dans son jeu. J’ai fini Final Fantasy VII en deux semaines, en y jouant, je pense, au moins six ou sept heures par jour. Matinal, je me réveillais à 5h pour y jouer jusqu’à l’heure de l’école. J’expédiais mes devoirs en rentrant pour y jouer jusqu’à minuit. Et tout le week-end, concentré devant mon mini-téléviseur, sans que n’existe rien d’autre. Un week-end sur deux, j’allais chez mon père, à la campagne. Pendant plusieurs mois, papa n’a sans doute eu guère d’autres interactions, ces jours-ci, que moi, ma Playstation, et la poursuite de Sephiroth. C’était trop important pour que je lâche la manette. C’était le rattrapage de tout ce que j’avais rêvé en lisant Console Plus, Super Power et Gen 4.
Ensuite, tout cela est devenu banal. Je n’ai plus jamais attendu un jeu comme j’ai attendu Final Fantasy VII. Rapidement, les jeux « Exclusifs au Japon » ou « Uniquement en version Américaine » sont devenus l’exception, et pas la norme. L’âge d’or du JRPG commençait, et une pléthore de titres incroyables ont envahi les étals pendant dix ans. Quelques accidents de parcours subsistaient et restaient dans le domaine lointain des rayons import only (Xenogears, Valkyrie Profile, Final Fantasy Tactics), mais la norme, ce fut pendant des années un bon gros RPG mensuel, et un Final Fantasy presque tous les ans.
Il y a un malentendu autour de Final Fantasy. Chaque épisode, partageant une forme de mythologie avec tous les autres, s’est cependant toujours construit en opposition avec le précédent. A l’histoire éclatée et radicale du VI succède le mondialisé et fluo septième épisode. Le VIII, construit comme une romance à travers le temps, arborait un univers scolaire et s’inspirait des récits shonen les plus hauts en couleur, loin du ton torturé de notre FFVII. Le neuvième était un retour au sources, et avait le propos le plus sinistre et le plus travaillé de la saga. Et ainsi de suite, jusqu’au quinzième, open-world (mal) fini comme en entonnoir, étrange miroir d’un treizième conçu comme un tunnel débouchant sur un open-world.
Final Fantasy XV est ainsi, et bien malgré lui, tout ce que Final Fantasy VII n’aura jamais été. Moqué tout au long de son développement cataclysmique, luttant pour conserver son public plutôt que pour conquérir le monde, empêtré dans une histoire qui ne s’entend jamais vraiment parler, finalement limité en contenu là où FFVII bourrait son jeu d’easter eggs et de secrets jusqu’à en devenir presque étouffant. Un jeu dont les personnages, sympathiques stéréotypes sont à l’opposé complet des personnages ultra-dramaturgiques que j’ai découvert ce jour-là.
Tout a changé. Le marché, Squaresoft (devenu Square Enix, aussi impensable à l’époque que Sonic dans un jeu Mario), Final Fantasy, les joueurs. Quand Final Fantasy VII Remake sortira, s’il sort un jour, il est probable que nous ne retrouverons pas les sentiments d’alors. Les sensations étranges, trop fortes et trop nombreuses, ressenties à l’époque, personne ne pourra les recréer. D’autres jeux ont pris le relai. D’autres histoires. A vrai dire, 2017 a été une assez bonne année pour le JRPG. Tales of Berseria a réinventé une saga, Nier Automata a hybridé le genre avec brio et Persona 5 a calmé tout le monde pour un moment. 2018 n’est pas en reste, entre Dark Souls Remastered, Ni no Kuni II et autres Monster Hunter World. Tous ces jeux sont sortis, ou sortiront en France, dans des versions correctes, sans trop de délai après la sortie nippone. Parfois, sans délai du tout. C’est une très bonne chose, et la qualité est au rendez-vous. Comme j’ai pu le ressentir à l’époque, il y a sans doute un collégien ou une collégienne qui demandera à son beau-père d’aller lui acheter day one l’un ou l’autre de ces jeux, et qui y ruinera sa santé avec passion pendant deux semaines ou un mois.
Mais il est peu probable qu’un jeu de Square réussisse chez toute une génération de joueurs à générer le niveau d’attente qui était le mien ce jour là, et qui contribua sans nul doute à l’intensité de l’expérience qui s’en suivit. Je m’en souviens comme si c’était hier. C’était le 17 novembre 1997.
zalifalcam
J'aime les jeux double A, les walking simulateurs prétentieux et les JRPG, et plutôt que de me soigner, j'écris à leur propos.
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