Voici plusieurs années qu’on n’avait plus entendu parler de Firefly Studios, la société britannique essentiellement connue pour la série Stronghold qui nous propose depuis une vingtaine d’années de construire et de démolir des fortifications médiévales comme s’il n’y avait pas de lendemain. La sortie de Stronghold Warlords, premier épisode depuis six ans à l’exception d’une flopée de portages Steam de vieux épisodes, est l’occasion de revenir sur une franchise pour le moins accidentée… Jusqu’à ce nouvel épisode, qui sauve les meubles sans tout à fait réussir son coup.
Lé bo mon chato hein
En 2001, le premier épisode de Stronghold n’a pas, à proprement parler, inventé le concept de jeu de stratégie basé sur la construction et la défense de châteaux forts. Le premier grand succès populaire du genre remonte à une dizaine d’années plus tôt, avec le légendaire Castles de Quicksilver et Interplay. Ce dernier vous proposait déjà de construire un castel viable économiquement comme militairement et de résister aux avanies de la guerre… Une véritable réussite graphique et technique, mais dont le gameplay s’avérait vite assez limité : tout se déroulait sur un unique écran, on ne contrôlait pas les troupes… Et on tournait vite en rond une fois maîtrisées les bases de la construction et de l’équilibre économique.
Tout au long des années 90, particulièrement dans leur dernier quart, d’autres tentatives de faire de nous des architectes médiévaux arriveront ponctuellement sur les étals. Citons par exemple le remarquable Lords of the Realm II d’Impressions Games (Caesar, Pharaoh…), paru en 1996. Ce dernier mélangeait, pas toujours de manière très harmonieuse, gestion de village, simulation économique et jeu de stratégie en temps réel. Ces derniers prenaient place dans des maps figurant des châteaux et forçaient le joueur à penser en termes d’artillerie, d’échelles, de béliers, et de destruction de fortifications. Cependant, on était encore loin d’un résultat très satisfaisant. Le premier épisode de Stronghold mettra tout le monde d’accord, en proposant une expérience révolutionnaire pour son époque.
Naissance par le siège
C’est la grande simplicité d’abord, soutenue par la grande complexité des mécaniques invisibles du jeu, qui firent du premier Stronghold une grande réussite. Le concept est extrêmement simple, mélangeant city builder et jeu de stratégie en temps réel. Vous avez un donjon et quelques paysans. À eux de ramasser des ressources et de construire des bâtiments civils (pour augmenter la satisfaction et attirer davantage de paysans) et des bâtiments militaires pour construire une armée : facteur d’arcs, caserne, atelier d’engins de siège, etc. De l’équilibre entre les deux économies dépendra votre capacité à enrôler des troupes, et à dégager de la marge pour un troisième type de construction : les fortifications. D’abord en bois, puis en pierre, avec chemins de ronde, tours et mâchicoulis… Et voilà, à vous de construire le château le plus viable possible, et de résister aux assauts de vos ennemis, sur fond de scénario basique mais efficace de vengeance contre les assassins de votre papa.
Outre une réalisation technique admirable pour l’époque, c’est la grande liberté d’organisation et les possibilités de gameplay émergent offertes par Stronghold qui marquèrent les joueurs de l’époque. La gestion du feu, notamment, offrait des possibilités stratégiques admirables, avec la possibilité de créer de gigantesques incendies pour ravager le camp adverse sans devoir sacrifier vos troupes. Le système de combat, également, abandonnait le classique système pierre-feuille-ciseau des jeux de stratégie de l’époque pour proposer quelque chose de plus réaliste et de plus organique, vous forçant à vous adapter davantage, et à ajuster votre stratégie en fonction de la nature des fortifications et unités adverses. Enfin, son traitement relativement « crédible » (à défaut d’être très réaliste) des guerres de siège renforçait largement l’immersion, avec un rôle forcément primordial des archers et de l’attrition de l’adversaire dont il convenait d’étouffer l’économie et les possibilités de sortir de ses propres murs. Aucun mystère à ce que Stronghold soit devenu un des grands succès de la stratégie du début des années 2000… Et un miracle jamais renouvelé.
La croix et la bannière
Moins d’un an après Stronghold, Firefly tente de renouveler l’expérience avec un épisode quelque part entre la suite et l’add-on stand alone : Stronghold Crusaders sort à l’automne 2002… Et apporte si peu de nouveautés qu’on en vient à se demander s’il ne s’agit pas d’un simple reskin à la sauce orientale du jeu de base, qui se déroulait en Europe occidentale. Certes, la campagne est un peu plus travaillée (elle vous propose de revivre les grandes batailles de l’époque des Croisades), et certes, on a bien quelques nouveaux décors, bâtiments et unités à se mettre sous la dent, mais c’est un peu chiche. Pire, une grande partie du volet économique du jeu a été simplement mise de côté, et les possibilités de fortification ont été amoindries (plus possible de créer de simples palissades, par exemple : on doit tout faire en pierre massive). Bref, on a l’impression que le city building n’intéressait pas beaucoup les développeurs, souhaitant recentrer l’expérience sur un simulateur de meurtre à grande échelle.
Stronghold Crusaders est cependant un jeu de stratégie correct, mais trop bourrin, dont les seuls points saillants sont les possibilités stratégiques offertes par les nouvelles unités issues des armées arabes (ah, les lanceurs de feu…) et le contenu très important apporté par un mode escarmouche bien pensé. Ce dernier complète agréablement la campagne principale, avec plus de 70 missions courtes mais intenses, avec des objectifs variés. Bien accueilli, ce second épisode ne remportera cependant pas le même succès commercial, n’atteignant même pas le million malgré la ressortie du jeu dans une version « extrême » en 2008. La franchise va alors connaître une lente dégringolade dont elle peinera à se relever.
Stronghold 2 sort en 2005, et décevra immédiatement les espoirs et les attentes placés en lui par les fans des premiers jeux. Adieu la vue isométrique et les jolis petits sprites, place à de la 3D franchement cracra et beaucoup de brouillard pour cacher la misère… Ce qui ne serait pas si grave si tout le reste tenait la route. Or, Stronghold 2, c’est avant tout une simulation économique mal équilibrée, desservie par une IA complètement stupide, et des batailles absurdes, la faute à un des pires pathfinding de tous les jeux PC des années 90 : quoi que vous demandiez à vos unités, elles feront sans doute à peu près le contraire, ou iront s’emplâtrer dans les décors tandis que les ennemis les massacreront à l’envi. À l’inverse, les adversaires restent parfois étrangement passifs, et incapables de réagir à vos attaques. Si l’aspect graphique sera largement retapé en 2017 lors du portage Steam du jeu, ces problèmes d’IA demeurent et rendent le jeu frustrant et oubliable. Et cette fois-ci, les ventes ne suivront pas, Stronghold 2 est un semi-échec commercial.
Stronghold à la plage, Stronghold chez les vampires…
Moins d’un an plus tard, Firefly Studios nous refait le coup de l’add-on déguisé en tentant une incursion du côté du fantastique : Stronghold Legends reprend le moteur et les grands principes de Stronghold 2, et y ajoute une tartine de fantastique, avec des vampires, géants, monstres et figures mythologiques… Tout en abandonnant encore une fois une grosse partie de tout ce qui est city builder / gestion économique, pour se concentrer sur des batailles qui se veulent homériques (avec ses unités uniques beaucoup plus puissantes), mais qui en pratique s’avèrent surtout confuses, mal pensées, et mal équilibrées : il suffit souvent d’avoir la plus grosse armée pour plier le combat, sans qu’aucune subtilité stratégique ne vienne s’en mêler. Pire : les problèmes d’IA n’ont pas été réglés, ni adaptés aux capacités des nouvelles unités, et l’assaut des châteaux ennemis est une expérience au mieux sans intérêt, au pire extrêmement pénible et confuse. Stronghold Legends est un nouvel échec critique, se vendra relativement mal, et se payera un des pires scores metacritic de toute la série. Pendant plusieurs années, la franchise ne va d’ailleurs rien proposer d’autre que du recyclage et des expériences malheureuses.
Stronghold Crusaders : Extreme sort ainsi en 2008 avec la promesse d’être une sorte de remake amélioré et amplifié du jeu d’origine… Et s’avèrera très décevant : quasiment aucune amélioration, des nouvelles maps à la difficulté si élevée que certaines sont considérées comme quasiment injouables, et une vente au prix fort (30€) de ce qui serait aujourd’hui proposé sous forme de simple mise à jour gratuite, voire de simple patch. L’année suivante marque avec Stronghold Kingdoms la tentative de décliner une formule (effectivement déclinante) en MMORPG gratuit… Un jeu qui aura pendant une dizaine d’années une petite communauté dévouée à se construire et à se piquer des châteaux dans une version minimaliste de la saga (et un retour à la jolie 2D des débuts)… Mais qui peinera à convaincre le grand public.
Il est foutu le temps des cathédrales
Sorte de dernière chance dans une série qui a perdu l’essentiel de son public au fil des épisodes médiocres, errements conceptuels et ressorties hasardeuses, Stronhgold 3 était attendu au tournant. Catastrophe : c’est le pire jeu de la série qui est livré en 2011. 3D datée maronnasse franchement rebutante, gameplay sans aucune innovation, bug bloquants en pagaille, et inintérêt de la campagne : Stronghold 3 est essentiellement la même chose que le premier épisode, mais en version hideuse, injouable, et avec une IA en dessous de tout. Une sortie si calamiteuse que Firefly en sera réduit à offrir aux acheteurs une version patchée et corrigée quelques mois plus tard pour limiter les dégâts. Une fois de plus, c’est un échec commercial relatif, le jeu se rattrapant sur le temps long et les ventes au rabais sur Steam (où l’ensemble de la saga est lourdement soldée plusieurs fois par an, avis aux collectionneurs).
Dernier épisode de la série pour bien longtemps, Stronghold Crusaders II aurait bien pu sonner, en 2014, le glas définitif de la série. Dommage, tant cet ultime épisode de la décennie précédente marquait le signe d’une authentique volonté de sauver les meubles. Cet épisode ne se contentait pas de reprendre le décor orientaliste du premier Crusaders, mais retravaillait aussi assez largement les graphismes, l’IA, l’économie et le rythme du jeu, et parvenait presque à un résultat agréable à jouer, pour la première fois depuis plus de dix ans. On pouvait déplorer un jeu manquant de profondeur, des textures 3D un peu baveuses qui accusaient déjà leur âge ou des problèmes techniques scandaleux vu l’aspect du jeu (de vilaines chutes de framerate pendant les batailles, entre autres)… Mais Stronghold Crusaders II réussissait à redorer un peu le blason d’une saga devenue au fil du temps synonyme de jeu de stratégie bas de gamme. Las, cet épisode sera le dernier pour bien longtemps : avec des ventes à nouveau modestes, il ne sera pas le succès escompté pour Firefly Studios, qui va alors se lancer dans une longue et modérément passionnante série de ressorties de son catalogue de jeux en version plus ou moins ripolinée sur tous les stores virtuels. Une sorte de demi-sommeil morne qui durera pendant près de sept ans.
Stronghold Warlords rassure sans innover
C’est donc en mars 2021 que la série Stronghold renaît de ses cendres, après que Firefly Studio a plusieurs fois repoussé cet épisode Warlords, dont la fin de production semble avoir été lourdement impactée par la crise sanitaire mondiale. Pour la première fois, la saga quitte l’Europe et le Moyen-Orient, et nous propose de revivre, par le biais de cinq campagnes plus scénarisées que d’habitude, les grandes sagas ayant façonné l’histoire de l’Asie. Le jeu commence au moment semi-mythologique de la culture Dong Son au Vietnam, et se poursuit de campagne en campagne jusqu’aux grandes invasions mongoles, en passant par la guerre des Trois Royaumes en Chine et les conflits féodaux japonais. Bref : un millénaire d’histoire de l’Asie par le prisme d’un city builder résolument rétro… Car si quelque chose caractérise à merveille ce Stronghold Warlords, c’est sa volonté de reproduire quasiment à la lettre ce qui a fait le succès de la série en 2001.
La 3D isométrique ? Check. Le mélange city builder et stratégie ? Check. Les paysans et artisans tous dotés d’un petit commentaire sur la situation du village ? Ils sont là. Les palissades en bois ? Elles sont de retour. Certes, Stronghold Warlords fait quelques efforts pour innover : pour la première fois, on a à disposition des armes à poudre et des canons, et le jeu intègre un système de seigneurs de guerre (les fameux Warlords), des unités neutres qu’il faut capturer en échange de bonus économiques et militaires conséquents. Mais à quelques variations près, on est sur un reskin (certes élégant) du tout premier Stronghold, à la sauce brochette-fromage. Ce n’est pas tout à fait un défaut : finalement, le meilleur que la série ait proposé, c’est son tout premier opus. Alors retrouver la même chose avec des pagodes, des ninjas et des rizières en guise de champs de blé, c’est absolument satisfaisant.
La limite de Stronghold Warlords est qu’en dehors de ce retour aux sources et de ce décor asiatique, le jeu reste très (trop) sage. Les campagnes du jeu se laissent suivre, le tutoriel est bien pensé, le mode multijoueur est perfectible mais fonctionnel, et il y a assez de contenu pour vous occuper un bon paquet d’heures. Mais on finit par se lasser un peu de ces stratégies qui sont toujours les mêmes, de cette économie simpliste qui n’a plus aucun intérêt une fois qu’on en a compris les fondements, et de, finalement, faire toujours la même chose parce que le level design manque un peu d’imagination, nous conduisant à appliquer en boucle les stratégies que l’IA s’avère incapable de déjouer (spoiler : les ennemis restent globalement pantois face à un mur d’archers et de machines d’artillerie, qu’ils se contentent de charger en vain, tel des veaux se précipitant vers l’abattoir).
Parlons-en, de cette IA. Si Stronghold Warlords est un bon jeu, le meilleur depuis près de vingt ans dans la série, ce problème récurrent n’aura jamais été réglé : les personnages contrôlés par l’ordinateur font absolument n’importe quoi, brisant l’immersion à tout moment. Les paysans sont incapables de fuir ou de se mettre à l’abri, vos soldats attaquent et se défendent sans logique au mépris de leur propre vie, les ennemis peuvent se laisser passivement massacrer par des archers subtilement placés en dehors de leur zone de réaction… Quant aux Warlords et à leurs armées, ils n’ont simplement pas d’IA du tout, se contentant pour tout comportement d’attaquer ce qui passe à portée… Et de ne pas se défendre quand on les attaque à distance. Un comble, pour la feature supposée être au cœur du gameplay de cet épisode.
Ne boudons cependant pas notre plaisir : Stronghold Warlords demeure un jeu infiniment plus abouti, subtil, beau et rythmé que les six épisodes précédents, ce qui est déjà un exploit. Mieux : les sièges et les batailles y sont même agréables, plaisants, dynamiques, et parfois tendus. Si Firefly Studios en fait la première pierre d’une reconstruction de cet édifice largement effondré qu’est la série Stronghold, c’est une bonne nouvelle. S’il s’agit juste de continuer à recycler encore et encore un patrimoine en l’habillant d’habits rapiécés et en maquillant au maximum ses défauts les plus saillants, ça sera un nouveau signe assez triste, au fond, que le premier Stronghold n’était qu’une bonne idée étirée en vain depuis vingt ans pour tenter de le reproduire, sans inspiration ni talent. J’ai passé un assez bon moment sur cet épisode Warlords pour croire que tout est encore possible.
Stronghold Warlords a été testé sur PC, via une clé fournie par l’éditeur.
zalifalcam
J'aime les jeux double A, les walking simulateurs prétentieux et les JRPG, et plutôt que de me soigner, j'écris à leur propos.
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