Indonésie, Philippines, Singapour… Voilà quelques années que la scène vidéoludique du Sud-Est asiatique fait régulièrement parler d’elle avec ces petites pépites surgies de nulle part à l’image de Coffee Talk (Indonésie), The Letter (Philippines) ou encore Chinatown Detective Agency (Singapour). Mais en discutant au sein de notre rédaction, il nous est apparu qu’il n’était pas si simple de tirer un portrait clair de la scène vidéoludique dans la région. Après quelques mois de recherches, nous souhaitons mettre en lumière les différentes réalités dans ces pays pour en souligner les spécificités : alors que certains États de la zone semblent être de véritables pépinières de talent, voire des piliers de l’industrie en Asie, d’autres sont encore complètement coupés du marché mondial et n’ont pas encore d’industrie, même embryonnaire. Cette première partie va s’intéresser aux pays qui n’ont peu ou pas d’accès simple au jeu vidéo, ou qui n'ont simplement pas encore eu le temps de développer une filière locale.
Le jeu vidéo au Laos ? Connais pas
Imaginez un monde sans jeu vidéo. Absolument aucun jeu vidéo, nulle part. Pas simple hein, lecteur de The Pixel Post. Eh bien, c'est la réalité d’une immense majorité de l’Humanité, y compris dans une région en fort développement comme le Sud-Est asiatique. En 2022, certains pays, les moins favorisés de la région, y sont encore quasiment totalement coupés de la pratique du jeu vidéo. La faute à une économie de subsistance dans laquelle les loisirs payants, à fortiori électroniques, sont encore un luxe inaccessible si ce n’est pour une infime élite économique.
L’exemple régional le plus criant est sans nul doute celui du Laos. Pays enclavé, laissé exsangue par les conséquences de la guerre du Vietnam puis la dictature communiste du Pathet Lao, le Laos est un territoire montagnard et agricole dont le décollage économique a été beaucoup plus tardif que celui de ses voisins. Il s’agit d’un des États les moins bien connectés à Internet de toute la zone, particulièrement quand on s’éloigne de la petite capitale du pays, Vientiane.
Faute d’infrastructures, et parce que le pays est encore majoritairement piloté par une économie de subsistance, le Laos ne produit aucun jeu vidéo, se contentant de fournir ses décors naturels pour des FPS américains. Faute d’accès facile à des téléviseurs modernes, consoles et ordinateurs de bureau, il ne possède pas non plus à proprement parler une grande communauté de joueurs. Même les smartphones ont une utilisation limitée, les coûts de connexion à Internet étant extrêmement onéreux, particulièrement quand il s’agit de télécharger des applications ou des logiciels. Impossible donc d’installer facilement un gros MMORPG. Difficile de compter sur les cybercafés de Vientiane également : il n’y en a qu’une dizaine pour toute la capitale, et à peine plus, éparpillés dans tout le reste du territoire.
Comme en témoignent plusieurs Laotiens sur Reddit, en dehors de Vientiane et de la petite oligarchie nationale ayant accès à des infrastructures plus modernes, les principales préoccupations de la population locale restent de manger, réussir à envoyer les enfants à l’école et entretenir leur maison. Les loisirs (du football à la pétanque) sont nombreux, mais demeurent davantage centrés sur des activités non énergivores et peu onéreuses.
Cela ne veut évidemment pas dire que les Laotiens se désintéresseraient par essence du gaming. La toute petite fraction de la population ayant un accès régulier à Internet pratique autant le jeu sur smartphone que le jeu en ligne. Au point d’avoir réussi, depuis quelques années, à envoyer de petites équipes d’esport dans des compétitions locales. Le marché reste cependant extrêmement limité, et les perspectives demeureront sans doute assez faibles faute d’infrastructures dans les prochaines années, avec un volume total d’activité qui ne devrait pas dépasser les 20 millions de dollars d’ici cinq ans.
En Birmanie, rien n'est permis
Voici un pays à la problématique fort différente qu'un simple accès limité à Internet. La Birmanie (ou Myanmar), après une brève période d’ouverture et de démocratie, est actuellement de nouveau écrasée par la junte militaire ayant régné quasiment sans discontinuer sur le pays entre 1962 et 2011. Le pays a payé un très lourd tribut à l'épidémie de Covid-19 et s'est enfoncé dans un déchaînement de violence flirtant avec la guerre civile.
Pas de quoi assurer le développement économique et la stabilité de la région, dans un pays où l’accès à un smartphone ou à Internet était déjà un luxe et un parcours du combattant pour contourner la censure d’État. Cette dernière est une des plus restrictives du monde. Internet est purement et simplement régulièrement coupé par tous les moyens dans des régions entières du pays. Avec un taux d'environ 30% à 35% de la population ayant accès à une connexion, et souvent dans des conditions précaires, la Birmanie se place en queue de peloton asiatique sur l'accès aux nouvelles technologies.
Les conditions sont donc extrêmement hostiles et rendent impossible la création d'une industrie locale, dans un pays aux décors pourtant largement pillés par la production étrangère. À quelques applications mobiles près, le seul jeu vidéo jamais développé en Birmanie est ainsi End Game : Union Multiplayer… Un jeu de tir antigouvernemental dont la vente finance les opérations de milices combattant la junte militaire.
Beaucoup moins marquée politiquement, la scène de l'esport local connaît un (très) timide décollage. Soutenues par le gouvernement qui y trouve un vecteur possible de respectabilité, les équipes de sport électronique birmanes se multiplient et se structurent depuis quelques années. Cependant, les quelques équipes du pays sont, de l'aveu même des responsables de la fédération nationale, bien incapables de se développer selon leur plein potentiel.
La situation politiquement instable, les infrastructures défaillantes, les fermetures répétées des frontières, et les coupures de courant constantes dans le pays forçant les joueurs à utiliser de très coûteux générateurs à essence… Autant d'obstacles rendant la vie des quelques équipes professionnelles du pays quasiment impossible. Certaines, à l'image des Burmese Ghouls, ont choisi de cesser leur activité au regard de la dégradation politique locale et de l'isolement croissant du pays. Et contrairement au cas du Laos, la situation ne semble pas près de s'améliorer.
Au Timor oriental, un marché encore super timoré
Autre pays, autre histoire compliquée. Dernier pays ayant accédé à l’indépendance dans la région (après une longue occupation par l'Indonésie ayant notamment inclus des massacres quasi génocidaires), le Timor oriental ne vole de ses propres ailes que depuis 1999. La période de transition vers l'indépendance et la démocratie de ce petit État insulaire, très violente, a laissé des marques dans un pays qui était déjà en retard de développement économique dans les années 1980 et 90.
Il faudra attendre le début des années 2010 pour que le pays trouve un semblant de stabilité, après des années marquées par des crises politiques puis par une occupation par l'Australie et la Nouvelle-Zélande destinée à stabiliser les institutions locales. De facto, le Timor oriental n'a véritablement pu commencer à panser ses plaies et à développer son économie qu'il y a une dizaine d'années, au moment du départ des troupes néo-zélandaises, en 2012.
Et en 2012, tout restait à construire : aucun investissement n'avait été fait depuis des décennies dans le pays, moins de 5% de la population avait un accès à Internet. Un retard que le pays est en train de combler à la vitesse de l'éclair, mais qui part de si loin que le pays reste actuellement massivement sous-équipé. La plupart de ses infrastructures de télécommunications ont été physiquement détruites pendant les crises et invasions successives.
Et le jeu vidéo dans tout ça ? Ici, pas de problématique de censure (le pays est désormais une démocratie d'état de droit dont la constitution s'inspire de celle du Portugal), mais bien un simple problème d'accès à du matériel permettant de jouer. Hors de question de créer un studio de jeu vidéo sur place pour le moment, les infrastructures économiques sont encore trop fragiles pour cela. Cependant, des pays partenaires comme le Bangladesh ont affirmé ces dernières années vouloir créer des jeux vidéo (et autres applications) à destination du marché timorais.
Là encore, c'est de l'esport qu'un embryon de scène gaming s'est développé dans le pays, plus tardivement qu'ailleurs du fait de l'indisponibilité du matériel de télécommunication. Le pays a créé ses premières équipes il y a quelques années seulement et commence tout juste à s'intégrer dans l'écosystème régional.
Quant au jeu solo (sur mobile, l'achat d'une console récente étant quasiment impossible dans le pays), le principal challenge est pour le moment linguistique : dans ce pays peu peuplé qui ne devrait à terme pas comporter plus de 300 000 joueurs réguliers avec un faible pouvoir d'achat, on parle peu anglais. Les deux langues principales sont le portugais et le tétoum, rendant assez suicidaire économiquement une traduction en langue locale de jeux, lesquels restent donc peu accessibles pour une partie de la population du pays. Il faudra donc attendre qu'une génération de locuteurs de langues plus communément disponibles dans les jeux vidéo (anglais et chinois en tête) émerge pour que la "culture gaming" puisse davantage se diffuser dans le pays.
Le Brunei, micro-État, maxi communauté
Paradis fiscal assis sur un énorme gisement d'hydrocarbures, le micro-État de Brunei, enclavé sur l’île de Bornéo, a une situation relativement similaire aux pétromonarchies du Moyen-Orient. Gouverné d’une main de fer par un sultan s’assurant la tranquillité sociale par la distribution massive d’une rente pétrolière abondante, le pays ne brille ni pour son sens du progrès social ni pour la vitalité de sa société civile. Le pays fait rarement parler de lui, si ce n'est pour détailler les frasques ahurissantes de sa famille royale.
Le pays présente ainsi un paradoxe : celui de ne pas avoir de véritable industrie de loisir sur son petit territoire de 5700 km², mais une (petite) population de citoyens assez riches et bénéficiant du 4e PIB par habitant au monde. En bref : une population aisée, assez éduquée, souvent anglophone, et consommatrice exclusive de biens culturels venus de l’étranger, faute de production locale. Le Brunei a une minuscule industrie journalistique, presque pas d'industrie cinématographique ou télévisée, et quasiment aucune production littéraire. Qu'en est-il du jeu vidéo ?
Petite particularité différenciant le territoire de nos exemples précédents : le taux d'équipement pour accéder à Internet (dont le contenu est peu, voire pas censuré à l'exception des opposants au gouvernement) avoisine les 100%. Smartphones, ordinateurs, consoles de jeu : tout ceci est disponible sur place dans des boutiques spécialisées, à des prix cohérents avec le niveau de vie local. 30% de la population locale pratique le jeu vidéo, moitié sur mobile, moitié sur console et PC.
Le pays se passionne pour l'esport depuis quelques années, avec le soutien officiel du gouvernement. Le Brunei a logiquement rejoint les compétitions internationales en 2022. Pourtant, si j'ai choisi de faire figurer le Brunei dans cette catégorie des territoires "déconnectés" du gaming, c'est parce que cette passion locale pour le jeu vidéo, encore récente, n'a pour le moment pas permis à une industrie domestique de prospérer. À l'instar des autres industries créatives, les développeurs de jeu locaux n'ont, pour le moment, rien produit de notable.
Ce n'est pas un désert total non plus : quelques compagnies produisent de petits jeux pour mobiles et des écoles de jeu vidéo se sont établies dans le pays. Quelques développeurs (et surtout développeuses, l'industrie informatique locale étant très féminisée) indépendants ont même commencé à sortir de petits jeux dans différents styles : platformer, visual novel ou même jeux éducatifs. Il y a donc fort à parier que dans les prochaines années, les studios de création ou de sous-traitance se multiplient sur le territoire du Brunei et que des projets remarquables émergent et trouvent leur propre identité. Il faudra simplement avoir un tout petit peu de patience, les quelques jeux que j'ai pu essayer pour le moment n'étant pas encore très aboutis ni très originaux.
Dans la seconde partie de ce dossier, j'aborderai le cas des pays ayant d'ores et déjà développé une petite industrie vidéoludique. Dans la troisième partie, j'évoquerai les géants de l'industrie régionale.
zalifalcam
J'aime les jeux double A, les walking simulateurs prétentieux et les JRPG, et plutôt que de me soigner, j'écris à leur propos.
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