Il y a quelques semaines, j'ai eu la chance de faire la critique du très beau Wednesdays, la dernière production du studio The Pixel Hunt éditée par Arte France. Un jeu unique tant par sa mise en scène que par sa manière d'aborder frontalement mais avec une grande subtilité la question de l'inceste. Pour poursuivre la réflexion autour de ce titre particulièrement important, nous avons eu le plaisir de recevoir son scénariste, Pierre Corbinais.
Avertissement : Comme nous l'avons signalé dans la critique du jeu, Wednesdays aborde des questions très dures liées aux violences sexistes et sexuelles. Cette interview aborde donc également ces sujets. N'hésitez pas à arrêter cette lecture ici ou à revenir plus tard s'il s'agit d'une problématique trop difficile pour vous. Veuillez également noter que cette interview spoile certains éléments et certaines scènes du jeu.
Bonjour Pierre ! Pour les lecteurices de TPP qui n'auraient pas encore la chance de te connaître, peux-tu nous présenter un peu ton parcours ?
Bonjour, je suis Pierre Corbinais et je suis auteur de jeu vidéo. Je crois qu’on me connaît surtout pour mon travail d’écriture sur Enterre-moi mon amour ou Haven, mais j’ai aussi créé des dizaines de petits jeux tout seul dans mon coin lors de game jams ou autre. Wednesdays est le premier « gros » projet que je dirige de bout en bout.
Même si tu as déjà travaillé sur des jeux avec des sujets très sérieux, Wednesdays est très particulier : il y est question d'un fait de société très peu, sinon jamais abordé dans le jeu vidéo, à savoir l'inceste. Peux-tu nous parler un peu de la genèse du projet ?
Le sujet de l’inceste me touche particulièrement du fait que j’en ai été moi-même victime. En 2020, pendant le confinement, j’avais lors d’une game jam écrit un petit jeu qui parlait déjà du sujet. Je n’en suis pas particulièrement content aujourd’hui, mais ça a clairement été la première étincelle. J’avais reçu des retours très touchants sur ce projet, notamment de la part de Christophe Galati, qui deviendra le développeur de Wednesdays, et j’imagine que c’est là que l’idée a commencé à germer. Deux ans plus tard, je me suis retrouvé sans travail avec un peu d’argent de côté, alors je me suis lancé, et j’ai eu la chance de rencontrer par la suite autant de gens talentueux qui ont accepté de me suivre sur ce projet un peu insensé.

Le jeu se découpe en deux phases de gameplay assez différentes : un mini jeu de gestion rétro en pixel art issu de l'enfance du protagoniste et qu'il redécouvre une fois adulte, et ses souvenirs, dans un style plus proche de l'illustration et de la BD interactive. Est-ce que ce choix était clair dès le début du développement du jeu, ou a-t-il été le résultat de différentes expérimentations sur la manière de raconter cette histoire précise ?
Cette idée de mélanger narration et gestion de parc d’attractions est vraiment là depuis le début du projet, elle était déjà là dans le petit jeu de game jam dont je parlais plus haut ! Elle a du « sens » dans l’histoire que je voulais raconter (mais je ne vais pas spoiler), et elle permet aussi et surtout de souffler entre deux scènes émotionnellement difficiles, comme un sas de décompression.
Pour la petite histoire, cette idée a pourtant bien failli passer à la trappe, car lorsque je suis allé pitcher mon jeu à Arte, je me suis dit que jamais ils ne me suivraient sur une idée aussi foutraque, alors j’ai imaginé autre chose pour remplacer le parc, un truc beaucoup plus classique, avec des objets posés sur un bureau, qu’on inspecte pour faire ressurgir les souvenirs. Les retours d’Arte sur mon pitch étaient très positifs, mais ils avaient quand même une remarque : le truc du bureau là, c’est quand même pas « fifou » (pas sûr qu’ils aient dit « fifou »), alors j’ai ressorti mes vieux documents de design de la poubelle « ATTENDEZ J’AI AUTRE CHOSE !! ».
D'ailleurs, peux-tu nous parler de la collaboration avec Exaheva et Nico Nowak, les deux illustratrices ? Comment s'est articulé le travail narratif entre vous trois ?
Cela faisait très longtemps que j’avais envie de travailler avec Exaheva sur un jeu vidéo. Je l’avais déjà approchée pour une possible collaboration (non concrétisée) en 2013 ! Mais c’est sa BD interactive Still Heroes qui m’a vraiment fait penser qu’elle serait l’artiste parfaite pour les scènes « BD » de Wednesdays (et je ne me suis pas trompé !).
Pour la partie parc, je pensais d’abord faire appel à un ou une autre artiste BD, mais c’est Exaheva qui m’a expliqué que, paradoxalement, il serait plus simple de faire fonctionner deux styles graphiques ensemble s’ils étaient issus de deux techniques différentes (ex : dessin/pixel art), et comme le pixel art collait bien à l’idée de jeu rétro, on est alors partis là-dessus. Je connais Nico depuis un bon moment aussi et j’avais beaucoup aimé son travail sur There is No Game, méta-jeu lui aussi, alors là encore, je n’ai pas réfléchi trop longtemps !
Exaheva et Nico ont travaillé assez indépendamment l’une de l’autre, à part pour les palettes de couleur qu’il a fallu accorder, et chacune est entièrement responsable de la DA de sa partie.

Une des choses qui m'ont surpris dans le jeu, c'est que dans un grand nombre de scènes, on n’incarne pas Tim (le héros, qui a été victime d'inceste dans son enfance) mais plus souvent son entourage, ou du moins des gens qui ont vécu des moments significatifs avec lui. Qu'est-ce qui a guidé ce choix ?
Dans le jeu vidéo, en général, on incarne un personnage, on interagit, on fait des choix. Mais incarner une victime d’inceste me semblait complètement incohérent. Un enfant victime d’inceste, c’est précisément quelqu’un qui n’a pas le choix, qui ne contrôle pas sa destinée. Alors dans ce cas, qui incarner ? Le violeur ? Je n’avais clairement pas envie de ça. J’ai alors regardé tout autour qui il restait et la réponse s’est imposée : les autres. Tous les autres. Je me suis vite posé pour contrainte qu’on devrait incarner un membre différent de l’entourage dans chaque scène, et je m’y suis (à peu près) tenu. Évidemment, vient un moment où on finira par incarner la victime, mais seulement quand, de retour au présent, elle aura repris le contrôle de sa propre vie.
Le jeu s'ouvre par une citation de Charlotte Pudlowski, que l'on connait pour être l’une des premières journalistes à briser le silence autour de l'inceste, dans son podcast puis son livre "Ou peut-être une nuit" (que l'on recommande fort). Quelles sont les autres œuvres ou expériences personnelles qui ont guidé le choix d'écrire sur ce sujet ?
Avant même de commencer à réfléchir à Wednesdays, j’ai énormément lu sur le sujet de l’inceste et des violences sexuelles sur mineurs. Parmi les livres qui m’ont le plus touché, outre celui de Charlotte Pudlowski, je citerai évidemment Le Berceau des dominations de Dorothée Dussy que tout le monde devrait lire, mais aussi Le Colosse aux pieds d’argile de Sébastien Boueilh ou Tous les frères font comme ça... de Laurent Boyet. Côté jeu vidéo, j’ai principalement été inspiré par If Found… de Dreamfeel, Cibele de Nina Freeman et He Fucked The Girl Out Of Me de Taylor McCue qui utilisent toutes trois brillamment le medium pour parler de sujets très intimes.
Pourtant, l’œuvre qui a été la plus déterminante dans la création de Wednesdays n’est pas un jeu vidéo, et ne parle pas d’inceste. C’est un spectacle de marionnettes de Lucie Hanoy intitulé L’Imposture. Allez comprendre comment ça fonctionne, l’inspiration !
Tu le précises dans le jeu, mais Wednesdays est une histoire dans laquelle la victime d'inceste est très majoritairement crue et soutenue par son entourage et sa famille, ce qui n'est hélas pas toujours le cas dans la réalité. C'est aussi quelque chose qui donne ce ton très particulier, plein d'espoir, au récit. Est-ce que tu as pensé Wednesdays comme une sorte de "guide" ou de recueil de conseils sur le thème "que faire ou que dire si vous apprenez qu'un proche a subi de l'inceste" ?
Absolument pas. Je n’ai aucun conseil à donner à qui que ce soit sur le sujet. Tout ce que je peux faire, c’est soulever des questions, essayer de lancer des conversations. Je suis convaincu que plus on parlera de l’inceste, moins il se reproduira. Mais pour ce qui est du concret, ce qu’il faut voir, ce qu’il faut dire, ce qu’il faut faire, je ne peux que recommander de se tourner vers des associations et professionnels de la lutte contre les violences sexuelles. Nous avons compilé une petite liste par ici : https://so.arte/wednesdays-info.

D'ailleurs, est-ce que vous vous êtes appuyés sur des conseils donnés par des spécialistes (associations de victimes, avocats, psychologues, chercheurs...) tout au long de la production du jeu ?
Non, j’ai vraiment envisagé Wednesdays comme un récit, une fiction. Je ne voulais pas qu’il se transforme en un outil pédagogique, que ses personnages utilisent les bons mots, fassent les bons gestes. Nous avons tout de même envoyé le jeu à plusieurs associations pour recueillir leurs avis à l’étape de la beta, mais surtout, le jeu a été playtesté par un grand nombre de victimes, ce qui nous a permis d’affiner certains dialogues comme les avertissements de contenu.
Bien que Wednesdays ne soit pas tout à fait linéaire, les deux dernières séquences sont imposées. La première met Tim face à son agresseur, une scène extrêmement chargée en émotion mais qui, à mon sens, refuse le spectaculaire et le sensationnel. Comment trouver le ton juste pour une scène aussi particulière ?
C’était clairement la scène la plus difficile à écrire, et c’est de ce que j’en constate, la scène qui est la plus difficile à jouer pour la plupart des gens. Pour l’écrire, je me suis inspiré de mon histoire personnelle, de témoignages recueillis, ainsi que du Berceau des dominations de Dorothée Dussy cité plus haut. Plusieurs choix sont proposés aux joueurs, mais dans tous les cas, l’incesteur s’en sort « bien », et j’ai bien conscience que c’est un choix assez radical. On voit souvent sur internet des gens s’exclamer qu’il faudrait mettre tous les violeurs en prison, mais je crois que les gens ne se rendent pas compte qu’il n’y aura jamais assez de prisons pour tous les faire rentrer, et qu’une bonne partie de leur entourage en sont. Toutes les histoires sont différentes, tout est toujours compliqué, c’est ce que j’essaye de montrer.
La toute dernière scène, elle, remet en perspective tout le parcours de Tim ainsi que son rapport à la génération suivante lors d'une promenade avec son filleul. C'est probablement une des scènes les plus poétiques de tout Wednesdays, mais elle porte aussi un message fort sur la possibilité de briser le cycle des violences sexuelles. C'était important pour l'équipe de terminer par ce message très optimiste ?
C’était essentiel ! C’est tout ce vers quoi le jeu tend. S’il n’y a pas la promesse que parler peut mener à un monde un peu meilleur, à quoi bon parler ?

À un moment de la scène, il est question des autres personnages ayant subi ou commis des violences sexuelles (représentés dans le jeu par le fait qu'ils ont un cube à la place de la tête). Ce que Tim dit à ce moment-là sur les personnes "à tête carrée" peut faire reconsidérer pas mal de scènes vues dans le jeu sous un autre angle. J'ai l'impression que Wednesdays a été conçu pour être joué deux fois : une fois pour le découvrir, une fois pour le "relire" en ayant toutes les clés de compréhension. C'est intentionnel ?
Je ne dirais pas qu’il a été conçu pour être joué deux fois, je dirais plutôt qu’il a été conçu pour que l’expérience soit différente pour chaque joueureuse. Selon l’ordre dans lequel les scènes sont jouées et selon les choix de dialogues qui ont été faits, la compréhension/interprétation de l’histoire peut être très différente. J’avais envie que deux joueureuses de Wednesdays puissent se parler, comparer leurs expériences, puisqu’une fois encore, la parole est au cœur du sujet.
La conséquence de ça, c’est évidemment que les scènes peuvent être rejouées plusieurs fois et continuer d’apporter de nouveaux éléments, c’est aussi pour cela qu’on les débloque toutes à la fin et qu’on permet de les jouer indépendamment.
Est-ce que tu dirais qu'il a été possible d'aborder toutes ces questions extrêmement délicates en partie parce qu'il existe encore une "exception culturelle française ?" Autrement dit, est-ce qu'un projet si particulier aurait pu voir le jour sous cette forme sans l'aide des subventions du CNC et le travail éditorial d'Arte ?
Clairement pas. Le projet aurait vu le jour quoi qu’il arrive, car je suis quelqu’un d’obstiné, mais certainement pas sous cette forme. Depuis le début, j’ai toujours pensé qu’« au pire » ce serait une fiction interactive, avec du seul texte, c’est d’ailleurs sous cette première forme qu’il a été prototypé. J’ai du mal à imaginer qu’un investisseur/éditeur privé puisse vouloir financer un jeu pareil (bon, à part Florent Maurin, mais il a pas de sous). Le CNC et ARTE étaient le plan A, et il n’y avait pas de plan B. Alors merci à eux et pourvu que ça dure.
Pour finir, deux questions plus légères : à l'instar d'autres jeux sortis ces dernières années comme Dordogne, A Plague Tale, Chronique des Silencieux, etc., Wednesdays me semble super "Frenchcore". Il y a beaucoup de références à des petits trucs très français, que ce soit dans les décors, les objets, le style vestimentaire, les références culturelles... Ce n'est pas envahissant, mais c'est là : on sait très vite qu'on est dans la France des années 90 à 2020 ! Est-ce que faire des jeux qui se passent dans la France Éternelle de Jospin est une revendication que tu portes, ou est-ce que c'est simplement un reflet de ce que tu connais et de ce dont tu as envie de parler ?
Je puise évidemment dans ma propre enfance et celle de mes proches, et je pense qu’Exaheva fait la même chose quand elle dessine. Ce n’est pas une revendication ou une stratégie mais c’est un choix clairement conscient. Je me dis que les Français apprécieront ces images familières et que les autres apprécieront l’exotisme. Bon, pour l’instant la deuxième partie de la phrase n’a pas l’air de trop se confirmer, la majorité de nos ventes étant en France, mais qui sait ?
Et enfin, dernière question : c'est quoi la dernière œuvre culturelle qui t'a retourné le cerveau et que tu as envie de faire découvrir à nos lecteurices ?
Si je dois être parfaitement honnête, la dernière œuvre qui m’a retourné le cerveau est Many Nights A Whisper, le prochain jeu de Deconstructeam. Mais comme il n’est pas encore sorti (note : il sort le 29 avril 2025) je me permets d’en citer une deuxième, et ce sera Aux abois de Michael Furler, qui est une super BD certifiée fun !

zalifalcam
J'aime les jeux double A, les walking simulateurs prétentieux et les JRPG, et plutôt que de me soigner, j'écris à leur propos.
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