Dans cette seconde partie du dossier sur la prise en compte des thématiques du climat et de l’impact environnemental dans les city builders, on s’attaque aux années 2010 et 2020. On reste sur le même principe de base. Deux précisions cependant, je ne parle pas de tous les titres sortis pendant ces périodes, car un certain nombre n’apportent rien de pertinent à mon sens ou de manière très anecdotique et qu’il y a déjà tellement à dire que j’ai essayé de ne pas m’éparpiller. J’utilise également souvent le terme d’« activité humaine », même si les protagonistes du jeu ne sont pas des humains, parce que dans tous les jeux cités, ils sont anthropomorphisés et fonctionnent globalement comme nos sociétés, avec quelques spécificités.
Jusque-là, si le climat et l’environnement sont de plus en plus présents dans les city builders, ils reflètent la perception générale dans le monde réel que la pollution est un problème global et lointain qui peut se régler assez facilement. Après tout, le trou dans la couche d’ozone a cessé de s’agrandir sans effort particulier de la part du grand public (alors que ça a nécessité que les pays se mettent d’accord pour cesser l’utilisation des chlorofluorocarbures). Comme je le disais en conclusion de la première partie, on sait déjà qu’un changement va s’opérer et il va donc être temps d’enfiler ses UGG et de mettre son plus bel accessoire en forme de moustache pour retourner dans les années 2010.
Les années 2010
Les années 2010 marquent clairement le revival des city builders, et si la première partie de la décennie compte surtout des suites de séries connues, SimCity, Tropico, Cities XL, et Anno et le début des Cities: Sklylines, la seconde moitié est marquée par une diversification et une flopée de nouveaux titres, de nouvelles mécaniques et de nouvelles visions du monde.
D’un point de vue exploitation des ressources, à part Civilization, tout le monde semble s’être accordé sur un modèle de ressources finies calqué sur le monde réel. Même SimCity (2013) se voit pour la première fois doté d’un système d’exploitation des ressources naturelles. Frostpunk en 2018 fait une légère entorse à ce principe en mettant en place des gisements infinis qui nécessitent une technologie à part pour être exploités, et Surviving Mars possède un concept similaire de mines profondes théoriquement finies, mais vraiment très longues à épuiser. Une nouveauté intéressante, même si limitée à deux titres, c’est l’introduction de la notion de périssabilité des ressources. Jusque-là, quelle que soit la ressource, elle se conservait indéfiniment jusqu’à son utilisation. C’est a priori dans Planetbase que cette mécanique apparaît en 2016. Les ressources pourrissent et se désintègrent si elles ne sont pas stockées convenablement, car l’atmosphère extérieure est délétère. On retrouve cette notion dans Dawn of Man (2019), un city builder qui se déroule pendant la Préhistoire. La nourriture et les peaux pourrissent, ce qui nécessite de gérer les stocks autrement puisque l’accumulation de denrées périssables n’est pas viable. Il est intéressant de constater que les deux titres qui introduisent cette notion se passent respectivement très loin dans le passé et très loin dans le futur. Sans y lire trop de choses, on peut supposer que ça reflète en partie le fait que la plupart des jeux sont produits dans les pays du Nord global, qui jouissent d’un confort moderne relatif et donc ne subissent que marginalement les effets du climat dans lequel ils vivent, au moins au niveau du stockage de leurs denrées.
En termes d’impact sur le climat, en dehors de la série Anno, les autres grandes séries ne changent pas tellement leur système, tout au plus les approfondissent-elles. Côté SimCity, Cities XL et Tropico, pas beaucoup de changements donc. La pollution devient plus difficile à éliminer et elle impacte désormais quasiment toujours la santé des habitants. Dans Cities: Skylines (2015), on peut noter que l’agriculture ne produit pas de pollution générale, mais transforme l’eau potable utilisée en eau usée. La série Cities XL conserve le principe de ville propre/ville sale développé dans les années 2000. Dans Workers & Resources: Soviet Republic (2019), les radiations s’ajoutent aux polluants et la pollution, en plus d’impacter la santé et la qualité de l’eau, affecte également le tourisme.
C’est donc dans la série Anno qu’on commence à voir du changement avec le bond littéral de la série vers le futur. Anno 2070 (2011) situe son action après une catastrophe climatique qui a obligé la population restante à se rassembler sous un même gouvernement sur ce qui reste de terres émergées. Trois factions s’affrontent : les écologistes, les industriels et les scientifiques. Cette troisième faction n’est pas vraiment jouable et vient par la suite apporter des solutions techniques, notamment aux problèmes de pollution. Les deux autres factions représentent de façon simpliste deux visions du monde, l’une en faveur d’une croissance lente, d’énergies renouvelables et de nourriture saine, et l’autre en faveur de la croissance rapide, dont les membres, selon Wikipédia, « préfèrent boire de l'alcool, manger des hamburgers et passer du temps dans les casinos ». Chaque faction a ses propres bâtiments et le jeu s’organise autour de la notion de bilan écologique (ecobalance en anglais). Les bâtiments industriels ont généralement un effet négatif sur le bilan, tandis que les bâtiments liés aux écologistes le remontent. Un bilan écologique négatif augmente la probabilité d’apparition de catastrophes naturelles, modifie l’apparence de l’île et engendre des pénalités sur les écorésidences, mais n’affecte pas les résidences de type Tycoon (de la faction industrielle). Ceci dit, si le bilan écologique est dangereusement bas, même les membres de la faction Tycoon sont contrariés. Si Anno 2070 met en opposition deux visions du monde qui, à mon sens, ne sont pas si opposées que ça (toutes les factions souhaitent conserver le confort et la croissance sur le fond), ça illustre à nouveau cette croyance dans la croissance verte et le pouvoir salvateur de la technologie. À noter également que dans le DLC En eaux profondes, le dysfonctionnement des centrales géothermiques engendre des tsunamis, corrélant ainsi activités humaines et catastrophes naturelles.
RimWorld, sorti en 2013, situe son action dans le futur ET dans l’espace et propose une vision intéressante et assez unique de l’impact humain sur l’environnement et la pollution. Lorsque la région est ultra-polluée, un smog acide se forme, bloquant la lumière du soleil et la croissance des plantes à l’extérieur, il est néfaste à la santé de votre colon et corrode les infrastructures. Cependant, une terre polluée permet également de faire pousser de nouvelles sortes de cultures et d’amener de nouveaux types d’animaux. On peut y voir l’émergence d’une nouvelle philosophie face au changement climatique qui se fait de plus en plus présente dans le discours général : l’adaptation.
En 2019, le DLC de Civilization 6, Gathering Storm, sort et entend apporter plus de profondeur à la notion de réchauffement climatique, plus ou moins présente depuis le début de la série. L’activité humaine continue de polluer et une fois le changement climatique enclenché, la fréquence des catastrophes naturelles va augmenter. Les cases de bord de mer deviennent inutilisables, et les tempêtes et sécheresses diminuent la fertilité des terrains. Le changement climatique est global. Il n’est pas basé que sur l’activité du joueur, mais sur celle de tous les participants, le seul moyen de le freiner étant d’arriver à des accords au congrès mondial, ce qui n’est pas une mince affaire et une représentation assez honnête de ce qui se passe dans le monde réel. L’impact d’un seul joueur ne peut pas stopper le réchauffement climatique. Ceci étant dit, la plupart des critiques qu’on peut trouver indiquent qu’il est somme toute assez facile de se préparer pour éviter de souffrir du changement climatique en construisant des digues pour éviter l’inondation des côtes, et le reste des impacts n’est pas assez tangible pour être réellement handicapant. Il est également intéressant de noter qu’il s’agit d’un DLC qui peut être désactivé et que la fréquence des catastrophes naturelles peut être réglée en début de partie.
Je voudrais faire ici un arrêt sur Block’hood, sorti en 2017 et dont je n’avais jamais entendu parler avant de faire ces recherches. Penchant plutôt vers le jeu éducatif, il permet d’explorer la notion de densification verticale, de lieux autonomes et l’interdépendance des bâtiments. Chaque unité nécessite des ressources et en produit. Si une unité ne reçoit pas les ressources nécessaires, elle stagne et pourrit jusqu’à sa destruction. Le principe central, c'est l’équilibre écologique. Tout est virtuellement possible tant que l’équilibre écologique est respecté. En dehors de l’idée d’être autant un jeu qu’un outil éducatif, Block’hood incorpore une notion quasiment absente depuis le début du genre, que j’ai déjà brièvement évoquée avec Age of Empires, à savoir la nature et spécifiquement la faune. Si la flore est souvent présente de manière ultra-utilitaire ou décorative, la faune en revanche est souvent absente ou réduite à sa plus simple expression. Quelques animaux pour l'agriculture ou la chasse et quelques prédateurs. Dans Block’hood, il est possible d’attirer les animaux dans nos constructions au même titre que les humains. On voit un peu cette notion dans RimWorld, qui mentionne la faune qui change selon le niveau de pollution, mais généralement la faune est soit utilitaire, soit nuisible. Ici, elle a droit de cité au même titre que les humains. Question vision des choses, on oscille ici un peu entre croissance verte et autosuffisance.
Avant de passer au point suivant, je voudrais faire une parenthèse pour noter que deux types de jeux ne se préoccupent pas beaucoup de l’impact de l’activité humaine sur l’environnement. Ceux qui se passent avant la révolution industrielle, à savoir Banished (2014) et Dawn of Man, et les titres qui se passent immédiatement après une catastrophe climatique, comme Frostpunk (2018) et Flotsam (2019). Ces deux types de jeux sont généralement dotés d’un mécanisme de saisons et/ou de climat qui impactent l’activité du joueur, mais à part une notion éventuelle de désirabilité par rapport aux bâtiments industriels, pas tellement de mécaniques d’impact sur l'environnement. Dans les deux cas, ça illustre toujours cette vision macro et rattachée à la pollution de la notion d’impact des sociétés sur l’environnement. Évidemment qu’à grande échelle, les activités de villages médiévaux de quelques centaines d’habitants avaient peu d’impact, de même qu'après une catastrophe climatique, les dommages potentiels que peuvent poser une poignée et demie de survivants ne vont pas changer grand-chose au climat. Cependant, comme je le notais en première partie, une large déforestation peut entraîner une érosion des écosystèmes, une fragilisation des sols et des inondations. Des activités comme les tanneries ou l’extraction de l’or (qui utilise historiquement du mercure depuis fort longtemps) peuvent avoir un effet sur l’eau et produire des maladies et affecter la pêche. Bien sûr, encore une fois, il peut s’agir simplement d’un choix ou d’un oubli, mais on pourrait aussi y lire une espèce de vision d’Épinal d’un passé à plus petite échelle où l’on vivait en harmonie avec la nature.
Question impact du climat sur le jeu, on retrouve évidemment le principe de biome/géographie de départ qui détermine les ressources disponibles, mais on note aussi l’apparition de la météo et parfois de cycles de saisons et jour/nuit. C’est le cas en toute logique dans Banished et Dawn of Man, puisqu’on retrouve toujours l’opposition entre l’avant, où la nature a réellement un impact, et la période post-révolution industrielle, où la nature a été plus ou moins maîtrisée. Mais Cities: Skylines a aussi un système de météo qui influence le fonctionnement de la ville. Certain·e·s joueur·euses trouvent d’ailleurs que ce titre aurait été idéal pour implémenter une simulation de changement climatique. Block’hood, mentionné plus tôt, incorpore également du vent et de la pluie dont la fréquence varie selon le biome de départ, et un cycle jour et nuit qui influe sur la demande en électricité. Dans Surviving Mars, le climat de la planète affecte également les bâtiments, de même que dans Planetbase, où les tempêtes et catastrophes naturelles impactent les installations électriques et les vitesses de déplacement. C’est Frostpunk, en 2018, qui amorce la grande tendance de la décennie suivante. Ici, non seulement la catastrophe a déjà eu lieu, mais le climat est littéralement un antagoniste. Ses variations, principalement de température, déterminent les besoins de chauffage et donc en combustible, la possibilité de s’approvisionner à l’extérieur, la production de nourriture et de matières premières. S’il y a des réponses technologiques pour survivre, il n’y en a pas pour maîtriser le climat. C’est à ce niveau-là que je fais la distinction entre adaptation et technosolutionnisme. Dans les deux cas, il y a forcément une réponse technologique au sens large, mais dans le premier cas, il s’agit de suivre l’environnement avec l’idée qu’il est impossible de stopper ce changement et qu’il va falloir s’adapter à la situation, tandis que dans le second, c'est l’idée d’utiliser la technologie pour soit stopper le changement climatique, soit le dompter et continuer de faire en sorte qu’il change le moins possible nos façons de vivre.
Pour replacer en termes généraux d’action pour le climat, la première partie des années 2010 est surtout consacrée à préparer le terrain pour la COP21, prévue en 2015, et à prolonger ou préciser les accords déjà en vigueur. Ainsi, en 2012 à Doha, est actée la poursuite du protocole de Kyoto avec des « règles plus vertueuses sur l’utilisation et le report des crédits carbone » et le lancement « d’un processus visant à réexaminer l’objectif des 2°C afin de relancer le niveau d’ambition ». En 2014, on associe des acteurs non étatiques, notamment les entreprises, à la lutte contre le changement climatique. Le véritable tournant de cette décennie, c'est donc l’Accord de Paris en 2015 qui vise à contenir la hausse des températures sous 1,5°C-2°C et l’adaptation aux conséquences du changement climatique. Il entre en vigueur l’année suivante et les règles d’application sont discutées à la COP22. Les négociations doivent aboutir au plus tard à la COP24 en 2018. 2018 renforce l’imminence du problème dans la conscience collective avec le rapport du GIEC sur les conséquences d’un réchauffement planétaire de 1,5°C. En 2018 également, la plateforme des communautés locales et des peuples autochtones créée à la COP21 est opérationnelle pour prendre en compte les « problématiques de ces populations, premières victimes du changement climatique » (il était temps). En 2018 et 2019, ce sont aussi les jeunes qui manifestent massivement leur intérêt pour le climat et la lutte contre le changement climatique. On peut en retenir le discours de Greta Thunberg en 2019 au sommet des Nations unies sur l’action climatique et la mobilisation des jeunes avec les grèves pour le climat et la création des Fridays For Future.
Sans vouloir y lire trop de choses, car les jeux vidéo ne se font en général pas en deux semaines, on peut quand même noter un changement à partir de 2015. La COP21 était déjà annoncée depuis longtemps comme un moment pivot et on note que même les grosses licences qui restaient sur leurs acquis commencent à intégrer le climat dans leur fonctionnement. Le concept d’équilibre écologique fait également son apparition, et on pourrait le rattacher au système de compensation des émissions de carbone et aux crédits-carbone déjà utilisés depuis le protocole de Kyoto et réglementés plus précisément depuis l’Accord de Paris. Ce qui, dans l’esprit collectif et pour simplifier, revient à dire qu’une tonne de carbone évitée ou retenue rend neutre une tonne de carbone émise. C’est sur ce principe que fonctionnent grossièrement la plupart des systèmes de pollution dans les jeux, il s’agit juste de compenser ou de recycler suffisamment. L’impact du climat n’est plus strictement réservé aux jeux dans l’espace et/ou restreint aux catastrophes naturelles, et ce, quelle que soit l’échelle du jeu. On reste toujours sur une vision de l’environnement très réduite, il n’est envisagé, à part dans de rares exceptions, que sous l’angle de son intérêt pour l’humanité, pas vraiment comme une entité à part entière. Sur ce point, il est évident qu’un réel écosystème serait extrêmement difficile à modéliser, les interactions sont terriblement complexes, mais sa quasi-absence est quand même parlante. On voit aussi l’émergence de jeux qui se situent après une catastrophe climatique et où le climat est, ou au moins a été, un antagoniste. Il reste malgré tout que si la notion d’adaptation fait son petit chemin dans les jeux comme dans les textes des COP successives, on reste tout de même principalement sur un concept de croissance verte et une foi dans les technologies pour nous sortir d’affaire.
Les années 2020
Pour des raisons évidentes, nous allons devoir nous contenter de la première partie des années 2020. Et si vous avez trouvé que les années 2010, c'était un gros morceau, laissez-moi vous spoiler en vous disant qu’il y a presque autant de titres pertinents pour ce dossier en quatre ans que dans toute la décennie précédente.
En ce qui concerne l’exploitation des ressources, on reste majoritairement sur un modèle de ressources calqué sur le monde réel. Certains titres comme Frozenheim (2021), Fabledom (2023) et Urbek (2022) adoptent la notion de gestion des ressources pour ne pas les épuiser qu’on trouvait déjà dans Tropico depuis longtemps, avec notamment la possibilité de planter des arbres. Pratiquement tous incluent la possibilité de faire du commerce pour obtenir les ressources manquantes, illustrant toujours le chemin habituel des sociétés modernes qui relèguent les activités du secteur primaire et parfois secondaire, plus polluantes et moins « prestigieuses », à des pays plus pauvres et éloignés.
Je vais me permettre un instant de rompre avec le principe chronologique pour évoquer Factorio, sorti en 2017, qui s'insère parfaitement ici. Dans Factorio, le joueur vient prendre possession d'une planète pour y construire des usines et exploiter les ressources naturelles. Les activités polluent et tuent la planète et son écosystème. Si la pollution n'a ici aucun impact sur le joueur ni sur ses infrastructures, elle en a un sur les arthropodes qui habitaient la planète à l'origine. Ceux-ci, dépourvus désormais de leurs ressources et sans mot à dire sur l'utilisation de leur environnement, mutent et deviennent de plus en plus agressifs avec l'augmentation de la pollution et attaquent de plus en plus fréquemment. La finalité de Factorio étant pour résumer grossièrement d'exploiter la planète pour construire la plus grosse usine possible qui s'auto-entretient, on peut non seulement y voir le lien entre (néo)colonialisme et exploitation de la planète, mais aussi cette tendance à toujours imaginer que déplacer le problème (ici la pollution et les industries polluantes), le fait disparaître.
As Far As The Eye (2020) propose un twist intéressant qui modifie la gestion et l’exploitation des ressources. C’est l’un des premiers, voire le premier, à apposer une structure roguelike à un city builder et à proposer une notion de nomadisme. Les villes ne sont en fait que des camps, le temps d’assembler suffisamment de ressources pour se rendre à l’étape suivante. Les ressources sont finies, mais la spécificité, outre l’aspect nomade, c'est qu’en raison de la place limitée dans l’inventaire, les ressources prises pour l’étape suivante doivent être optimisées et plus on laisse de gaspillage derrière soi, plus l’environnement va se venger en augmentant la puissance des calamités qui s’abattent sur le camp suivant. Cette mécanique implique donc de faire attention à ne prendre que ce dont on a besoin. Il ne s’agit pas de ménager ou de replanter, mais bien de ne pas consommer tout court.
Les city builders qui se passent avant la révolution industrielle restent toujours globalement dépourvus de mécaniques d’impact de l’activité humaine sur l’environnement. Tout au plus est-il possible d’améliorer la fertilité du sol dans Farthest Frontier (2022). Ostriv (2022) fait figure d’exception, car l’extraction des matières premières et certaines industries provoquent de la pollution qui impacte la santé des habitants dans une économie encore pré-révolution industrielle (l’Ukraine du XVIIIe siècle). Dans les jeux qui se déroulent à l’époque moderne (réelle ou pas), pas beaucoup de changement par rapport à la décennie précédente, si ce n’est que dans Humankind par exemple, la pollution (visiblement pas très bien équilibrée) a un effet sur l’espérance de vie et la productivité de l’agriculture (mais elle est désactivable). C’est du côté de la fantasy et des dystopies qu’on note la majorité des nouveautés.
Très classique sur ce point, Frostpunk 2 inclut une mécanique de « squalor », que l’on peut traduire par misère ou dégradation, qui est engendrée par les industries et le manque de matériel pour l’entretien, ce qui s’inscrit parfaitement dans la logique de ce second épisode. La survie est déjà plus ou moins actée, il s’agit désormais de vivre et les premières préoccupations sont logiquement l’état de la ville et la santé des habitants. On peut cependant noter que l’activité humaine dans une des possibles colonies a causé la formation de gaz toxiques. Comme dans As Far As The Eye, dans Against the Storm (2021), les actions ont un impact direct sur l’environnement, ici sous forme de la jauge d’hostilité. Plus on coupe d’arbres et plus on découvre de clairières, plus l’hostilité augmente et avec elle les effets délétères de la météo sur les habitants. Ici, l’effet de l’activité du joueur n’est plus pensé en termes de pollution, mais en termes d’effet littéral sur l’environnement, qui est doté à son tour d’une sentience (ce n’est pas un personnage à part entière évidemment, mais comme dans le monde réel, il est constitué d’entités qui réagissent).
Ce qui est intéressant avec ces trois derniers titres, c'est qu’ils explorent également d’autres formes de sociétés possibles. Dans les deux derniers, des formes de vies nomades qui ne tendent pas vraiment à la croissance (on peut supposer que c’est le cas de la citadelle dans Against the Storm, mais pas des villages qu'on dirige) et Frostpunk 2 propose plusieurs sortes de factions qui tendent vers des modèles de société différents. Certaines prônent clairement le progrès à tout prix, d’autres sont plus traditionnelles et souhaitent recréer l’ancien monde avec les moyens du bord, mais d’autres encore se tournent vers l’adaptation dans une sorte de loi du plus fort, faire fi du confort du passé et repartir sur d’autres bases. Il y a d’ailleurs certaines lois qui permettent d’imposer le fait d’élever les enfants en communautés ou la non-monogamie. On ne va pas prétendre qu’il s’agisse de projets de société très sains ou très enviables, rien ne donne très envie de vivre dans l’univers de Frostpunk, cependant il est intéressant de constater dans ces trois titres, mais pas seulement, un abandon relatif de l’idée de croissance pour celui d’autosuffisance ou d’adaptation (ou de résignation, c'est selon l’interprétation qu’on en a) et des propositions de modèles radicalement différents.
Le city builder nomade The Wandering Village, car c’est le thème de la décennie, illustre littéralement l’effet de l’activité humaine sur l’environnement. L’environnement est ici un animal, un Onbu, sur le dos duquel on vient construire sa ville. Le village doit préserver la santé et la confiance de l’animal pour continuer de survivre. Si l’animal meurt, le village se retrouve à la merci d’un environnement hostile, et si la confiance est perdue, il risque de ne pas aller là où l’on souhaiterait qu’il aille et dans le pire des cas, de se secouer et de tout détruire. L’Onbu peut être exploité pour obtenir des ressources, un processus qui blesse l’animal qui perd ensuite confiance dans la tribu qui l’habite. Il devient donc nécessaire de trouver un équilibre entre la survie du village et le bien-être de l’animal, c’est une symbiose utilitaire. Ici, la personnification de l’environnement permet de réellement visualiser les conséquences de l’activité humaine.
Si l’on veut exagérer un peu pour qualifier l’importance et l’impact du climat dans les jeux de cette première moitié de décennie, on pourrait résumer par : le climat nous déteste et veut notre mort. Ce qui n’est d’ailleurs pas loin du ressenti dans la vie non-pixel également pour beaucoup d’entre nous. Si l’on compte encore quelques jeux qui ont l’air dépourvus de mécaniques climatiques ou se contentent d’avoir des biomes différents qui déterminent les ressources disponibles, la plupart des city builders ont désormais des mécaniques de saisons assez précises, comme dans l’uchronie médiévale Going Medieval (2021), où les événements climatiques et les températures influent sur la préservation des aliments et la localisation des personnages ou animaux. Ou dans Manor Lords, dont les saisons impactent les cultures et les intempéries peuvent endommager les structures.
Cependant, ce qui marque réellement cette décennie à ce niveau, ce sont les titres qui s’engouffrent dans la brèche ouverte par Frostpunk et se situent après une catastrophe quelconque, généralement climatique, et dont le climat est le principal antagoniste. Le monde d’Against the Storm est plongé dans une catastrophe climatique perpétuelle, les saisons et la pluie incessante influent sur les récoltes et le moral des habitants. S’il existe des machines pour utiliser ces nouvelles ressources et calmer un peu l’environnement, c’est dans un monde résigné. Dans Timberborn (2021), où l’on joue une colonie de castors, les humains ont dévasté le monde et disparu, l’environnement est hostile et ça date de bien avant nous. Il faut faire avec et tenter de survivre tandis que des vagues toxiques et des sécheresses se succèdent. C’est le cas aussi dans The Wandering Village, où le monde est envahi de spores toxiques, il n’y a pas de remède et il s’agit surtout de trouver un endroit adéquat et de survivre en attendant. Dans Diluvian Winds (2023) également, le mal est déjà fait, et le climat changeant détermine les récoltes possibles et le niveau d’activité des personnages. Il est intéressant de constater que dans ces titres non plus les événements climatiques ne sont pas liés aux actions du joueur, mais là où dans les décennies précédentes, ils étaient aléatoires, ici, ils répondent à une logique interne. Le mal a déjà été fait et vos personnages sont trop petits et trop peu nombreux pour pouvoir y changer quoi que ce soit. Ils sont à la merci du climat et des décisions d’autres avant eux sur lesquelles ils n’ont, en général, pas eu leur mot à dire.
Un dernier point qui m’interpelle et qu’il serait intéressant de surveiller pour voir s’il s’agit juste d’occurrences isolées ou si ça devient une tendance, c'est le lien entre climat et spiritualité (au sens large). Dans Laysara: Summit Kingdom (2024), un city builder où il faut construire ses villes à flanc de montagne, le climat se dégrade parfois subitement et il faut donner aux habitants accès à de l’encens ou à des monastères pour réduire leur effroi. Une fois les besoins en spiritualité comblés, le climat se calme. Il faut noter qu’il s’agit d’un jeu qui puise ses inspirations dans les cultures bouddhistes (et un peu plus lointainement chamanistes) de pays comme le Tibet. Dans Against the Storm également, on peut faire des sacrifices de ressources dans le foyer central pour gagner des avantages ou calmer le climat, et certaines actions peuvent aggraver le niveau d’hostilité ou au contraire l’apaiser un peu.
Pour finir et avant de conclure, je voudrais m’arrêter sur Terra Nil (2023). Comme Frostpunk 1 & 2, Against the Storm et d’autres, il se situe après une catastrophe, laquelle, on ne sait pas, mais la Terre est dans un sale état. Je ne vous refais pas le speech, j'en ai déjà parlé en long, en large et en travers ici et ici. Ce qui est intéressant, c’est qu’il renverse une partie des paradigmes du genre en mettant au centre tout ce dont je notais l’absence en filigrane jusque-là, les animaux, une notion d'écosystème et un climat qui est à la fois le fruit des actions du joueur et produit lui-même un cycle (ici vertueux) qui agit indépendamment, mais logiquement, sur l’environnement. Si Terra Nil est beau et fait du bien à nos p’tits cœurs, on constate qu’il s’arrange pour éluder toutes les questions difficiles. En effet, ici, non seulement la catastrophe a eu lieu visiblement il y a longtemps, mais en plus, on peut supposer que l’humanité a survécu et qu’elle a progressé suffisamment pour pouvoir réparer le mal causé. Cependant, on ne sait ni comment, ni à quel prix et surtout qui a survécu. Ce qui implique qu’on ne sait pas non plus qui décide à quoi doit ressembler la Terre lorsqu’on aura terminé notre mission. Est-ce que notre vision de l’écosystème correspond à autre chose qu’à des souvenirs lointains d’une population qui n’a plus vu de brins d’herbe depuis des millénaires, ou est-ce qu’il s’agit d’une étude précise et alors selon quels critères et surtout à quelle fin ? Il ne s’agit pas de dire que Terra Nil est un problème, au contraire, je pense personnellement qu’il a beaucoup de qualités, mais à mon sens, il souligne surtout notre incapacité collective non pas à imaginer un futur radieux, mais la route qui y mènerait, surtout si celle-ci n’inclut pas des morts en masse et des sacrifices inimaginables là où il paraît plus facile de penser l’immédiatement après et la bataille pour la survie dans un environnement hostile.
Je ne vous fais pas un dessin de ces quatre années, d’abord parce que je ne sais pas dessiner, mais surtout parce qu’il y a fort à parier que vous étiez là pour le COVID, les confinements, les diverses inondations et incendies qui ont ravagé plusieurs pays, etc., etc. En termes d’action climatique, les USA re-signent l'Accord de Paris et la COP26 décalée d’un an à cause du COVID précise les modalités de l’Accord de Paris et les pays développés s’engagent « à doubler les financements pour l’adaptation au changement climatique entre 2019 et 2025 ». En 2023, c'est le bilan mondial décidé par l’Accord de Paris qui permet de contrôler et affiner ses effets et la COP29 se déroule à Bakou au moment où j’écris ces lignes. On ne m’ôtera pas de l’idée qu’organiser des COP dans des pays comme l’Azerbaïdjan et Dubaï n’envoie pas forcément un message très enthousiasmant en termes de responsabilité sociale et environnementale. Cette première moitié de décennie est donc surtout marquée par une attente de voir les effets des décisions prises dans la seconde moitié de la décennie précédente.
Du début de ces années 2020, on peut donc noter que même la fantasy et le passé fantasmé s’ancrent nettement plus dans la réalité que les décennies précédentes. Encore une fois, on peut y voir un effet de l’amélioration des techniques, qui permettent une meilleure simulation des saisons par exemple, mais jusque-là les jeux se passant après une catastrophe quelconque se déroulaient dans l’espace, comme s’il s’agissait de la seule échappatoire de l’humanité. Cette fois, même dans des cadres d’uchronies ou de fantasy, il n’y a pas d’échappatoire, il faut composer avec et éventuellement trouver des nouveaux modèles de sociétés. C’est une sorte de fatalité sur le sujet qui semble s’imposer, la catastrophe est inévitable, on peut tenter de lutter vaguement, comme dans Civilization 6, ou s’y résigner comme dans Against the Storm et vivre avec. En plus de l’hybridation avec d’autres genres, les city builders se renouvellent en misant non plus sur une croissance exponentielle et sans fin, mais sur des économies de survie et d’autosuffisance ou sur des espaces restreints.
Avant de conclure, je voudrais préciser que comme dans la première partie, évidemment que l’état de la technique a un impact sur la modélisation de certains facteurs ou mécaniques, mais il ne peut à lui seul en expliquer les absences. Il faut aussi noter pour être honnête que la plupart des titres cités sont avant tout des jeux et doivent, dans l’esprit au moins de leurs créateurs et d’une partie du public, rester dans une certaine mesure ludiques (ce qui est difficile tant la notion de fun est variable d’une personne à une autre), et que certains choix ont dû être faits pour que les jeux restent jouables et ne se transforment pas en déprimantes simulations de la désertification alors qu’on voulait juste construire des pyramides. Cependant, comme pour la technique, c’est un facteur, mais les choix qui sont faits en ce sens le sont également en fonction de ce qui compte à un instant T pour les créateur·rices.
On arrive au terme de cette exploration et que dire pour conclure ? Les jeux vidéo, comme tous les autres médias, reflètent l’état d’esprit de la société qui les crée, de la représentation de son présent à ses aspirations pour le futur et même la représentation de son passé. De la croissance débridée des années 1990 et du futur sur Terre et dans l’espace à coup de technologies magiques des années 2000, le ton change progressivement, devient plus sombre et plus résigné, mais peut être aussi plus divers, plus imaginatif, changeant plus facilement d’échelle et de modèle sous-jacent. Même s’il existe des projections plus enthousiasmantes de l’avenir (les vidéos sur 2050 de la chaîne Stupid Economics par exemple), le discours ambiant est plutôt au pessimisme et à la résignation (voire au déni pour certains, mais ils ont moins l’air de faire des jeux vidéo). Toutefois, et c’est peut-être l’indécrottable gauchiste optimiste qui sommeille au fond de moi et que tout le cynisme ambiant n’a pas (encore) tuée, même dans les représentations de plus en plus sombres des dernières années, on peut aussi voir un bouillonnement d’expérimentations, de formes différentes, de modèles repensés, de représentations variées. Bien sûr, à l’image de Frostpunk, elles font encore rarement envie, mais cela souligne aussi que l’environnement et la réalité du réchauffement climatique sont enfin réellement rentrés dans les mentalités et qu’on commence enfin, petit à petit, à penser autre chose que la croissance à tout prix qu’on nous serine tellement depuis quelques décennies qu’on a fini par croire qu’il s’agissait du seul modèle de société viable. Est-ce qu’il est déjà trop tard ou est-ce que cette prise de conscience collective servira à quelque chose ? Je ne prétendrai pas en avoir la moindre idée, mais le média qu’est le jeu vidéo est un espace incroyable pour tester, innover et proposer des nouvelles choses et nous aider, comme le font les arts en général, à penser autrement, et je pense que la seconde moitié des années 2020, si elle risque d’être déprimante à tous niveaux, proposera aussi des choses très intéressantes au niveau du genre des city builders et de la représentation de possibles futurs.
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