Quinze ans après l'annonce de Borderlands dans le magazine papier Game Informer en septembre 2007, la franchise de Gearbox Software affiche une santé étonnante. En 2022, pas moins de deux spin-offs assez ambitieux ont vu le jour, implantant encore un peu plus la marque dans la liste des séries les plus solides de l'industrie. Retour sur une série foisonnante alternant entre les coups de génie et les expériences ratées, le tout ayant pour seuls points constants un humour profondément débile et un lore cohérent et pas si idiot que cela.
C'est Diablo, mais c'est aussi un FPS
Au milieu des années 2000 (pas vraiment des années fastes pour le PC), Randy Pitchford et les équipes de 2K Games sont à la recherche d'un nouveau concept pouvant mobiliser un large public. Après quelques essais infructueux, une tentative est faite de mélanger deux des boucles de gameplay alors à la mode : la gratification immédiate de taper sur des trucs et de récupérer du loot, et le fait de gagner de l'expérience et de faire monter les statistiques d'un personnage. Bref, avoir le côté bourrin et gratifiant d'un Halo avec la fiche de personnage détaillée et évolutive d'un Diablo. Une belle idée dont il restait encore à faire un jeu.
Après avoir bricolé un scénario un peu à la hâte où il est question de chercher un trésor sur une planète poussiéreuse pleine de chasseurs de prime à la Mad Max, Gearbox Software donne donc naissance à la franchise Borderlands, dont le premier épisode paraît en 2009, édité par 2K Games. Un jeu au style graphique assez tranché, différent de la production d'époque par son côté pastel et cartoon. Un concept difficile à expliquer à la presse et aux joueur·euse·s, aussi : est-ce un shooter ? Un jeu de loot ? Un jeu coopératif ? Un RPG avec un système d'armes procédural ? Les critiques d'alors sont un brin perplexes, tout en notant l'originalité et le côté amusant de ce jeu fourre-tout. L'accent mis sur le jeu en coop' est aussi l'objet de louanges. Il était à ce moment-là surtout question pour Gearbox de faire quelque chose d'original et de fonctionnel : les critiques soulignent aussi que Borderlands premier du nom n'a quasiment pas de scénario, camouflant son histoire rachitique sous une bonne dose de fun et de blagues tombant généralement à plat.
Malgré son côté expérimental et foutraque qui lui donne aujourd'hui un air de brouillon, Borderlands va se vendre plus que correctement, s'écoulant à plus de deux millions d'exemplaires en trois mois. Un chiffre plutôt solide pour une nouvelle franchise, qui va donner les coudées franches à Gearbox pour concocter une suite souvent considérée comme le meilleur épisode de la série : Borderlands 2.
L'ouragan Borderlands 2
En pré-production dès la confirmation du succès de Borderlands, Borderlands 2 entre en production active dès début 2011. Avec un budget conséquent de 35 millions de dollars donnant à la fois du temps et une capacité de recrutement étendue à Gearbox, le studio est désormais en mesure de créer une version plus aboutie de son idée de looter-shooter. L'idée centrale ? Faire comme le premier, en beaucoup mieux. Et à bien des égards, ce concept simple, mais efficace va faire mouche.
Borderlands 2 voit le jour en septembre 2012. Si l'essentiel des mécaniques de jeu reste inchangé (on tire dans le tas, on récupère des meilleurs flingues et on débloque des niveaux et des pouvoirs comme dans un RPG), Borderlands 2 est un jeu incontestablement plus abouti. Des quêtes mieux construites, des environnements plus variés, un level design plus ambitieux, des classes avec des variations de gameplay plus poussées… Borderlands 2 est plus beau, plus grand, plus jouable. Mais s'il reste aussi fort dans les mémoires dix ans après sa sortie, c'est qu'il est aussi le jeu qui a donné son univers à la série.
Nous sommes loin de l'intrigue minimaliste du premier jeu. Anthony Burch est recruté pour l'écriture du scénario, et se donne la mission d'écrire "une histoire tellement ridicule qu'aucun jeu AAA n'a osé aller aussi loin". Le style de Burch sera celui de toute la série Borderlands : braillard, bourré de jeux de mots et d'outrances, relativement pipi-caca… Et peuplé de personnages étranges, difformes, queer et généralement ultraviolents. Hommes, femmes, cis, trans, noirs, blancs, petits, géants, ils sont tous là, tous d'une égale stupidité, dans ce qui reste étrangement à ce jour une des séries les plus inclusives de l'industrie vidéoludique.
Borderlands 2 installe ainsi une mythologie avec des personnages récurrents : la gamine psychotique Tiny Tina, l'assassin masqué Zer0 s'exprimant en haïkus, le tyrannique Beau Jack, etc. Burch parvient à instaurer une certaine cohérence dans tout cela, et même si elle vire régulièrement au cartoon scatologique, l'histoire ne manque pas de moments épiques. L'équipe d'écriture n'est, d'ailleurs, pas la seule à contribuer à cette atmosphère : l'ambiance graphique a été largement affinée et retravaillée, et la musique est désormais signée par le trio Jesper Kid, Sascha Dikiciyan et Cris Velasco qui livrent une des meilleures bandes-son de 2012.
Commercialement, c'est un triomphe qui enfonce toutes les attentes de Gearbox et de 2K Games : plus de cinq millions d'exemplaires sont vendus dès le lancement du titre, qui continuera à se vendre comme des petits pains au fil des soldes et des rééditions. Borderlands 2, qui finira par dépasser la barre des 20 millions d'exemplaires vendus, constitua pendant des années la moitié des ventes totales d'une série qui commençait pourtant à multiplier les épisodes.
Borderlands devient une franchise, pour le meilleur et pour le pire
Borderlands 2 va vivre une longue (et rentable) existence, avec quatre campagnes en DLC, des rééditions et des portages sur toutes les machines, lui assurant une certaine postérité. Mais Gearbox ne va pas en rester là, et décide d'accélérer et de multiplier les sorties autour de la franchise. D'une part en multipliant les produits dérivés (comics, romans… et des rumeurs de film dès 2015) et d'autre part en multipliant les jeux. Au risque de commencer à faire un peu n'importe quoi.
L'épisode suivant de Borderlands n'est, d'ailleurs, même pas signé Gearbox, la série ayant été sous-traitée au studio Telltale alors connu pour ses jeux d'aventure narratifs épisodiques. Telltale, qui devait connaître une chute brutale en 2018, était à ce moment-là au faîte de sa gloire. Sa formule de film interactif à embranchements faisait alors un carton et n'avait pas encore achevé de lasser tout le monde. Tales from the Borderlands, publié en 5 épisodes entre novembre 2014 et octobre 2015, est une agréable surprise. Donnant la part belle à des personnages de la série et insistant sur le côté bizarre, légèrement minable et foutraque de tout le casting de Borderlands, il s'agit d'un jeu d'aventure assez généreux, plein de surprises, et vraiment très drôle. Il recevra un accueil critique triomphal, mais peinera à se vendre. Pire : il manquera d'être définitivement retiré de la vente suite à la chute de Telltale, qui le rendra indisponible entre novembre 2018 et février 2021.
Si Borderlands: The Pre-Sequel, paru en 2014, n'a pas eu de tels déboires, il n'a cependant pas non plus les mêmes qualités. Il s'agit d'un épisode plus classique (RPG-FPS avec du loot et des blagues de prout), produit à la va-vite et censé terminer l'histoire du Beau Jack en lui offrant une "pré-suite". Comprenez juste qu'il s'agit d'un épisode situé entre les deux premiers Borderlands. The Pre-Sequel n'est pas à proprement parler mauvais, mais même les patrons du studio semblaient hésitants à son sujet. Développé trop vite, sans idées claires, le jeu se paye aussi le luxe de ne rien apporter de nouveau, à part des séquences en apesanteur (il se déroule sur une station spatiale). Ces dernières ne fonctionnent pas très bien.
L'humour lui-même est assez faiblard, recyclant à l'infini des blagues entendues dans Borderlands 2. La réception critique est polie, sans plus. Les ventes, elles, ne suivent pas vraiment, et ne sont jamais explicitement communiquées par le studio, ce qui est rarement bon signe. Gearbox se contentera ainsi de les intégrer aux chiffres globaux de la licence, qui continuent à croître au gré des éditions GOTY, des compilations et des portages sur les machines de nouvelle génération. Mais ces deux échecs commerciaux consécutifs, qui donnent une impression d'éparpillement alors que Gearbox n'avait initialement pas prévu de suite à Borderlands 2, vont conduire à une longue pause créative. Une pause qui va par ailleurs conduire à l'annulation pure et simple de Borderlands Online, qui devait permettre à la série de s'implanter en Chine.
Borderlands 3, une suite paresseuse, mais un succès majeur
Les revers commerciaux ne sont pas la seule raison de la mise sous cloche temporaire de Borderlands. Les équipes de Gearbox ressortent lessivées par l'enchaînement de projets du début des années 2010, et le studio se recentre sur la production de Battleborn, le FPS free-to-play dont vous aviez oublié l'existence. Le projet se gaufre, mais permet aux équipes d'engranger pas mal d'expérience. La suite de Borderlands 2 est ensuite mise en chantier au sein de Gearbox Québec et de Gearbox Texas, avec des méthodes de production plus douces et plus rationnelles. Le temps de production de Borderlands 3 est étendu afin d'éviter le crunch et les horaires de travail intenables. Une organisation couronnée de succès, puisque le jeu voit le jour après trois grosses années de développement, visiblement sans avoir eu à dégrader les conditions de travail des développeurs.
Un tableau un poil trop idyllique qu'il convient de nuancer : si les équipes canadiennes de Gearbox semblent avoir eu une liberté créative assez large, le développement est terni par le comportement erratique de Pitchford, toujours patron de la boîte. Pratiques antisyndicales, bad buzz à base de descente de police chez un YouTubeur et même violences physiques sur fond de conflit autour des royalties sur le doublage. Pas de crunch, mais tout un tas d'autres trucs pas très glorieux, donc.
Et le résultat ? Niveau marketing, Take-Two Interactive (maison-mère de 2K elle-même maison-mère de Gearbox) met les petits plats dans les grands : partenariat avec Fortnite, bonus de précommande, trailers tapageurs, tout est fait pour faire un maximum de vacarme autour du jeu. Petite nouveauté : si le jeu est comme d'habitude disponible sur console, la version PC signe un deal d'exclusivité avec la plateforme Epic Games Store. Un deal dont on apprendra le montant ahurissant au gré d'un procès sans rapport direct avec Borderlands, et qui rapporta à Take-Two pas moins de 146 millions de dollars pour six petits mois d'exclusivité. À ce prix, Borderlands 3 aurait pu se gaufrer dans les grandes largeurs, les bilans financiers de l'éditeur étaient assurés. Il n'en a rien été : avec cinq millions d'exemplaires écoulés en cinq jours (et 10 autres millions depuis), Borderlands 3 est à ce jour le lancement le plus titanesque de Gearbox. Régulièrement soldé, le jeu devrait aisément finir par dépasser Borderlands 2 en nombre de copies vendues.
Pourtant, les critiques sont un peu tièdes : problèmes techniques au lancement, constat d'un jeu fun, mais qui innove assez peu et critiques sur un humour qui a abandonné l'équilibre finesse/potache pour se vautrer dans le 100 % scato pendant 50 heures. Et de fait, Borderlands 3 est un jeu assez décevant : les mêmes blagues y sont recyclées jusqu'à la nausée, le rythme est lent, le scénario tourne en rond et peine à prendre le relais des épisodes précédents… Et surtout, surtout, Borderlands 3 est un de ces jeux qui semblent avoir une peur panique du silence : il passe littéralement son temps à vous hurler des blagues, sans arrêt, sans répit et sans jamais parvenir à effleurer l'humour de l'illustre second épisode. On s'amuse à tirer dans le tas, les mécaniques sont rodées, mais le jeu est terriblement long et trop farci de contenu jusqu'à la gueule pour ne pas finir par écœurer un peu. Mention spéciale aux boss, particulièrement paresseux et presque toujours des sacs à PV pas bien malins qui éternisent des confrontations très prévisibles. Bref, un épisode qui aurait sans doute mérité d'être suivi par une nouvelle petite pause créative : il n'en a évidemment rien été.
Borderlands & Dragons
Au début des années 2010, le succès majeur de Borderlands 2 avait conduit à balancer deux suites produites un peu rapidement. Errare humanum est, perseverare diabolicum, puisque dix ans plus tard, Gearbox (entre-temps racheté par Embracer) adopte littéralement et exactement la même stratégie… Et conserve temporairement le même éditeur, 2K restant en charge de la distribution de la série.
Alors que les très, très nombreux DLC de Borderlands 3 sont encore tièdes, le studio sort donc Tiny Tina's Wonderlands, une déclinaison fantasy d'une franchise habituellement tournée vers la SF. L'idée ne sort pas de nulle part, mais d'un DLC de Borderlands 2 où la petite Tina nous faisait plonger dans un jeu de rôle délirant issu de son imagination en roue libre. Tiny Tina's Wonderlands, paru en mars 2022 après un temps de développement assez bref, reprend très exactement cette idée : vous êtes sur un plateau de jeu de rôle et Tina vous raconte une histoire débile qui va impliquer que vous massacriez tout un tas de gens dans un univers de fantasy en carton-pâte. Avec ce petit plus que puisqu'elle est la maîtresse du jeu, elle peut en changer des éléments à la volée (ajouter des ponts, transformer des ennemis, changer des quêtes ou encore décider que finalement tout le monde a des flingues, etc.). Une idée pas toujours bien exploitée dans le jeu, mais qui donne lieu à quelques moments de franche rigolade.
Tiny Tina's Wonderlands est un jeu qui fait en effet un effort considérable pour être drôle. Le script, signé par Sam Winkler et son équipe, est beaucoup plus équilibré et beaucoup moins crispant que celui de Borderlands 3. Le jeu multiplie les parodies amusantes, les répliques s'enchaînent bien, le propos sur les jeux de fantasy touche parfois assez juste… Et Ashly Burch livre une prestation tout simplement extraordinaire en tant que narratrice complètement cinglée, loin de ses premiers pas maladroits dans Borderlands 2.
En revanche, difficile de regarder le reste du jeu d'un très bon œil, tant il semble évident que tout là-dedans est une mixture maladroite prenant des bouts de DLC de Borderlands 2, des mécaniques quasi identiques à celles de Borderlands 3 et un simple reskin de très très nombreux éléments de la série en version vaguement fantasy. Massacrer une horde de psychopathes du désert à la mitraillette ou massacrer exactement la même horde, mais version squelettes déchaînés en utilisant une arbalète semi-automatique ? C'est du pareil au même. Les pouvoirs psychiques sont remplacés par la magie, les placards en métal par des coffres en bois, les bunkers par des palais, les monstres mutants par des vouivres… Bref, Tiny Tina's Wonderlands nous fait rejouer à une version discount des jeux précédents, avec un décor vaguement retravaillé. Le système de carte du monde et de quêtes annexes qui semble lier les différents hubs est à cet égard particulièrement maladroit et semble avoir été bazardé là pour connecter des bouts de jeux complètement décousus. Et la politique de DLC très en deçà des habitudes de la série donne une impression de bâclage.
Malgré ses réelles qualités d'écriture, Tiny Tina's Wonderlands sera donc accueilli avec perplexité par la presse : d'accord, c'est pas mal et on rigole bien, mais tout ceci donne tout de même une impression de gros DLC à 60€. Pas grave, puisque si le jeu n'a pas été un carton, il a néanmoins dépassé les attentes du studio et de son éditeur. Un succès dû en partie à un public qui a touché beaucoup plus large que l'audience traditionnelle de Borderlands, avec près de 30 % de ventes effectuées auprès de joueur·euse·s n'ayant jamais préalablement joué à un Borderlands. Un résultat qui conforte Gearbox dans sa décision d'intensifier la production de nouveaux jeux et produits liés à la série, et qui s'incarne parfaitement dans le fait que 2022 compte un deuxième jeu Borderlands au programme.
2022, l'année de (trop de) Borderlands ?
Développé dans des conditions chaotiques, avec des problématiques liées aux mesures sanitaires limitant les possibilités de faire de la motion capture dans de bonnes conditions, New Tales of the Borderlands est paru en octobre 2022, seulement quelques mois après avoir été annoncé par Gearbox. Le développement du jeu a néanmoins commencé en 2020, avec une équipe composée de vétérans de Gearbox Québec, d'anciens développeurs de Telltale et une doctorante en fictions interactives, Lin Joyce. L'idée : donner une suite spirituelle à Tales of the Borderlands et accompagner la série vers des horizons qui ne soient pas nécessairement de refaire le même FPS à loot en boucle.
New Tales of the Borderlands est néanmoins un projet étrange : pensé comme un standalone s'intégrant à peine dans le canon de la série, il tente de faire intervenir tout un nouveau casting de personnages sans impacter le reste de l'univers ni y faire particulièrement référence. Il s'agit à la fois d'une porte d'entrée intéressante pour des novices de la franchise… Et d'un jeu aux ambitions narratives étrangement faibles. Après dix ans de jeux narratifs très ambitieux de la part de la concurrence (Oxenfree, Firewatch, Immortality…), retrouver l'exacte formule de Telltale avec l'exact humour de Borderlands 2 sans aucune innovation a de quoi décevoir. Une nouvelle fois, l'impression que Gearbox a un peu trop conscience du potentiel de vente énorme de sa licence pour la bousculer et la remettre en question. Avec trois jeux en deux ans, il est peut-être temps de se poser la question d'une nouvelle pause, pour revenir avec quelque chose d'aussi original et décoiffant qu'avait pu l'être Borderlands 2 il y a dix ans. Bon, au moins, on aura échappé au film d'Eli Roth cette année, ce qui implique que 2023 sera sans doute ENCORE une année Borderlands.
Tiny Tina's Wonderlands a été testé sur PC via une clé fournie par l'éditeur. Il est également disponible sur PlayStation 4 et 5, et sur les consoles Xbox. Tous les autres jeux mentionnés dans le dossier ont été acquis par nos soins.
zalifalcam
J'aime les jeux double A, les walking simulateurs prétentieux et les JRPG, et plutôt que de me soigner, j'écris à leur propos.
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