Après avoir livré un épisode 0 flamboyant, réécriture des origines tragiques de la saga de Kiryu et Gôro dans les recoins les plus sombres de la pègre japonaise des années 80, puis avoir entamé un impressionnant travail de remake des premiers épisodes sur PS2, il était temps pour SEGA de livrer un ultime épisode à un arc narratif qui se sera étalé sur quinze ans et sept jeux, sans compter les hors-série. Vous mettant aux commandes d’un Kiryu vieilli, fatigué, et ne désirant plus rien d’autre qu’une vie de famille au soleil d’Okinawa, Yakuza 6 est le portrait, presque unique dans un jeu vidéo AAA, d’un nouveau grand-père, obtus face aux technologies modernes, sans intérêt aucun pour la transition du monde des Yakuza vers un fonctionnement plus bureaucratique. Un héros las, plus intéressé par la (re)construction d’une cellule familiale que par les combats de rue d’un univers qui ne l’intéresse plus vraiment. Commence alors un feu d’artifice improbable, un requiem verbeux mais splendide entre guerres de gangs et quête pour du lait en poudre pour bébé, entre cabaret d’hôtesse et base-ball à la campagne avec des retraités.
Le vieux est de retour
Nul besoin, au fond, d’avoir une idée extrêmement précise de l’immense lore Yakuza pour se lancer dans l’aventure : quelques écrans d’information et une très longue cinématique d’introduction vous exliqueront ce que vous devez savoir. Kiryu est un Yakuza retiré depuis longtemps des affaires louches pour préférer la gestion d’un orphelinat à l’extrême sud du Japon et l’éducation de sa fille adoptive et jeune chanteuse pop, Haruka. Mais on ne fuit jamais bien longtemps ses démons : rattrapé par son passé, Kiryu est envoyé en prison, bouc émissaire parfait d’une affaire se déroulant bien au-dessus de lui, sur fond de profonde mutation du monde Yakuza. Sorti de prison en 2016, et impatient de retrouver son doux foyer, Kiryu apprend la disparition brutale d’Haruka, peu après son incarcération. Ni une ni deux, le voilà à nouveau plongé dans les rues du quartier de Kamurocho, haut-lieu de la vie nocturne et du crime organisé (et modélisation très fidèle du véritable Kabukicho). Et après quelques péripéties pour le moins surprenantes où nous retrouverons une Haruka en situation plus que critique, voilà notre Kiryu en charge du supposé nouveau-né de sa fille, improbable papy en route pour une ville de rase campagne où est supposé se trouver le père de l’enfant.
Yakuza 6 vous place donc aux commandes d’un héros fraîchement grand-père, âgé de 48 ans et ayant passé de nombreuses années isolé des turpitudes de la vie moderne. Moitié dans l’insouciance des plages d’Okinawa moitié dans l’isolement d’une prison de haute sécurité. Quand Kiryu doit à nouveau arpenter les rues de Tokyo, plus rien ne lui ressemble. Le clan Tojo, dont il était l’un des dirigeants, a vu sa force de frappe se reporter des gangsters de rue aux spécialistes de la spéculation foncière et aux opérations financières en ligne. Les triades chinoises ont quant à elles pris le pas de la criminalité de bas étage. Les restaurants crasseux et les bars à spiritueux à la papa ont laissé place à des boutiques de hamburger colorées et à des restaurants bio. Les justiciers des rues communiquent par Whatsapp, et le business du fitness pour quadragénaires bedonnants a lentement remplacé les centres de jeux pour les enfants. Et quand Kiryu débarque à la campagne, c’est pour y découvrir un Japon vieilli, appauvri, où les quelques jeunes meurent d’ennui et rêvent de la ville, par peur de devenir comme les bandes de zonards oisifs qui passent leurs soirées à se pinter dans un des rares bars du coin.
Papy fait de la résistance
Loin d’être un gadget ou une simple farce, le statut de retraité crépusculaire de Kiryu est au cœur du propos de Yakuza 6. Habitué aux anciennes méthodes (faire parler ses poings, analyser les rapports hiérarchiques, respecter un code d’honneur rigide), Kiryu se retrouve stupéfait et incapable de comprendre l’essentiel de ce qu’on lui raconte. Qu’il installe naïvement l’application d’Intelligence Artificielle malveillante d’un bonimenteur ou qu’il accepte de suivre le délire de collégiens pétris d’ennui qui prétendent avoir voyagé dans le temps, le presque quinquagénaire affronte la situation avec le flegme imperturbable de celui qui ne comprend pas ses contemporains, et n’a aucun besoin de les comprendre pour être heureux. La quête principale du jeu n’est pas en reste, nous présentant un protagoniste tout entier focalisé sur la reconstruction de sa cellule familiale, quand l’univers entier cherche à l’impliquer dans les conspirations les plus sombres. Kiryu n’aura de cesse de rappeler son état effectif de retraité à des gens qui le renvoient tantôt à son statut de légendaire « Dragon de Dojima », tantôt l’affublent du déplaisant qualificatif « -ossan » (« le vieux »).
Tout est tourné ici autour de la mélancolie de Kiryu. Quoi qu’il fasse et où qu’il aille, tout le renvoie à sa nature d’être dépassé par une époque où il n’est qu’une relique inutile. Kiryu ne souhaite pas revenir dans ce monde qui a tourné sans lui, et ce monde ne veut pas de lui, le reléguant au rang de vieux-beau. SEGA est lucide sur la nature de son héros, traitant la question avec une dérision inattendue à l’heure où on voudrait nous faire avaler un Papa-Kratos comme un modèle d’écriture mature. Kiryu, qui dans les épisodes précédents n’était pas en reste sur le machisme et l’hyper-virilité, se retrouve ici coincé à chatter avec des camgirls dans des cyber-cafés fréquentés par d’autres darons aux pseudonymes grotesques (« Divorcé7fois » « Bongrospapa » « puceaude40ans » etc.), à taper « BOOBIES » avec deux doigts lors d’improbables mini-jeux. Dans des cabarets à hôtesse, vous vous retrouverez à lancer des « les jeunes, de nos jours » à des filles qui pourraient être les vôtres. C’est pathétique, et c’est dépeint comme tel. Incroyable.
Et pourtant, ce vieux gars sur le retour, qui n’a pas plus envie d’être là que nous de l’incarner vraiment, il ne manque ni de panache ni de noblesse. Crépuscule vivant d’une époque qui comportait encore quelques chevaliers en costume pelle-à-tarte rivés à un code d’honneur désuet, on ne peut qu’être touché par le portrait de cet homme qui ne souhaite au fond qu’une chose : qu’on lui foute la paix. Le caméo d’un Takeshi Kitano (pas vraiment une surprise : il est sur la jaquette du jeu) n’est pas innocent. Le vieil acteur Japonais, qui a l’air, dans son rôle de parrain minable dans un patelin paumé, de s’en foutre et d’attendre son chèque avec une force qu’aucune motion capture ne saurait cacher, c’est le reflet d’un Kiryu plus âgé encore qui aurait refusé de laisser tomber. La nature même de la série rend impossible toute tranquillité : difficile de faire un pas sans qu’un imbécile de passage essaye de capter votre attention avec une histoire farfelue, ou qu’il finisse par vous incomber de régler tous les problèmes du coin (la créativité des quêtes annexes est particulièrement poussée cette fois-ci). Mais, fait extrêmement rare dans un jeu vidéo de ce calibre, on arrive à ressentir le poids de l’ennui et de la fatigue d’un héros qui n’a, au fond, aucune envie d’être là.
L’Episode Parfait, tout simplement
Comme d’habitude, et avec le souci d’inclure les nouveaux venus de manière plutôt organique, le jeu se décline en deux petits open-world jouant bien davantage sur la densité que sur un effet de gigantisme. Kamurocho se parcourt de bout en bout en moins de deux minutes, et la petite bourgade d’Onomichi en deux fois moins. Et pourtant, que de choses à faire, que de secrets à découvrir. SEGA a peaufiné la formule d’épisode en épisode, privilégiant le bien fait au trop plein. Une soixantaine de quêtes, peu d’objets à collecter, et une dizaine d’activités annexes à pratiquer. Mais chacune d’entre elle colle, d’une manière ou d’une autre, à la couleur très particulière de l’épisode 6. Yakuza 0 était l’épisode du trop : trop d’argent, trop d’excès, des combats trop fous pour des années 80 excessives en tous points. Yakuza Kiwami était l’épisode du trop peu : retour à l’austérité, structure d’un jeu PS2 assez visible, des quêtes un peu répétitives, une boucle de gameplay austère… Yakuza 6 est l’épisode du dosage parfait, un best-of de la série en forme d’adieu à une époque, pour une série dont l’arc narratif à traversé trois générations de consoles.
Yakuza 6 est un jeu peut-être encore plus profondément japonais que les autres épisodes de la série. Lucide et amer sur l’état actuel du Japon. Vieillissante, précaire, violente avec les plus jeunes comme avec les plus vieux, dépendante à la technologie, obsédée par la beauté et la consommation frénétique à crédit, la société nippone décrite par Yakuza 6 semble empêtrée dans une impasse complexe dont le joueur occidental rate sans doute une part significative. En tant que touriste, l’expérience est cependant tout à la fois grisante et amère.
Car il y a au fond plus de sens dans ces boutiques hipsterisées, ces game-centers remplis d’otakus avides de cartes à collectionner et ces applications de justiciers uberisées que dans la quête centrale qui nous dépeint un monde Yakuza sur le déclin, se reconvertissant lentement dans le trading à haute fréquence et les magouilles écolo-politiques post-Fukushima, avec un cynisme toujours plus assumé. Kiryu, entre deux bagarres de rue avec des imbéciles patentés, n’appartient plus ni à l’un, ni à l’autre.
Sa place, il la trouve, brièvement, auprès du monde abandonné que constitue la petite ville d’Onomichi. Ses bars à l’ancienne, sa société un peu plus solidaire, son improbable club de base-ball amateur reconstituent autour de lui la micro-société qu’il a été contraint de laisser derrière lui à Okinawa dans sa quête éperdue pour sauver sa fille. Pour autant, Yakuza 6 n’a à aucun moment un discours réac ou idéaliste sur la question de la modernité ou du monde rural. Pas plus que Yakuza 0 ne faisait l’apologie des années 80, dépeintes dans toute leur vulgarité et dans leur infecte spéculation immobilière qui mènera au fameux « éclatement de la bulle » qui laissa des millions de Japonais sur le carreau dans la décennie suivante. Ce que Yakuza 6 parvient à faire avec brio, c’est décrire le crépuscule d’un monde par les yeux de son soleil. Ce qui vient après Kiryu n’est sans doute ni pire ni mieux que lui : il y aura toujours des héros et des salauds, de grandes gloires et de petites médiocrités. Mais si Yakuza 7 il y a, il dépeindra un monde nouveau. Un monde post-Kiryu Kazuma et post-Gôrô Majima. Un Yakuza après les Yakuza. Je n’ai sans doute pas assez dit à quel point Yakuza 6 est un jeu formidable, tant cela va sans dire : mais à la perspective d’un futur épisode dont le développement est à peine un secret, mon cœur frémit.
Techniquement quasiment parfait, riche de contenu et impeccable dans sa narration, Yakuza 6 marque surtout par sa capacité incroyable à faire vivre la vie d’un homme dans la force de l’âge, dans une société en mutation où il doit à la fois apprendre à être grand-père tout en gérant une guerre de gangs et un drame familial complexe. Sensible et drôle, le portrait d’un Kiryu hors du temps entre ville et campagne, n’aspirant plus qu’à un repos bien mérité auprès des siens étonne dans un monde vidéoludique habituellement si bas du front quand il s’agit de traiter les questions de virilité, de parentalité ou de rapport à la technologie.
zalifalcam
J'aime les jeux double A, les walking simulateurs prétentieux et les JRPG, et plutôt que de me soigner, j'écris à leur propos.
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