On l’aura attendu longtemps celui-là. L’heure est enfin venue de visiter la cité indépendante de Crossbell qui, je le sais, vous intrigue au plus haut point depuis à minima 6 épisodes. Non ? Attendez, vous êtes bien familiers avec la série des Trails, j’espère ? Si non, un rattrapage de ce monument du JRPG s’impose avant d’investiguer le nouveau diptyque.
Liberl est délivrée
Active depuis les années 80, la tentaculaire série du studio Falcom, Legend of Heroes, est passée par plusieurs étapes. Sa forme finale – actuelle – constitue la sous-série des Trails, autrement appelée Kiseki selon ses titres originaux japonais. L’une de ses particularités est de déployer sa trame narrative continue d’épisode en épisode, en faisant un focus sur l’une ou l’autre des contrées constituant le continent de Zemuria où guerres ouvertes et intrigues politiques font rage.
L’initiateur de ce concept est un certain Trails in the Sky, sous-série de trois jeux parus originellement de 2004 à 2007. On y suivait Estelle et Joshua Bright, deux Bracers – des mercenaires au service de la population – élevés comme frères et sœurs, qui se retrouvent progressivement mêlés aux conflits déchirant de l’autrefois calme royaume de Liberl, aujourd’hui engoncé dans des intrigues politiques internes diligentées par le belliqueux empire d’Erebonia. S’ajoutaient à l’affaire les sombres desseins d’une organisation, l’Ouroboros, dont les membres tantôt fantasques, tantôt cruels venaient influencer les troubles qui pèsent sur la contrée.
Trails in the Sky a une parution contrariée en dehors du Japon, et fut longtemps l’objet d’une arlésienne de la localisation, la faute à de nombreux facteurs comprenant une forme plutôt datée techniquement parlant, avec sa 2D isométrique qui ne fait plus recette, ainsi qu’un script dont la longueur ferait instantanément jeter l’éponge à la plupart des studios de traduction doués de raison. Entre 2013 et 2018, c’est une nouvelle sous-série chronologiquement postérieure, Trails of Cold Steel, qui vient mettre la lumière sur les dissensions internes au fameux Empire en prenant le point de vue de Rean Schwarzer et ses camarades, élèves dans une prestigieuse académie militaire. Entre les cours théoriques et les missions de terrain, ce petit monde se retrouve mêlé à des intrigues qui les dépassent. Mais en 3D cette fois.
Si chaque arc scénaristique peut s’aborder indépendamment des autres, le dense réseau narratif fait régulièrement intervenir d’anciens évènements ou personnages qui, pour quelqu’un qui prendrait le train en route, peuvent constituer des incompréhensions. On s’étonnait par exemple de l’irruption dans Cold Steel d’un groupe de personnages iconisés venus de la cité autonome de Crossbell ; et pour cause, il s’agissait des héros de la duologie précédente, Zero no Kiseki / Ao no Kiseki qui, jusqu’à présent, n’avait pas fait le déplacement hors de l’archipel. Voilà donc le lien manquant dans cette grande fresque épique, auquel nous allons pouvoir nous intéresser de plus près. Reprenons.
Gardiens de la paix avant tout
Quelques années après la mort de son frère dans des circonstances mystérieuses, Lloyd Bannings revient en ville avec son diplôme de détective fraichement en poche. Alors qu’il pensait rejoindre l’un des prestigieux services d’enquête de la police de Crossbell, on l’envoie en fait dans une unité fraichement créée, la « Section Spéciale de Soutien » (traduction personnelle, le jeu est en anglais intégral), dont le but est de reconquérir la confiance des citoyens dans les services de police qui l’ont depuis longtemps épuisée (toute ressemblance, etc.). Spéciale, c’est le mot, puisqu’en guise d’affaires, ce ne sont que des tâches de proximité qui l’attendent, et comme collègues, de parfaits newbies mal assortis. Mais voilà, de tâches subalternes en viles besognes, le SSS se frotte à tout ce que Crossbell comporte de parts d’ombre, et à travers elles, les manœuvres politiques qui pourraient bien écorner la cité-nation, coincée entre la République et l’Empire.
Habitués comme profanes seront peut-être décontenancés par la forme prise par Trails from Zero (ou Zero no Kiseki). Là où les précédents volets nous envoyaient par-delà les chemins, on se retrouve ici bloqués dans la ville, la seule ville, ainsi que les quelques routes s’étendant d’est en ouest et du nord au sud, et occasionnellement un donjon. Amateurs de tourisme s’abstenir, le terrain de jeu peut vite sembler restreint et les allers-retours trop fréquents, bien que des fonctions de voyage rapide (comprendre : le bus) viennent prestement faciliter les pérégrinations.
En guise de game design, on a droit à une formule bien rodée : les chapitres qui composent le jeu sont généralement assez directs dans leur approche, notre brigade doit régler une affaire qui se révèle plus complexe que prévu et qui l'envoie enquêter par monts et par vaux, récolter des indices, savater du monstre. Une fois l’investigation bouclée, retour au bercail et on se retrouve au prochain épisode la semaine suivante. Simple. Mais pas simpliste pour autant, puisque les situations prennent rapidement de l’ampleur et dessinent peu à peu le contour d’une véritable machination politique, mafieuse, et peut-être plus encore. Si suivre la trame en ligne droite prend déjà quelques dizaines d’heures, l’intérêt véritable du jeu se situe dans l’optionnel, c’est-à-dire toutes les requêtes qui leur sont soumises par la population et que ne renieraient pas les Bracers eux-mêmes. Quitte à en faire des complexes.
Au service des petites gens
Pour étriquée que soit la nature de Trails from Zero, on ne ressent pas tant cette facette : c’est au contraire un jeu qui sait prendre son temps et pousser celleux qui s’y essayent à changer leurs attentes et leur façon de jouer. Non pas en traçant tout droit vers l’urgence, mais plutôt en plongeant tête la première dans le superflu. À l’instar des jeux de rôle de Game Arts de la belle époque (Lunar, Grandia), Falcom s’évertue ainsi à donner à chaque PNJ un quotidien à soi, des problématiques personnelles concrètes, un avis sur le dernier commérage du quartier, et ce, à chaque moment de l’aventure. L’ensemble de la population a son mot à dire de bon matin, à l’heure du goûter, ou si une info croustillante en vient à circuler grâce à l’opiniâtre presse d’investigation locale.
En s’impliquant comme un véritable service de proximité, l’on découvre ici toute une trame narrative s’étendant de chapitre en chapitre, ce pour chacun·e des habitant·es de Crossbell. Pourquoi la fille du boulanger nourrit-elle une rivalité farouche et à sens unique avec l’apprenti de son père ? Pourquoi ce dénommé Anton a-t-il l’air d’un gros forceur ? Ces deux jeunes Bracers, là, ils vivent vraiment ensemble ? Et les gamins qui nous faisaient tourner en bourrique au début du jeu, pourquoi les trouvé-je parfaitement désopilants quatre chapitres plus tard quand je remplace leur prof ? Autant de dialogues longs et denses qui n’apportent que rarement du concret comme récompense, mais se révèlent indispensables. Et puis tout de même, faire le tour du quartier dès que possible dévoile parfois une affaire supplémentaire, qui n’était pas listée sur l’ordinateur de service trônant au milieu du salon de notre logement de fonction. Comme une récompense pour avoir joué les saint-bernards tout à fait désintéressés.
Car il faut dire que ces quêtes optionnelles ont leur importance. Outre les pavés de texte qui, vous l’aurez désormais compris, font partie intégrante du concept global de la série, elles vous apportent surtout des Points de Détective débloquant de temps à autre un accessoire rare ou un Quartz puissant qui rendent l’escouade plus gaillarde. Sans oublier la sensation du devoir accompli.
Adapter l’inadaptable
Nous sommes donc en présence d'une série par nature verbeuse qui n'hésite pas à écrire, pour enrichir son univers, des romans entiers : des livres feuilletonnants aux contenus étonnamment prenants, et qu'on aura à cœur de collectionner dans notre bibliothèque in-game au fil des jeux. Ou, par le truchement des localisations internationales, à ajouter des messages meta ou humoristiques dans chaque coffre en sus du contenu original. Le but est sain et spontané, la simple envie d’offrir aux joueureuses un monde bien construit dans lequel iels pourront s’impliquer, et un peu de divertissement. Les localisations des Trails dans la langue de Shakespeare ont longtemps été un vrai sac de nœuds, entrainant – véritablement – des problèmes psychiques chez ceux qui s’y sont frottés. Depuis que NIS America a repris l’affaire des mains de l’éditeur historique Xseed à compter de 2017, ils se sont attelés à la tâche de la traduction des jeux estampillés Falcom avec plus ou moins de réussite, et de nombreux ratés. Connaissant l’ampleur de ce projet-là, ils ont changé d’approche. Dans une initiative rare (mais pas inédite), ils ont licencié une traduction amateure de la duologie par le collectif Geofront afin qu’elle leur serve de base. La série est en effet très appréciée d’un noyau dur de fans, qui n’apprécieraient pas de voir des termes et patronymes charcutés, ou que la trame globale soit rendue brouillonne par des disparités de traduction ; se servir du travail sérieux et ô combien sincère des grands spécialistes du sujet semble, et je parle le nez dedans, avoir été le bon choix. Si les textes qui arrivent entre nos mains ne sont pas exempts de reproches (je pense à une ou deux phrases d’évènements très spécifiques qui restent en japonais), le travail est de qualité et constitue surtout un parfait trait d’union entre les jeux précédents et à venir.
De même, cette itération de TfZ ne se contente pas d’être un bête portage, mais arrive en bout de chaine d’un historique touffu : si les jeux originaux sont sortis sur PSP, les versions Switch et PC sont adaptées de la version Kai, une amélioration PS4, tout en y incorporant des fonctionnalités apportées par des versions non officielles (Geofront, Joyoland). L’équipe de localisation a tout fait pour proposer le meilleur de chaque monde, améliorant UI et UX (on peut désormais accéder d'un seul bouton au log des dernières conversations), graphismes, netteté des assets (sprites, écritures dans le décor), sous la supervision du sieur Durante. Un programmeur bien connu de la sphère du modding PC (notamment pour avoir rendu jouable la version sur ordinateurs de Dark Souls) et qui œuvre depuis longtemps sur les jeux Falcom. Alors que sa stature datée aurait pu le rendre anachronique quelques années plus tôt, Trails from Zero nous arrive pile dans une période de retour en grâce du JRPG oldschool, dont de nombreux représentants illustres nous reviennent plus ou moins bien restaurés. À ce titre, je dois dire qu’il fait figure de modèle.
Sur les petits chemins de terre on a souvent vécu l'enfer
Si les Legend of Heroes leur sont historiquement antérieurs, les épisodes modernes se posent en héritiers directs de licences qui ont cherché à dynamiser les systèmes tour par tour, telles Grandia ou Radiant Historia. Ici pas de jauge en « temps réel », mais c’est tout comme : les tours d’action sont connus à l’avance, et peuvent évoluer en fonction des choix pris par les joueureuses. On peut donc prévoir de lancer un coup rapide plutôt qu’un sort lent, et ainsi agir avant l’ennemi – d’autant qu’aux tours sont parfois assortis des bonus, comme un critique assuré ou une défense automatique. Ajoutons à ça l’habituel système de Craft Points, des points croissant au fil des coups et permettant de déclencher coups spéciaux et furies (les « S-Crafts », qui peuvent être lancés à tout moment y compris durant un tour ennemi, si votre personnage a plus de 100 CP à disposition), et vous avez là un système que je qualifierais de plus tactique qu’il n’y parait de prime abord.
Pas simplement parce que les combats se jouent sur un quadrillage où ennemis et alliés se déplacent, mettant à l’honneur l’anticipation du comportement adverse pour mieux le châtier. Mais surtout, car la dynamique des combats rend cruciale la gestion des tours d’action et de nos jauges. On peut en outre, et ce avant même les ajouts consentis par les opus plus récents, construire ses personnages en profitant des effets des accessoires (faire augmenter les CP à chaque tour, booster diverses caractéristiques, etc.) et des Quartz, une feature que je ne détaillerai pas ici, mais qui revient à garder le contrôle sur les magies et compétences de son groupe, aboutissant comme on le souhaite à des héros spécialisés ou bien à une équipe plus cohérente, aux méthodes franches. Ce qui ne sera pas de trop pour affronter les bêtes, boss optionnels et autres embuches qui se dressent sur la route de nos flics de choc.
Tour d'horizon : Zéro down
Terminons ce tour du propriétaire, qui je l’espère aura présenté la série aux lecteurices de The Pixel Post qui pourraient être passés à côté jusque-là, en abordant l’ambiance générale du titre. Si la série aborde fréquemment des baux sombres (guerre, traite d’êtres humains, délires sentimentaux d’un immense bellâtre), les épisodes introductifs de chaque arc prennent plutôt une atmosphère guillerette, le temps que le ton s’assombrisse. Celui-ci ne fait pas exception et nous plonge dans un bain de fun et de légèreté pendant une bonne part de l’aventure. Héritage officieux de Grandia, encore, les principaux dialogues – doublés en anglais et japonais - s’accompagnent de portraits des intervenants, dans un style que je qualifierais improprement de « manga », qui changent au gré de leur humeur. Compromis visuels obligent, les péripéties ont recours à des idées toutes bêtes tels les jeux de tailles de phylactères et de police d’écriture pour rendre compte d’un son étouffé venant d’une pièce fermée. Une mise en scène organique inspirée du neuvième art, qui passe très bien dans ce cadre. Il en va de même des sprites, affinées pour l’occasion, qui se montrent suffisamment expressives pour faire fonctionner notre empathie à plein régime, dans les moments touchants tout autant que les drôles.
L’humour, parlons-en d’ailleurs. Avec les atours de l’animation japonaise viennent également ses passages obligés, qui peuvent rebuter. Nos protagonistes sont en effet archétypaux – le héros naïf à la noble âme, la fille de bonne famille qui cherche à donner un sens à sa vie, le dragueur invétéré qui cache un lourd secret, la fille plus jeune, mais balaise en magie et informatique –, et l’humour en est à l’avenant : passages obligés, quelques vannes sur l’attachement de telle ou telle fille bien jeune à notre héros rougissant, complexe de la grande sœur et autres allusions tendax qui feront lever au ciel les yeux des joueureuses des années 2020. Ce n’est heureusement pas l’essentiel des interactions et pour peu qu’on le tolère, ou mieux qu’on affectionne cette légèreté parfois attendue, on passe de très bons moments en compagnie de la fine équipe. En bouquet final, les excellentes musiques produites par l’institution Falcom Sound Team jdk ; autant vous dire qu’on n’aura pas les crédits, mais ça dépote. Et encore vous n’avez pas entendu la bande-son de Trails to Azure. J’ai hâte.
Trails from Zero a été testé sur Switch dans sa version boite commerciale.
Zero no Kiseki peut sembler aussi vieillot en 2022 qu’il ne l’était déjà en 2012, mais on y plonge comme dans une vieille paire de chaussons confortables. Dans un monde plus que jamais anxiogène et frénétique, il aura été pour les joueureuses de 2022 un ilot de couleurs et de pensée positive, presque un Iyashikei. Gageons qu’il en sera de même avec la suite, prévue pour mars 2023.
Les + | Les - |
- On s’entiche des nombreux PNJ | - Très, TRES verbeux. Soyez prévenus |
- Les systèmes éprouvés fonctionnent toujours... | - ... mais les combats sont rarement transcendants si on les optimise |
- Musiques de qualité | |
- Persos sympathiques, mêmes chez les antagonistes |
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