Trois ans après leur très drôle et très réussi Edgar – Bokbok à Boulzac, La Poule Noire revient avec To Hell with the Ugly, un nouveau jeu narratif cette fois-ci adapté du roman Et on tuera tous les affreux de Boris Vian. Trois années probablement assez tumultueuses pour le studio, qui aura connu l’échec de sa campagne de financement participatif fin 2020, l’entrée dans le label d’édition d’Arte en 2021, et le report d’un an de la sortie du titre. L’attente en valait la peine : To Hell with the Ugly n’est certes pas une révolution vidéoludique mais une adaptation exemplaire, portée par une direction artistique et une BO sublimes.
La proposition était pourtant assez casse-gueule sur le papier, promettant à la fois un point&click, un jeu narratif, des combats, des mécaniques d’enquête et de l’infiltration, le tout en restant fidèle à l’œuvre d’origine. De tels mélanges sont souvent malheureux et s’éparpillent en faisant tout, mais en ne réussissant rien, un écueil qu’a miraculeusement évité La Poule Noire, tout en suivant à la fois la trame et l’esprit du roman mais en ne gardant que les meilleurs éléments.
Boris Vian ft. La Poule Noire
Avant même de parler de ce qu’on y fait, c’est ce qu’on nous raconte dans To Hell with the Ugly et la façon de le faire qui mettent en lumière tout le talent du studio. Edgar – Bokbok à Boulzac était déjà hilarant, To Hell with the Ugly est encore un cran au-dessus et distribue les punchlines, situations absurdes et expressions désuètes comme s’il n’y avait pas de lendemain. Malgré une légère grimace devant un doublage uniquement anglophone – un choix cependant compréhensible du point de vue économique et cohérent avec l’intrigue, qui se passe à Los Angeles – et l’utilisation du titre anglais d’un roman pourtant français et adapté par un studio français, je suis très vite rentré dedans, à la fois pour son intrigue, son écriture, ses blagues et sa galerie de personnages. Merci Boris Vian ? Pas entièrement…
Par acquit de conscience, je me suis lancé dans un comparatif du jeu et du roman, pas tant pour distribuer les bons points que pour constater le travail d’adaptation – et pour le plaisir de lire du Boris Vian, dont je ne connais finalement que les romans majeurs et quelques chansons. Et si le roman Et on tuera tous les affreux est effectivement très drôle sur bien des points – bien plus que ses autres romans écrits sous le pseudo de Vernon Sullivan, plus sombres et plus sérieux – et très bien écrit, il contient également un certain nombre d’éléments et de péripéties qu’il aurait été compliqué, sinon problématique, d’adapter tels quels en 2023.
Que l’on s’entende bien : mon propos n’est pas que l’on doive censurer ou réécrire quoi que ce soit. Et on tuera tous les affreux doit rester tel qu’il fut écrit dans les années 40, avec ses défauts et ses qualités. Ses qualités, elles, sont reprises au mot près dans To Hell with the Ugly, et c’est une excellente chose : les répliques, en plus d’être souvent hilarantes, s’intègrent parfaitement avec celles écrites par le studio et forment un tout étonnamment cohérent. On reconnaît sans peine qui de Vian ou La Poule Noire a pondu telle ou telle punchline, mais le dialogue entre les deux univers fonctionne à merveille.
Et on passera tous les affreux chapitres
Ce qui nous amène aux aspects moins adaptables de l’œuvre originale. Rocky, le personnage principal et narrateur du roman, est globalement un sale type. Misogyne, imbu de lui-même, superficiel, un peu stupide : une partie du ressort comique du roman consiste à lui faire dire ou faire des horreurs de manière grotesque et exagérée, ne laissant que peu de doutes quant à l’opinion de l’auteur sur son protagoniste et ses actions. Un procédé, qui, à mon sens, pose parfois quelques problèmes à la lecture du roman, mais m’aurait posé encore plus de soucis s’il avait été retranscrit sans recul et sans réflexion 75 ans plus tard.
La Poule Noire s’en sort encore une fois d’une très belle manière, via deux procédés. Le premier, c’est d'offrir un droit de réponse aux interlocuteurs (plus souvent interlocutrices) de Rocky. Dans le livre, hormis le personnage de l’actrice Sunday Love, qui a systématiquement du répondant, les femmes proches de Rocky n’ont pas tellement l’occasion de se défendre verbalement face aux remarques sexistes et méprisantes du protagoniste et des autres protagonistes masculins. Un aspect expliqué par la narration du roman : l’action est racontée via le prisme et point de vue de Rocky, lui-même objectifié par la gent féminine pour son corps d’athlète. C’est un des thèmes et propos du roman : Rocky est aussi superficiel que les femmes qui ne sont attirées que par son physique. Dans un jeu raconté à la troisième personne et donc d’un point de vue externe à son héros, cette passivité ou absence de réponse face aux remarques déplacées aurait posé problème. Le studio s’en sort donc à coups de répliques drôles et cinglantes, et Rocky et ses amis se font régulièrement remettre à leur place. Le jeu garde l’esprit du roman : Rocky est un sale con et les femmes veulent toujours autant son corps, mais ne s’empêchent pas pour autant de l’envoyer paître quand il sort des dingueries.
Et puis, parfois, il y a des scènes carrément problématiques. Par exemple, vers le tiers du roman, Rocky assomme une antagoniste et la fouille pour trouver des indices relatifs à l’enquête. Durant cette scène, narrée sur un ton comique, il l’agresse sexuellement en cherchant avec insistance dans des endroits particuliers et finit par s’en aller prestement de peur « d’aller plus loin » et de perdre sa virginité qu’il souhaite conserver à tout prix – c’est le point de départ de l’intrigue et la philosophie de vie du personnage : son entraînement d’athlète qu’il s’impose implique de rester vierge jusqu’à ses vingt ans. Même si je comprends l’intention de l’auteur dans cette scène, je doute qu’elle soit judicieuse, et encore moins de cette manière-là. Mais c’est trop tard, le livre a été publié en 1948 et ce chapitre est tel qu’il est (terriblement gênant). La Poule Noire a eu la présence d’esprit de ne pas nous infliger une telle séquence manette en main, et a entièrement changé la péripétie de manière à ce que Rocky recueille les mêmes informations sans passer par la case agression sexuelle.
Le jeu s'en retrouve fatalement édulcoré et fait l'impasse sur les séquences les plus outrancières, mais ne se prive pas du caractère grivois du roman pour autant : To Hell with the Ugly parle frontalement de désir, de sexe et de sexualité, et contient son lot de nudité et de galipettes. Il ne se débarrasse pas non plus de son ton et propos cyniques, à la limite de la misanthropie : c’est grinçant, parfois cruel, sans grande considération ni pour nos dirigeants ni nos concitoyens ni nos institutions, et ajoute même un nombre considérable de blagues et situations à charge contre la police bien senties – et satisfaisantes. Les personnages de To Hell with the Ugly sont tout autant superficiels, égoïstes, inconscients et méchants que ceux de Et on tuera tous les affreux, et c’est souvent pour ça que c’est drôle. Le jeu sait seulement quelles limites ne pas dépasser et s’est évertué à renoncer aux passages à tonalité comique du livre touchant au viol, plus globalement aux violences faites aux femmes, au racisme ou à l’homophobie – pas que le roman cautionne ces actes et paroles pour autant, mais il en rit et les met en scène de manière pas très adroite et quelquefois même un peu ambigüe. On remercie La Poule Noire pour cet exercice d’adaptation.
Mais alors, et le jeu ?
Si la question du gameplay et de l'aspect ludique arrive aussi tard et prend si peu de place, c'est bien pour une raison. Dans la continuité de ce qu'avait fait La Poule Noire avec Edgar, les mécaniques de To Hell with the Ugly sont très classiques, plutôt en retrait, mais surtout complètement au service de l'intrigue. Le titre n'essaie pas de s'affirmer comme un point&click, un jeu d'enquête ou de combat au tour par tour : il s'agit avant tout d'une adaptation vidéoludique d'un roman, dont les péripéties dictent les différents types de gameplay.
Quand Rocky enquête dans le roman, le jeu devient un point&click pour récolter des indices ou combiner des objets, puis un puzzle game pour analyser les pistes et élaborer un plan ; quand Rocky se bagarre, le titre amène du combat au tour par tour ; quand il entre par effraction dans un bâtiment, To Hell with the Ugly introduit de l'infiltration, etc. L'exécution est plutôt propre : aucune séquence n'est jamais désagréable ou ratée - même celles d'infiltration, pourtant un peu plus faibles que le reste du jeu - et tout le titre se parcourt agréablement. Le confort de jeu est au rendez-vous, les séquences de combats peuvent être passées pour celles et ceux qui ne viennent pas pour ça, et rien ne dure jamais trop longtemps.
Le titre est ainsi parfaitement rythmé : sur les 3h30/4h que dure l'aventure, les péripéties sont menées tambour battant, portées par un gameplay suffisamment varié. C'est aussi le seul vrai défaut de To Hell with the Ugly. Sur un temps de jeu aussi court et ramassé, on n'a pas le temps de s'ennuyer mais on manque également de temps pour développer un gameplay pourtant sympathique et efficace. Les quelques séquences de déduction fonctionnent bien, de même que les combats et leur mécanique de rythme à la Paper Mario, mais on a à peine le temps de les apprécier et découvrir que le jeu est déjà fini. La partie ludique s'en trouve ainsi un peu frustrante et confine le gameplay à un simple support de l'intrigue. C'est toute la limite de l'exercice : accorder plus de temps de jeu ou de place pour le gameplay aurait probablement dilué une intrigue qui, en l'état, fonctionne très bien, mais laisse un peu sur sa faim sur le plan vidéoludique, surtout pour un titre fatalement peu rejouable vendu 20 €.
To Hell with the Ugly a été testé sur PC via une clé fournie par l'éditeur. Il est également disponible sur PlayStation 4 et 5, Xbox Series et Nintendo Switch.
Direction artistique somptueuse, BO de qualité, adaptation impeccable tant dans l'écriture que dans les choix de gameplay, rythme maîtrisé, humour fin et ciselé : To Hell with the Ugly est une franche réussite. La Poule Noire parvient à retranscrire l'ambiance et l'humour du roman de Boris Vian sans nous infliger ses passages les plus gênants, tout en y ajoutant sa patte et ses propres thématiques. On regrettera un aspect ludique assez timide dont certaines mécaniques auraient pu être plus développées, mais cela aurait probablement alourdi un scénario qui n'a pas besoin de plus de péripéties.
Les + | Les - |
- DA magnifique | - Un peu court et peu rejouable pour son prix |
- C'est très drôle et très bien écrit | - Le gameplay laisse un peu sur sa faim |
- Un travail impressionnant d'adaptation |
Shift
Camélidé croisé touche de clavier et militant pro-MS Paint. J'aime les jeux indés à gros pixels, les platformers sadiques et les énigmes.
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