Un AA polonais, présenté comme un RPG moralement ambigu et repoussé à plusieurs reprises : je ne vais pas mentir, je ne suis pas entré dans The Thaumaturge au maximum de ma confiance, seulement un peu rassuré par la présence de 11 bit studios à l’édition, jusqu’ici gage de qualité. Et j’ai bien fait d’y aller, car malgré toutes ses imperfections, tous ses petits problèmes techniques, The Thaumaturge est un jeu absolument fascinant, tant pour son ambiance que son écriture.
On a ici affaire à un titre qui tente de cocher à la fois les cases du jeu de rôle, du tactical, du point & click, du jeu d’enquête, le tout sur une aventure d’une grosse trentaine d’heures, et abordant une importante quantité de sujets politiques, historiques et sociaux sérieux et compliqués. Un projet assez casse-gueule, il faut le dire, et dont Fool’s Theory se sort étonnamment bien. Mieux même que ce que je pouvais en espérer, grâce à un élément déterminant dans la production indé et AA : une connaissance précise de ses propres limites.
Sound of da Polish
Mais avant de parler de certaines faiblesses du titre, il faut se pencher sur l’indéniable réussite de The Thaumaturge : Varsovie. Comme durant son exploration, il est difficile de trouver par où commencer, tant la ville fourmille de détails et de stimuli de toutes sortes. Le gameplay met une emphase toute particulière sur l’exploration des traces sensorielles et émotionnelles laissées dans l’environnement via les pouvoirs de thaumaturge de Wiktor, et l’enrobage du jeu répond à merveille à cette approche narrative. Le sound design de la ville, des travaux, des uppercuts et coups de feu durant les combats, rien que le petit claquement de doigts avec de la réverb de Wiktor pour "scanner" son environnement (d’un point de vue immersion, on aime, d’ailleurs, que l’indicateur d’objectifs soit diégétique) : tout sonne à merveille et contribue énormément à faire vivre cette Varsovie de 1905, au moins autant que cette bande-son lancinante qui fait pleurer les violons sur des cœurs fantomatiques comme seule l’Europe de l’Est sait le faire.
Mais surtout, c’est une ville dans laquelle il se passe toujours quelque chose, et dont l’apparence et l’ambiance évoluent au fil des chapitres et des quartiers. Ici, deux ivrognes se battent contre un lampadaire (et perdent), là, des manifestants complotistes s’insurgent contre l’aménagement du tout à l’égout, des gamins jouent à sauter du haut d’un muret, un amant éconduit supplie sous un balcon : bien qu’une quantité incroyable de lore et de world building passe par les dialogues et la lecture de documents, une attention toute particulière à la narration environnementale a été apportée et donne énormément de personnalité à l'ensemble. Il est en plus possible d’avoir toute une batterie de micro-interactions avec la ville. Wiktor peut occasionnellement aller acheter des pâtisseries dans une boutique, flâner au marché, écouter la vielle à roue dans la rue, caresser une portée de petits chiots et autant d’autres actions très anecdotiques, mais riches en caractérisation de la ville que l’on explore. Que Wiktor interagisse ou non avec, cet environnement bouillonnant de vie et de détails est là, et fait de Varsovie le personnage principal et central de The Thaumaturge, bien loin d’être un simple terrain de jeu que l’on traverserait en pilote automatique d’une quête à l’autre.
Quêtes d’ailleurs portées par un casting particulièrement marquant et haut en couleur. L’ami d’enfance complètement intense et chaotique, le cousin pourri gâté insupportable, la socialiste à la tête d’un groupe armé, l’artiste suicidaire qui peint les cadavres laissés par un tueur en série, le voyageur complètement perdu, la sœur ambitieuse, tous ont leur caractère bien trempé et personnalité marquée. Mais, surtout, leurs interactions et dialogues sonnent juste, tantôt hilarants, voire absurdes, tantôt graves, tristes, touchants, mais souvent justes ancrés dans la banalité d’un quotidien qui persiste à exister malgré les chamboulements sociaux et politiques de ce début de XXe siècle, et qui leur donne une consistance sans pareille. Au-delà des enjeux parfois très élevés qui entourent ces personnages, c’est dans le détail de leurs existences et émotions que l’écriture tape le plus juste, et on finit par se réjouir de retrouver douze heures plus tard ce personnage totalement annexe et se rendre compte qu’il se souvient de nous.
Varsovie ma vie à pile ou face
Et pourtant, des enjeux, il y en a. Je vous épargnerai ce poncif du "les quêtes annexes sont plus intéressantes que la quête principale" que l’on nous sert à toutes les sauces depuis la trilogie The Witcher : ici, les quêtes secondaires sont tout aussi intéressantes que la quête principale, et sont surtout très complémentaires. Sans vouloir trop en dire, ignorer les objectifs annexes du titre, c’est se priver non seulement d’un paquet de contenu passionnant et de personnages attachants, mais c’est surtout passer à côté d’un grand nombre de thématiques qui font tout le sel du scénario de The Thaumaturge, et saborder son troisième acte, qui dépend énormément des choix et actions menés tout au long des actes un et deux. Vous êtes prévenu·e·s.
Placer une intrigue dans la Pologne de 1905 n’est pas un choix anodin, et implique d’aborder un nombre conséquent de sujets. Si la quête principale tourne surtout autour de Wiktor, avec le décès brutal de son père, la recherche de secrets familiaux, de ses implications avec un certain Raspoutine, et d’un contexte de plus en plus hostile envers les thaumaturges – reprenant à 100% les éléments de langage et de propagande antisémites de l’époque, la métaphore est volontairement sans aucune subtilité, mais très efficace – les quêtes secondaires sont là pour brosser un portrait à la fois déprimant et passionnant de l’Europe de l’Est du début du XXe siècle. Dans une ville occupée par la Russie et sa police politique, où les groupes nationalistes polonais ne sont clairement pas tous d’accord entre eux, où la lutte passe également par des universités clandestines ou par la grève, et où la Première Guerre mondiale et la révolution de 1917 sont prêtes à éclater, les choix à faire et les actions à mener sont, pour le coup, moralement ambigus. Moralement ambigus pour de vrai, de manière assez terrible et crédible et assez loin du côté edgy que l’on pourrait craindre d’un RPG paranormal, paranormal d’ailleurs bien moins présent que ce que l’on pourrait croire, et qui sert davantage de métaphore aux évènements tragiques et bien réels décrits dans le scénario.
Il ne sera évidemment pas possible de prendre part à tous les combats, encore moins de sauver tout le monde, nos intérêts personnels sont souvent très incompatibles avec ceux de nos camarades voire de notre propre famille : les choix sont clivants, douloureux et peuvent parfois avoir des conséquences dramatiques plusieurs dizaines d’heures après les avoir faits, de manière insoupçonnée. C’est peut-être d’ailleurs la seule limite de l’exercice : si le titre nous laisse assez libres dans la manière de progresser dans l’aventure et de construire ou non l’implication de Wiktor dans les diverses luttes et intrigues faisant rage à Varsovie, la quête principale nous amène parfois vers des goulots d’étranglement un peu abrupts, forçant vers des péripéties obligatoires ou fins de chapitre uniques qui détonnent fatalement avec le reste.
Quand la vie vous donne des citrons, faites de la vodka
Mais, comme je le disais plus haut, The Thaumaturge est un jeu qui semble connaître ses limites, et qui compose avec. Bien que cela soit un peu frustrant, je préfère largement des péripéties imposées plutôt qu’un faux choix, dont toutes les réponses ont la même conséquence. Le résultat est le même, mais le sentiment d’artificialité est finalement moindre. C’est d’ailleurs ce qui constitue la dernière réussite du titre.
C’est particulièrement le cas du côté des mécaniques d’enquête, qui, j’ai l’impression, ont été revues à la baisse. Que l’on soit bien d’accord : ne jouez pas à The Thaumaturge si vous espérez mener vous-même une enquête, on est bien loin d’un Case of the Golden Idol, d’un Ace Attorney, on est même en dessous des Sherlock Holmes de Frogwares. Chronique des Silencieux en faisait beaucoup trop, au point de nous perdre et nous frustrer, The Thaumaturge est dans l’excès inverse, en donnant automatiquement toutes les réponses. Wiktor scanne la zone, ramasse les indices qui s’affichent à l’écran, et tire sa conclusion tout seul. Ça pourrait être une mécanique très décevante, mais elle est heureusement très bien utilisée : au bout de quelques boucles "d’enquête", on comprend qu’il s’agit surtout d’un très chouette outil narratif, modélisant de manière extrêmement claire et organique les pensées de Wiktor, les traces émotionnelles qu’il suit et les enjeux de chaque personnage. Bien que mécaniquement assez répétitif, le procédé est finalement suffisamment élégant et bien écrit pour tenir sur la longueur et nous aider à correctement appréhender les choix et situations.
Il en est de même pour le combat, assez quelconque durant les premiers affrontements, mais dont le système gagne en richesse au fil des chapitres, demandant de jongler entre différents salutors, les esprits liés à Wiktor, et des niveaux d’attaques physiques, qui augmentent à mesure que l’on enchaîne les capacités d’un même type. Si le système s’avère finalement plus intéressant que prévu et assez plaisant, le titre semble être conscient de son caractère limité et reste assez sobre sur la partie affrontements. Peu d’ennemis à combattre simultanément, points de vie qui se régénèrent automatiquement à la fin de chaque rencontre, nombre de salutors et de capacités assez restreint : ça ne tire jamais sur la corde, ça n’empile pas trop de mécaniques, c’est fonctionnel et ça reste à sa place de gameplay annexe, certes bien fichu et cohérent avec le reste du jeu, mais qui n’a pas vocation à devenir l’attraction principale. On a ainsi affaire à tout un tas de mécaniques pas forcément passionnantes si on les prend indépendamment, mais qui forment un tout cohérent avec l’ambiance et la narration du titre, et qui n’essayent pas de faire plus qu’elles n’en sont capables, s’effaçant dès que nécessaire derrière le vrai intérêt du titre.
The Thaumaturge a été testé sur PC via une clé fournie par l'éditeur. Il est également disponible sur PS5 et Xbox Series.
Malgré ses quelques imperfections techniques et mécaniques, The Thaumaturge est un jeu parfaitement charmant et fascinant. Son écriture, ses personnages, ses enjeux, son atmosphère m'ont gardé captivé durant plus de trente heures, et je relancerai avec plaisir une seconde partie, pour explorer les embranchements manquants et retrouver ces personnages si attachants. Derrière son apparence de RPG paranormal grisâtre se cache finalement une fresque politique et sociale passionnante qui me restera longtemps en tête.
Les + | Les - |
- Ambiance visuelle et sonore exceptionnelle | - Techniquement assez inégal |
- Des quêtes principales et annexes passionnantes | - Quand même assez répétitif dans ses mécaniques |
- Parmi ce qui se fait de mieux en termes d'écriture de RPG | |
- La ville de Varsovie |
Shift
Camélidé croisé touche de clavier et militant pro-MS Paint. J'aime les jeux indés à gros pixels, les platformers sadiques et les énigmes.
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