Après Through the Darkest of Times, qui nous plongeait dans un réseau de résistants dans l’Allemagne de 1933, Beholder 3 et son gardien d’immeuble forcé de collaborer malgré lui, Forced Abroad et son récit de jeune homme néerlandais envoyé au travail forcé, The Darkest Files vient confirmer l’évidence : Paintbucket Games a des choses à raconter autour de la dictature nazie.
Et je dirais même plus : après Forced Abroad qui se basait sur de vrais carnets, The Darkest Files, lui, met en scène de vraies enquêtes et vraies affaires, et met notre personnage sous les ordres du vrai juge et procureur Fritz Bauer (qui a notamment initié les procès d’Auschwitz), affirmant la ligne édito du studio. Plus que jamais avec The Darkest Files, Paintbucket tente de mélanger la formule du serious game/jeu documentaire à la Charles Games avec le jeu d’enquête et de procès à la Ace Attorney. Et si le résultat peut être un peu bancal du côté de la technique et de quelques points de gameplay, il faut reconnaître que le résultat est particulièrement pertinent, tant sur le fond que sur la forme.
Rien n'appartient au passé, tout est encore présent
The Darkest Files nous met dans la peau d’Esther Katz, une jeune procureure fraîchement engagée dans l’équipe de Fritz Bauer, bien décidée à faire rouvrir des affaires classées et condamner les responsables d’exactions menées sous le régime nazi. Si, à l’exception de Bauer, Esther Katz et ses collègues sont des personnages fictifs, les affaires sur lesquelles nous serons amenés à enquêter sont de vraies histoires, dans lesquelles seuls les noms des protagonistes ont été changés. C’est donc le moment du petit trigger warning : le jeu traite de situations et d’actes particulièrement rudes, et dépeint de réels cas de torture, d’exécutions, de séquestration. Paintbucket a l’intelligence et la décence de ne pas représenter tout ceci de manière trop graphique ou racoleuse, mais les sujets sont abordés de manière frontale. Et si le sujet est à mon sens important à traiter, particulièrement en ce moment, il est aussi très dur, et je pense qu’il vaut mieux être averti.
La première très bonne idée de The Darkest Files, c’est d’avoir choisi un scope très resserré. Deux enquêtes, un épilogue, fin. J’avoue que je trouve le procédé si efficace, si pertinent et les histoires racontées si intéressantes que j’y retournerais volontiers d'ici à quelques mois ou années pour une ou des affaires en suite ou DLC, mais pour l’instant, limiter le jeu à ces deux histoires est une très bonne chose, en cela que ce caractère resserré permet de bien se concentrer sur les enjeux, contextes et personnages. Je n’aurais pas craché sur une 3e affaire, mais je ne me souviens que trop bien du dernier acte bâclé de Chronique des Silencieux : on ne peut pas tout avoir, et je préfère largement avoir moins, mais mieux fait. D’autant que des bugs apparaissent déjà dans la fin de l’acte 2 et sur l’épilogue, ce qui me conforte dans l’idée qu’un acte 3 aurait été largement au-delà des capacités du studio.

Les deux enquêtes tournent autour de personnes injustement condamnées à mort avant la libération, et tout l’enjeu sera de prouver que, même selon la loi en vigueur à cette époque, ces exécutions étaient illégales. On sait qu’elles étaient immorales et illégitimes, mais il va falloir prouver qu’elles enfreignaient la loi. C’est là toute la pertinence du propos de The Darkest Files, et toute l’horreur de la situation. Il n’y a pas d’horribles monstres dans le jeu, pas de terribles masterminds, pas de clichés du nazi assoiffé de sang, mais un système parfaitement rodé pour permettre ces exactions et l’omerta qui plane autour. Les suspects et témoins que l’on interroge sont des gens tristement banals, certains sont charmants, polis, désagréables, évasifs, sur la défensive, coopératifs, et la solution n’est jamais simple ou binaire, il y a souvent plusieurs responsables, et, surtout, tout le monde se couvre. À différents degrés, les individus sont plus ou moins coupables, car ils ont donné les ordres ou les ont suivis, par carriérisme, par lâcheté, par conviction, par ignorance, certains ont agi sans avoir conscience des conséquences, car rien ne prépare à vivre sous un régime fasciste, et que l’horreur provient souvent de gestes et situations tout ce qu’il y a de plus anodins.
Il m’a par exemple été difficile de ne pas faire le rapprochement entre la première affaire du jeu et le film Je suis toujours là, également basé sur des faits réels, mais cette fois-ci dans la dictature brésilienne des années 70. Les enjeux et circonstances ne sont pas tout à fait les mêmes, mais les deux montrent très bien comment monsieur et madame tout-le-monde peuvent conserver leur quotidien au sein d’un régime totalitaire et avec quelles vitesse et brutalité leur monde peut basculer. Le matin, on prend son petit déjeuner en compagnie de sa femme et son fils, le soir, on est froidement abattu dans une prison nazie. Tout le monde sait que cet acte était illégal et immoral, mais personne ne fera ou ne dira rien et tout le monde va se couvrir.

Esther Katz: Ace Attorney
Et cette terrible ambiance donne un jeu d’enquête et de procès vraiment très intéressant. The Darkest Files parvient à maintenir un équilibre franchement impressionnant : les mécaniques d’enquête sont bien conçues, de manière à ce qu’on ne s’ennuie jamais et que les déductions se fassent de manière intuitive et organique, mais ne s’évertue pas à rendre ces histoires d’exécutions sommaires funs ou amusantes. C’est même tout le contraire. Au fil des documents récupérés, des suspects et témoins interrogés, on commence à tirer des conclusions, à retranscrire les évènements de manière chronologique sur un plan : tout ceci peut être un peu excitant quand on comprend enfin ce qui a bien pu se produire, mais c’est justement ce cheminement mental que nous fait prendre le jeu qui met en lumière toute l’horreur des mécanismes que je décrivais plus haut.
Loin d’être un prétexte pour lier jeu vidéo et documentaire, le gameplay de The Darkest Files est au contraire une manière terriblement efficace de nous faire comprendre comment et pourquoi de telles exactions ont pu se produire et mettent en lumière la terrible vérité : aucune de ces affaires n’est un cas isolé, ce sont toutes les produits d’un système très bien rodé et pensé. Et plutôt que de nous en faire un exposé, Paintbucket Games nous le fait comprendre par nous-même, à mesure que l’on démêle les témoignages et enjeux. D’un coup, la découverte n’est plus du tout grisante, et on est frappé par le caractère tragique de ces situations malheureusement banales dans ce genre de régimes. J’en ai pourtant fait, des jeux d’horreur ou tristes, mais The Darkest Files a su me faire sentir bien plus mal que la quasi-totalité d’entre eux à mesure que j’en comprenais le propos.

Il en est de même pour la mise en scène, en particulier du côté des interrogatoires. Ces séquences sont au centre du gameplay, puisqu’il va s’agir de questionner plusieurs témoins et suspects au sujet d’un même évènement et de comparer les versions. Au lieu d’un traditionnel segment de questions/réponses en plan fixe dans une salle d’interrogatoire, le jeu nous transporte dans le lieu du crime, et nous fait inspecter les éléments majeurs de l’histoire, ainsi que des détails du décor, qui permettront parfois de creuser d’autres pistes ou de trouver d’autres documents. Ce choix permet de rendre le jeu beaucoup plus dynamique et de bien mieux visualiser les différences de points de vue. Je pense que j’aurais été lassé extrêmement vite s’il s’était agi de questions/réponses façon VN.
On pourra un peu regretter que ce système laisse peu de marge dans les interrogatoires, où seules quelques interruptions, documents à l’appui, peuvent réellement faire changer le cours de la conversation. Des passages d’ailleurs assez frustrants, car le jeu ne laissera pas de seconde chance en cas d’erreur, alors que cette mécanique apporte souvent des éléments importants pour l’enquête, ce qui m’aura fait recharger pas mal de sauvegardes. Les phases de procès sont heureusement plus souples et laissent droit à l’erreur (ainsi que de passer dans un mode de jeu plus facile si besoin) : contrairement à Chronique des Silencieux qui utilisait un peu la même mécanique de sélection de lignes dans un document, The Darkest Files a réellement envie qu’on trouve la solution, et nous laisse tâtonner pour délivrer la bonne version des faits. Avant de nous laisser sur une victoire amère : contrairement à un Ace Attorney où l’on sauve notre client·e innocent·e d’une condamnation injuste, ici, il n’y a personne à sauver. Les innocent·es sont décédé·es depuis bien longtemps. Et de nous asséner le coup final, en nous proposant de lire la vraie histoire de la vie réelle, en rappelant que ce n’est qu’un cas parmi tant d’autres.

The Darkest Files a été testé sur PC via une clé fournie par l'éditeur.
The Darkest Files semble peut-être enfoncer des portes ouvertes avec cette représentation terriblement humaine, banale et terre à terre des exactions commises sous le régime nazi. Il n’empêche que ce sont des rappels toujours importants à faire, tout particulièrement en ce moment, et qu’il les fait de manière très pertinente, autant dans sa forme sobre qui ne verse jamais dans le racoleur ou le voyeurisme, que dans son gameplay qui se met tout entier au service d’un propos certes simple, mais essentiel et très très bien documenté. On regrettera une technique pas toujours au top de sa forme, pas mal de bugs, de coquilles dans le texte et un doublage très inégal, mais il me semble que le sujet du jeu et sa capacité à mêler de manière aussi maîtrisée le jeu d’enquête et le documentaire compensent aisément ces quelques défauts.
Les + | Les - |
- Le gameplay et l'aspect documentaire sont très complémentaires | - Pas mal de bugs et de coquilles |
- Le propos est amené avec justesse et subtilité | - Certaines mécaniques d'interrogatoire un peu trop punitives |
- La partie procès est très satisfaisante dans son exécution | - Le doublage est assez inégal |

Shift
Camélidé croisé touche de clavier et militant pro-MS Paint. J'aime les jeux indés à gros pixels, les platformers sadiques et les énigmes.
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