Après des années de développement, plus d'une décennie après en avoir acquis les droits, Nightdive Studios vient de livrer un remake de System Shock. Un jeu passé assez inaperçu au moment de sa sortie en 1994 mais qui a inspiré la création d'un genre à part entière : l'immersive sim.
"Seulement 1000 exemplaires du premier album du Velvet Underground ont été vendus, mais tous les acheteurs ont ensuite fondé un groupe de rock". Cette semi-légende urbaine du monde de la musique n'est pas sans évoquer le parcours du FPS de Looking Glass Studios. Vendu à moins de 200 000 exemplaires malgré de bonnes critiques, System Shock devra attendre une suite cultissime et surtout une flopée d'héritiers revendiqués pour être rétrospectivement positionné comme une des clés de voûte de l'histoire du jeu PC. Et pas n'importe quels héritiers : BioShock, Deus Ex, Prey ou encore Portal n'existeraient pas, ou du moins pas sous la même forme, sans lui. Alors comment redonner ses lettres de noblesse à un jeu à la fois si important et si expérimental, sans tomber ni dans le simple toilettage de surface ni dans la réécriture complète ? Nightdive Studios y répond via un jeu d'équilibriste consistant à ne pas tout à fait recréer le logiciel original tout en le faisant étrangement ressembler au souvenir que vous pourriez avoir eu en y jouant à l'époque. C'est profondément perturbant mais c'était sans doute la bonne décision pour apprécier pleinement la force visionnaire de l'œuvre d'origine.
Hacker perdu
Si vous avez joué à un FPS de science-fiction ces 30 dernières années, System Shock vous paraîtra extrêmement familier, avec son histoire de hacker isolé sur une station spatiale pleine de zombies, traqué par une IA maléfique transformant peu à peu les humains et robots du coin en armes à sa solde. Le sentiment de solitude, la paranoïa à chaque caméra croisée vous suivant ostensiblement du regard, le design tortueux de la station spatiale dont chaque recoin se transforme en piège mortel... Vous y avez déjà joué avant : eh bien voici le moule d'origine.
Ce qui frappe dès l'arrivée dans les cyber-chaussures du protagoniste, c'est à quel point tout ceci a été en apparence, et volontairement, peu modernisé. Les textures ostensiblement pixelisées bavent le long de couloirs monotones aux portes refusant de s'ouvrir faute d'une carte d'accès adéquate. Tout baigne dans une colorimétrie néo-rétro beaucoup trop bleue et rouge pour être honnête. Les locaux, labyrinthiques, ne font absolument aucun sens et ne semblent pas fonctionnels pour deux sous, comme designés par un ingénieur cruel. Les ennemis respawnent dans votre dos, vous tirant en pleine poire sans aucun avertissement. La mini map et l'inventaire sont un enfer, et les plus petites options de confort (mettons, un journal de quête) se refusent à vous. System Shock vous fait croire que vous êtes à nouveau en 1994, en train de devoir noter des codes d'activation de porte à la main et faire mentalement la liste des objets importants que vous pourriez être susceptible de jeter par mégarde.
Sauf que c'est évidemment faux. Essayez de rejouer au System Shock original et vous verrez : tout, absolument tout dans ce remake a en réalité été fait pour produire l'illusion de l'ancien tout en vous donnant subtilement les joies du confort moderne. Une gestion plus fine et plus cohérente de l'inventaire, un level design légèrement revu pour vous empêcher de trop vous perdre (voire de vous bloquer) ou encore des interventions plus fréquentes et plus claires des PNJ vous indiquant ce que vous devez faire... Tout a été pensé pour que le System Shock de 2023 soit aussi abordable que possible, tout en se plaçant dans la peau d'une personne découvrant le jeu pour la toute première fois.
OK Computer
D'une certaine manière, c'était déjà ce que proposait System Shock dès 1994 en permettant d'ajuster très finement la difficulté aux sensations que vous recherchiez alors. Une expérience d'équilibriste déjà poursuivie par la Enhanced Edition du jeu proposée en 2015 par Nightdive et encore affinée ici. Une fois qu'on a trouvé la bonne formule (plus ou moins d'ennemis, temps limité ou non, énigmes plus compliquées ou au contraire absentes), on se concentre sur ce que propose fondamentalement System Shock : une sorte de laboratoire constant d'idées de level et de game design.
Sa structure se rapproche en réalité davantage d'un donjon RPG que d'un FPS, en vous proposant une aventure structurée en plusieurs strates empilées correspondant chacune à un étage de la station spatiale et déployant une nouvelle idée par niveau. Et à ce titre, vos premières heures en orbite autour de Saturne seront vraisemblablement assez pénibles. Du moins, si vous n'avez ne serait-ce que pas eu l'occasion de jouer au Deus Ex de 2000, avec une philosophie de game design misant énormément sur votre capacité de mémorisation et de déduction. System Shock vous oriente globalement dans la bonne direction, oui, mais ne pointera jamais exactement le doigt sur ce qu'il attend que vous fassiez. Le système monétaire de la station (recycler des débris contre des crédits), l'amélioration des armes, le fonctionnement des portes, l'emplacement des points de résurrection ou même leur activation : démerdez-vous. Tout est écrit et diégétiquement expliqué quelque part (sur les murs, dans l'interface, sur votre carte, dans des audiologs...), mais sans aucun des oripeaux de la narration vidéoludique moderne. C'est à vous de fouiller et de comprendre le monde qui vous entoure.
Il faut bien admettre que si cette aridité a un côté plaisant et qu'on s'y fait une fois passé les premières heures, c'est tout de même une approche radicale pour un titre de 2023. Même en connaissant le premier System Shock par cœur, vous serez fatalement régulièrement perdu·e, déconcerté·e ou confronté·e à une absence de solution manifeste, parfois définitive. Particulièrement si vous n'avez pas activé l'option vous empêchant de softlocker votre partie en balançant des items essentiels. Ou, plus simplement, vous serez souvent confronté·e·s à des moments de combat extrêmement tendus parce que vous aurez raté tel ou tel stock d'énergie ou de munitions. Il me semble pourtant que, malgré l'âpreté de l'exercice, ce System Shock version moderne est ce qui pouvait arriver de mieux à une licence complètement moribonde.
Cyberpolish
Je suis convaincu que Nightdive Studios n'a pas à proprement parler essayé de proposer quelque chose de nouveau avec ce System Shock, mais davantage à rendre nouveau un titre paru il y a 29 ans. Beaucoup plus qu'un remaster, un peu moins qu'un remake total, cette proposition est un énorme coup de peinture et un exercice d'ameublement d'un appartement de grand-mère inhabité depuis des années.
Les meubles, les photos aux murs, les teintes de moquette, même les bibelots sur les étagères, tout parait être exactement comme sur les photos d'enfance de vos parents, et pourtant, partout, on sent la peinture fraîche et les cartons d'emballage des meubles neufs empilés sur le trottoir. System Shock est une expérience qui s'approche presque d'un exercice muséal : une visite guidée extrêmement fonctionnelle, et même classieuse, dans un jeu fondateur du FPS moderne.
Il ne fait aucun doute que cette version revue et corrigée ravira les nostalgiques du modèle dont elle s'inspire. Mais il est quasiment certain qu'elle deviendra également une référence pour les amateurs d'histoire vidéoludique comme pour les curieux·ses avides de savoir sur quoi se sont bâtis les Dishonored, Half-Life, Arx Fatalis et autres STALKER.
Le message qui se dessine en creux de cet exercice de visite d'un mythe fondateur n'est donc pas tant "allez-y, ça ne va pas faire mal" que "on a rendu ça aussi fonctionnel que possible, à vous de voir". Et si vous vous dites que c'est la moindre des choses, détrompez-vous : l'effort de modernisation proposé pour rendre l'entreprise viable est absolument colossal et a nécessité dix ans d'un travail acharné et spectaculaire dont le studio Nightdive peut être fier.
System Shock a été testé sur PC, via une clé fournie par l'éditeur. Le jeu sera également disponible plus tard dans l'année sur consoles.
Je ne suis pas sûr qu'il faille analyser System Shock sous l'angle "bon ou mauvais jeu". Oui, si vous cherchez un FPS ultra aride mais parfaitement fonctionnel, il est fait pour vous. Mais son principal intérêt n'est pas là : il s'agit de la preuve éclatante que le patrimoine vidéoludique mérite d'être à la fois préservé (vous pouvez toujours acheter le jeu de 1994) et modernisé pour se transmettre à une nouvelle génération. C'est précisément ce que parvient à faire le projet de Nightdive Studios : créer une passerelle entre deux versions d'un même projet dont chaque minute de jeu vous parlera non pas de ses influences, mais de ce qu'il a influencé. C'est absolument fascinant.
Les + | Les - |
- Une modernisation discrète mais réussie | - Parfois, c'est quand même un peu âpre |
- L'ambiance froide et paranoïaque fonctionne mieux que jamais | - Le level design conserve quelques archaïsmes énervants |
- Rend évident l'importance de System Shock dans le game design moderne | - La gestion de l'inventaire aurait pu être davantage modernisée |
- Le réglage très fin de la difficulté | |
- Tourne comme un charme, et pas un bug à l'horizon |
zalifalcam
J'aime les jeux double A, les walking simulateurs prétentieux et les JRPG, et plutôt que de me soigner, j'écris à leur propos.
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