Développé en Espagne depuis quelques années par une armée d’un seul homme, le visual novel Synergia a tout d’un projet casse-gueule : un roman interactif à thématique cyberpunk avec un twist romantique lesbien, où l’on incarne une policière dans une société dominée par des méga-corporations. Il ne manquait qu’une simulation de cocktails pour qu’on pense à un projet de jeu indé généré aléatoirement par un ordinateur paresseux. Mais c’était sans compter sur l’approche passionnante que Synergia développe autour du concept même de spiritualité au temps de la cybernétique.
Le principal écueil des œuvres de science fiction, et particulièrement des courants liés à l’anticipation et à l’esthétique cyberpunk, c’est la considération absurde qu’une société nouvelle écrase et remplace immédiatement l’ancienne. Que l’apparition d’armes laser fasse disparaître la notion d’arme à feu, ou que les puces neuronales s’implanteraient uniformément et en même temps dans toute l’humanité, ne laissant le monde d’avant qu’à l’état de vague souvenir. Comme si la télévision avait aussitôt supprimé la radio ou qu’Internet ne coexistait pas avec le métier d’imprimeur. En choisissant une approche plus terre-à-terre de son univers futuriste mais finalement ordinaire, Synergia m’a davantage surpris que par son scénario plaisant mais un peu convenu.
Robots pour être vrais
À rebours de nombreux univers profondément désespérés de ce genre de littérature, le monde déprimant proposé par Syberia n’est pas particulièrement plus moribond ou dystopique que certaines partie du nôtre. En revanche, sa protagoniste, Cila, est un modèle de banale noirceur du quotidien. Employée comme policière au service d’une corporation chargée de massacrer des androïdes dysfonctionnels parce que trop vieux ou buggés, Cila nous est présentée comme ayant lentement mais sûrement sombrée dans une dépression profonde, à force de solitude et d’ennui. Peu intéressée par son travail consistant à déconnecter des robots devenus fous dans une théocratie capitaliste au dogme centré sur la réduction en esclavage des machines, peu liée à ses collègues, épuisée par son quotidien, Cila va mal. Et elle le sait. Pour seule compagnie, elle cohabite avec un androïde obsolète dont, au fil des années, elle a volontairement désactivé l’essentiel des traits de personnalité pour finir par passer ses soirées à regarder la télévision en sa compagnie, bercée par ses commentaires monotones dont on devine la banalité de l’algorithme. De plus, Cila est lourdement soupçonnée par ses collègues de ne pas franchement adhérer aux préceptes religieux qui ont cours dans la ville, interdisant quiconque de se lier d’amitié ou pire encore d’amour avec un être synthétique. Bref, dans la vie de Cila, rien ne va.
Quand sa compagne robotique tombe en panne, notre policière pas très regardante sur les principes va se voir offrir un nouveau modèle, beaucoup plus récent, par une amie receleuse qui lui devait un service. Comme la plupart de ses compatriotes, elle marche sur la ligne fine entre ce qui est strictement interdit et ce qui est vaguement toléré. Cila va désormais cohabiter avec MARA, dont la personnalité et la manière de se comporter sont beaucoup, beaucoup plus proches de celles d’un véritable être humain. Capable de passer le Test de Turing, de plaisanter, de soutenir des conversations pointues, voire même de contester les consignes de sa propriétaire, MARA développe un comportement clairement en dehors des clous de ce qui est acceptable pour une machine dans cet univers : trop proche de l’être humain, elle ne devrait pas exister. Loin de savoir comment réagir, Cila va devoir commencer à remettre en cause ce qu’elle croit connaître du fonctionnement de la société où elle évolue, et peu à peu être contrainte à se remettre en question, au pire moment de sa vie.
Loin d’être révolutionnaire et versant finalement un peu trop dans le grandiloquent sur sa fin, l’intrigue de Synergia est néanmoins solide. Ne mobilisant que très, très peu le joueur (une grosse poignée de choix à effectuer au long des 6 à 8 heures que dure la lecture de l’histoire), approchant quasiment le jeu du simple roman kinétique, le titre de Radi Art compense cela par une narration prenante et maîtrisée, servie par des visuels cohérents et attachants à défaut d’être vraiment jolis. Bien sûr, les citations tarte à la crème (Ghost in the Shell, William Gibson, etc.) ponctuant chaque chapitre de l’intrigue nous rappellent qu’on est sur un sentier assez balisé de la fiction cyberpunk, mais l’intrigue se détache assez des poncifs du genre pour captiver. En partie parce que Synergia s’attache longuement à décrire la cohérence de son univers plutôt que de le tenir pour acquis.
L’Empire des (obsole)sens programmés
Il m’a toujours été désagréable, dans les histoires de science-fiction, de découvrir, parfois dans des franchises pourtant reconnues, des univers sans passé, ou du moins sans mémoire. La première fois que cela m’a frappé, adolescent, c’était à la lecture du Running Man de Stephen King, paru en 1982. Ce roman d’anticipation est largement inspiré de la nouvelle Le Prix du Danger (dont l’adaptation cinématographique française sera largement plagiée par le film lui même tiré de Running Man, bouclant ainsi la boucle). On y suit, dans une Amérique totalitaire de 2025 dominée par des corporations industrielles manipulant les masses via des jeux télévisés meurtriers, un homme devant échapper à des tueurs pendant un mois entier. Sorte de road trip à l’envers, Running Man fait alterner en continu les moyens de transport à son héros, et se pose plusieurs fois la question du modèle à employer : à essence et à roues ou sur hydroglisseurs, chacun ayant ses avantages et inconvénients. Pour la première fois, je réalisais que les voitures volantes, quand elles arriveraient, n’allaient pas immédiatement envoyer au rebut la 4L de mon père, pas plus que l’essor du vélo dans les grands centres urbains n’a poussé l’intégralité des conducteurs de SUV à brutalement appendre le code de la route.
C’est précisément une des thématiques qui sous-tendent Synergia et font de ce visual novel un récit particulièrement efficace dans sa lecture d’un futur possible. Une scène m’a particulièrement marquée : quelques temps après avoir récupéré MARA, l’héroïne décide de se rendre dans une boutique de DVD, un format qui a cette époque ne comporte plus qu’une poignée d’aficionados passéistes voire un peu snobs, un peu comme peut l’être la K7 de nos jours. Cila explique le concept de disque vidéo à MARA, en lui précisant qu’un support plus ancien existait avant, mais qu’elle ne le connait pas. La vendeuse de la boutique de DVD, quand à elle, est une cyborg bien moins évoluée que la compagne de Cila, et présente des dysfonctionnements manifestes. Dans la même scène s’empilent alors plusieurs strates de technologies : une époque vintage d’objets disparus, des machines défectueuses qu’un propriétaire n’a pas pris la peine de remplacer, et une technologie interdite si en avance qu’elle approche de la singularité.
Cet empilement de couches, formant une société cohérente où rien n’est entièrement décrépi ni entièrement rénové, est parfaitement servi par une héroïne qui, elle-même, évite en permanence l’irritant syndrome du As you Know, Bob. Ce motif narratif, particulièrement présent dans la science fiction, et par exemple largement détourné dans les premiers épisodes de Futurama, consiste à présenter soit en tant que protagoniste soit en tant que sidekick un personnage chargé d’expliquer au public le fonctionnement de l’univers, loin de toute conversation naturelle. Vous ne commencez généralement pas vos conversations par : « Comme vous le savez nous sommes en 2020 sous le règne de Jean Castex le croque-mémé« . Si Cila peut avoir ce rôle en enseignant à MARA les bases qu’elle a à connaître pour évoluer en sécurité dans cet univers, elle est en revanche elle-même souvent confrontée au manque de connaissance que tout un chacun aurait dans les mêmes circonstances.
Dans une autre scène, Cila, en discussion avec ses collègues, doit admettre sa méconnaissance d’une génération précise de robots, en argumentant qu’elle ne s’est spécialisée que sur les robots dont elle avait besoin de connaitre le fonctionnement dans le cadre de son travail de maintien de l’ordre. Bien que Synergia ait un peu tendance à trop faire reposer ses retournements de situation sur un manque de curiosité un peu prononcé de certains de ces personnages, le fait que ces derniers soient souvent limités par un défaut de volonté, voire par de l’aboulie, contribue à ancrer encore un peu plus ce VN dans la banalité d’un quotidien futuriste mais tristement familier.
Synergia a été testé sur PC via un code fourni par l’éditeur.
En voulant éloigner les univers cyberpunk de l’expérience immédiatement perceptible du joueur, trop d’œuvres se réclamant de ce courant artistique s’éloignent de l’anticipation simple pour se lancer dans la pure SF lointaine, voire dans la fantasy à néons. Avec son univers banal, cruel mais terriblement familier dépeignant la vie d’une travailleuse isolée luttant contre la dépression et les carences affectives, Synergia surprend, sans pour autant négliger son aspect purement romanesque ni ménager ses rebondissements.
zalifalcam
J'aime les jeux double A, les walking simulateurs prétentieux et les JRPG, et plutôt que de me soigner, j'écris à leur propos.
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