Dernière production de Wormwood Studios (Primordia) éditée par le spécialiste du point and click retro Wadjet Eye Games, Strangeland propose la visite horrifique, haute en symbolisme, d’un parc d’attraction, quelque part entre les Limbes et le pire cauchemar que vous ferez jamais.
Si je suis un grand amateur des productions internes de Wadjet Eye, je n’ai pas toujours été très emballé par certains jeux issus de leurs studios tiers. Par exemple, je trouve que l’univers fascinant de Technobabylon se perdait rapidement dans une structure de jeu pas très inspirée. Mais le premier titre de Wormwood sorti il y a bientôt dix ans, Primordia, se détachait largement du lot par une qualité d’écriture exceptionnelle et une approche extrêmement philosophique et intimiste du jeu d’aventure. Le tout sans jamais tomber dans les travers du nombrilisme ou de l’auto-citation. Après de nombreuses années de gestation, Strangeland propose une expérience plus étrange et décalée encore, une expérience qui prend toute sa lumière dans les immenses efforts d’accessibilité pensés par les trois développeurs du jeu.
Avertissement quant au contenu du jeu
C’est quelque chose que nous faisons rarement, mais nous tenions à vous avertir que Strangeland traite de thématiques particulièrement difficiles, en premier lieu la maladie et le suicide, et que son traitement visuel de ces thématiques peut être particulièrement graphique vu le ton résolument cru et horrifique du jeu. Nous ne vous en voudrons pas de ne pas lire cette review si jamais vous êtes particulièrement susceptible d’être mis en difficulté ou en danger par la représentation de ces thèmes.
La Caravane de l’étrange
Strangeland nous fait incarner un homme sans passé, l’Étranger, se réveillant un jour à l’entrée d’une fête foraine visiblement située dans une vision très personnelle de l’enfer. La porte d’entrée est un clown enchaînant les blagues macabres, les attractions y sont visiblement brisées ou dangereuses, et des créatures démentes ou agressives y peuplent les allées. À intervalles réguliers, une mystérieuse jeune femme se jette dans un puits sans fond. Et l’ensemble de cette fête macabre semble être supervisée par la Chose Noire, une entité piégée dans une cage située tout en haut de Strangeland et tourmentant ses habitants par ses cris déchirants.
L’enjeu du scénario de Strangeland, dont une toute petite partie seulement est accessible au début de l’aventure, va tourner autour de la quête du protagoniste pour comprendre comment il a fini, vêtu d’une camisole de force, dans cet endroit cauchemardesque où la mort ne semble être qu’une étape : chaque mort du joueur dans Strangeland est une façon de faire avancer le scénario et de s’enfoncer plus loin dans le cauchemar. Ce faisant, le héros va devoir briser le cycle mortel conduisant la mystérieuse jeune femme à plonger sans fin dans ce puits ténébreux, et apprendre à traiter avec le bestiaire atroce constituant la population de Strangeland : un chien enragé, un corbeau menteur, une étoile de mer crachant de l’acide ou encore un prophète dont les yeux ont été sauvagement arrachés.
Assez rapidement, le joueur comprend ce dont il est question, l’auteur du jeu Mark Yohanem n’ayant pas spécialement fait de l’enjeu principal de Strangeland quelque chose de cryptique. Sans entrer dans les détails, il y est question du sentiment d’impuissance face à la perte inéluctable d’un proche, et du sentiment de culpabilité qui peut l’accompagner. Ce qui frappe, c’est la grande richesse de l’enrobage de cette histoire assez simple.
L’univers proposé par Strangeland est incroyablement fin et riche, pour peu qu’on s’attarde sur certains détails, et c’est en partie grâce à l’immense talent (et presque une décennie de travail) des deux autres auteurs du jeu : l’artiste Victor Pflug et le programmeur Dimitrios Thanasias-Spanos. On notera aussi le talent incroyable développé par les différents doubleurs du jeu (une marque de fabrique chez les jeux édités par Wadjet Eye) avec le retour d’Abe Goldfarb dans le rôle principal, dont l’excellence de la voxographie n’est plus à démontrer.
L’art d’accompagner le voyage infernal
Formellement, Strangeland se présente sous la forme d’un point and click rétro assez classique : on combine des objets, on démêle des puzzles, on cherche des indices dans les phrases cryptiques des NPC, etc. En pratique, on notera le soin tout particulier apporté à la cohérence et à la vraisemblance des puzzles (à l’exception d’un seul, qui de l’aveu même de l’auteur peut s’avérer un peu compliqué pour des non anglophones). C’est plus rare dans le genre, mais on notera même que certaines énigmes du jeu peuvent être vaincues de plusieurs manières, et combinent différentes formes de logiques. L’effort a également été porté sur le fait de personnaliser l’aventure, et de donner quelques subtils mais fascinants embranchements à quelques points de l’intrigue : loin d’être idiot pour un jeu traitant de thématiques si personnelles.
Cependant, la plus grande prouesse de Strangeland reste tout de même cachée dans son menu d’options : il s’agit de la possibilité d’activer les commentaires audios des trois auteurs du jeu, qui se matérialisent sous forme de dizaines de panneaux cliquables déroulant chacun un point de vue ou un éclairage particulier sur un élément du jeu. Une fonctionnalité rare dans le jeu vidéo, qui prend ici tout son sens tant il est évident que Strangeland est le reflet de longues années de façonnage et de réflexion personnelle de la part de ses créateurs. Ces commentaires sont un must read pour toute personne un tant soit peu intéressée au processus scénaristique ou technique qui sous-tend la création d’un jeu vidéo.
Notons aussi qu’en plus de cette possibilité de parcourir le jeu par le biais du commentaire des auteurs a été ajoutée une seconde fonctionnalité, qui prend plutôt la forme de « note de bas de page » pour expliquer les très nombreuses références littéraires, artistiques et religieuses disséminées dans le jeu. Il reste possible de traverser Strangeland sans activer aucune de ces deux options, et il est même recommandé de le faire lors d’une première approche du jeu (certains commentaires sont des spoilers de l’intrigue), mais l’ajout de ces fonctions est un potentiel triplement de la durée de vie du jeu, qui se situe de base autour de 5 à 6 heures.
Un jeu dur et personnel
Difficile, en tant qu’amateur de Giger, Goya ou encore Bosch de ne pas trouver Strangeland sublime. Que l’on évoque le design sonore, le rendu graphique ou la mise en scène des moments clés du jeu, le titre de Wormwood est simplement un des plus beaux jeux d’aventure de ces dernières années. L’accouchement du titre a été visiblement long et difficile, avec plusieurs réécritures complètes d’actes entiers du jeu, mais le résultat est à la hauteur des attentes, superbe.
Bien entendu, le résultat est forcément clivant : difficile d’aller plus loin dans l’expression graphique de l’horreur : dans Strangeland, on éventre des rats, on poignarde des homunculus infernaux, on scalpe, on décapite, on dissèque des chrysalides monstrueuses avec des lames rouillées. La radicalité du résultat mettra forcément une partie des âmes les plus sensibles sur le carreau, mais il aurait été difficile de raconter cette histoire en édulcorant son côté purement horrifique et la course vers la mort symbolisée par le voyage de l’Étranger.
Si je n’avais qu’un seul reproche à faire à Strangeland, au milieu des louanges que j’ai à adresser au meilleur jeu d’horreur de 2021 à ce jour, c’est justement le traitement de cette thématique, au fond déjà vue et revue dans le jeu vidéo. Il y a quelques années, une blague circulait en disant qu’il n’y avait que trois types de jeux vidéo : je tire sur des trucs, je suis une métaphore du deuil et de la dépression, et Nintendo. Strangeland saute à pieds joints dans la deuxième catégorie, nous racontant finalement une histoire assez commune (sinon convenue) de deuil et d’impuissance matérialisée par des limbes intérieures et métaphoriques. Mais ça n’est au fond qu’un détail, tant il est évident au regard de l’excellence du résultat que Strangeland est une histoire qui méritait d’être racontée.
Strangeland a été testé sur PC via une clé fournie par l’éditeur.
Strangeland est probablement le meilleur jeu d’aventure auquel j’ai joué depuis quelques années. D’une richesse littéraire folle, réalisé de manière sublime, il se paye aussi le luxe d’être un documentaire vivant sur la matière vidéoludique en train de se faire. S’il ne pourra pas être recommandé à tout le monde en raison de son aspect dérangeant et cauchemardesque, Strangeland est une réussite presque à tous les points de vue qui, dans le même registre, aura beaucoup de mal à être égalée.
zalifalcam
J'aime les jeux double A, les walking simulateurs prétentieux et les JRPG, et plutôt que de me soigner, j'écris à leur propos.
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