Sorry We're Closed, premier jeu d'à la mode games, nous balance tout son style à la tête et revisite le sentiment amoureux en une fable contemporaine horrifique qui donne chaud. Où ça ? Vous choisissez.
Le travail que j’ai commencé il y a peu (et qui a fort affaire avec l’arrivée bien tardive de cet article) m’amène à me déplacer régulièrement dans une bourgade où, à la fin des années 1940, quatre adolescentes ont affirmé avoir vu la Vierge. Une apparition qui a failli mener, près de 80 ans et la naissance d’un lieu de pèlerinage plus tard, à la construction sur la commune d’un lotissement réservé aux cathos intégristes, projet naviguant dans la galaxie fascisante d’un milliardaire traditionaliste français dont le plan Périclès vise en gros à financer la montée des idées d’extrême droite dans le pays. Qui aurait pu prédire ? Imaginez maintenant que, en lieu et place de Marie toute de bleu vêtue, soit apparu à ces quatre jeunes filles un démon androgyne de 2 mètres de haut à la longue chevelure blond platine, cuissardes remontées à l’entrejambe, justaucorps échancré jusqu’au bas-ventre, choker débordant sur une couronne en vinyle, le regard lourd de pensées retorses et la bouche grande ouverte, entre la suffocation et la jouissance. Ça aurait mis une autre ambiance dans la sacristie locale.
Anges et tétons
Michelle travaille comme caissière dans une épicerie de Londres. Elle digère encore sa rupture avec Leslie, son ex actrice dans un soap à la mode, tout en supportant du mieux possible les jérémiades de son abruti de patron. Elle est appréciée, dans ce quartier bien animé : Marty le disquaire est toujours prêt à partager ses théories du complot sur les êtres démoniaques qui rôdent, son ami·e Robyn l’épaule lorsqu’iel ne vit pas des aventures dont elle ignore tout, Oakley doit autant gérer son restaurant que son petit copain Darrell, loubard aussi amoureux qu’ingérable. Un vrai village. Mais, une nuit, La Duchesse lui apparait. Et La Duchesse exige d’elle tout son amour, ne lui laissant que quelques jours pour se rendre à l’évidence qu’elle ne peut échapper à son destin. Michelle va pourtant utiliser ce temps pour tenter de trouver un moyen de briser la malédiction qui, en la frappant, l’a dotée d’un troisième œil. Elle peut désormais naviguer d’un claquement de doigts entre le monde des humains et celui des démons et des anges. La frontière entre les deux est parfois fine, et l’idée de contraste reviendra souvent au fil du jeu.
Sorry We’re Closed s’inscrit dans la mode d’une résurgence du jeu vidéo d’horreur en 3D des premiers temps, comme ont pu le faire avec succès Crowded. Followed. et Crow Country cette année, pour ne citer qu’eux. Le titre d’à la mode games se distingue pourtant de la masse sur trois points. D’abord, il opte pour une alternance entre vue à la 3e personne et vue à la 1e personne au moment de viser. Un choix sous influence qui amène une petite gymnastique à prendre en main, comme on le verra par la suite. Il lisse aussi a minima son apparence en laissant de côté les filtres façon écran cathodique ou grain de pellicule, qu’on retrouve souvent dans ce type de production, bien qu’il adopte tout de même des modèles de monstres taillés à la serpe et des textures grossières pour une partie de ses décors. Cette approche vise en particulier à mettre en avant le contraste avec le character design des personnages et plus généralement tout un pan de la patte artistique du jeu, qu’on doit à l’un de ses deux concepteurices.
Vice verset
Sorry We’re Closed est le premier jeu d’à la mode games, studio monté pour l’occasion par deux personnes, C.B. et Tom Bedford. Si le second est responsable de la partie programmation, C.B. s’est en gros chargé·e de la direction artistique, graphismes, personnages, animations, portraits et une partie de la bande-son compris. L’ambiance si particulière du jeu, notamment due à ces personnages androgynes aux traits fins mais au regard troublé, c’est à iel qu’on la doit. Si son style vous dit quelque chose, c’est peut-être que vous avez joué à Paradise Killer (2020), où certains écrans de chargement portaient sa marque. Il suffit de jeter un œil aux travaux qu’iel poste sur ses réseaux sociaux pour voir que le jeu est peut-être avant tout un lieu supplémentaire où s’exprime la sensibilité de son approche, à la conception de genres libres, à la sensualité marquée à la limite de l’érotisme, à la crudité des sentiments et de la violence que celle-ci engendre. Le tout avec une certaine légèreté bienvenue, tout de même.
De l’horreur, Sorry We’re Closed retient une atmosphère grinçante et étouffante lors de l’exploration des donjons, un sentiment renforcé par l’utilisation de caméras fixes. Le jour, à l’air libre, c’est comme si c’était La Duchesse iel-même qui nous espionnait, avant qu’on ne se rapproche de son royaume dans le monde des démons, où les surgissements de monstres se multiplient. Certains passages versent aussi particulièrement dans le gore, et bien que les graphismes en atténuent la dureté, il reste quelque chose d’une horreur pop numérique, frontale à la Smile 2, influencée également par l’animation japonaise (un dropkick stylisé aussi classe que crado) et une esthétique mélangeant le glitch et les biblically accurate angels. Mais à cette composante horrifique, teintée de comédie (la rencontre absurde entre le quotidien et la présence d’êtres fantastiques qui vivent tranquillement leur vie incognito, comme dans le They Live (1988) de Carpenter) en répond une plus orientée vers la narration. Entre chaque descente aux frontières de l’enfer, on balade pas mal Michelle dans le quartier pour parler aux gens qu’elle connait, et elle a beau avoir l’air aussi perdue qu’eux, on lui demande son aide pour prendre des choix qui auront une influence sur leur destinée – et la fin de l’histoire. Le plus souvent, pour parler d’amour.
Give me your love don't love me
Il faudrait prendre le temps de décortiquer comment se déploient les différents discours sur l’amour et les configurations complexes qu’il prend dans le jeu. On en retient surtout un attachement progressif à la galerie de personnages, aussi horribles peuvent-ils se révéler. Face aux interrogations de ses interlocuteurs, Michelle s’interroge sur sa propre relation à l’amour et à une relation qu’elle n’arrive pas à abandonner. Ça parle évidemment de relation toxique, mais aussi de sincérité des sentiments, jusqu’à un point très touchant. Tous les rebondissements des histoires secondaires ne se valent pas, mais on se retrouve suffisamment impliqué pour hésiter devant le meilleur choix à prendre.
C’est aussi à cet endroit qu’on constate à quel point Sorry We’re Closed entrelace avec habilité ses thématiques et son gameplay. Le dévoilement d’un autre pan de réalité, activé à tout moment par un claquement de doigts, participe à la réflexion sur le besoin d’actualiser son regard sur les choses. Le système de combat est aussi concerné par ce biais : l’autre monde ne se révélant que dans un cercle restreint autour de Michelle, lorsqu’on l’active, il est possible d’immobiliser les ennemis un peu trop proches. À ce moment, leur point faible est révélé, et on doit tirer dessus, parfois à plusieurs reprises alors qu’il change d’emplacement au fil des tirs réussis, afin d’en venir à bout plus rapidement.
À chaque cible-cœur atteinte, la monstruosité s’arrête un instant, mais jamais assez longtemps pour ne plus être une menace. Ce système de visée demande un certain temps d’adaptation car il faut prendre soin de tourner le personnage vers ce qu’on veut viser et, en pleine panique devant les ennemis, cela est parfois un peu confus. Dans l’ensemble, le jeu s’en sort assez bien pour renouveler ce système, rythmé d’énigmes sympathiques, même si on en sent les limites sur la longueur. C’est surtout lors des affrontements de boss que le soufflet retombe un peu, en dépit de morceaux de rap explosifs par Okumura en fond. S’ils ne deviennent jamais frustrants, ces combats ne connaissent pas d’évolution de phases et finissent par ronfloter. Pas de quoi s’offusquer, pourtant. Surtout qu’on ne voudrait pas vexer La Duchesse.
Sorry We're Closed a été testé sur PC (Steam Deck) via une clé fournie par l'éditeur.
Pour une première production, Sorry We’re Closed est très finement pensé et, c’est peut-être le plus important, invariablement stylé. Il a plus de mal à se montrer original quand il s’agit de mettre à l’épreuve ses mécaniques de tir, en particulier lors des rencontres avec les boss. Mais son casting de haut vol, La Duchesse et son mono sourcil blond comme un chérubin au-dessus de ses yeux maquillés en premier lieu, balaie vite ces imperfections. Il suffit de l’entendre soupirer une fois et on lui donnerait le monde sans rien en échange. On commencera par un lotissement réservé à ses fidèles dans la campagne de la région Centre-Val de Loire.
Les + | Les - |
- Direction artistique extrêmement maîtrisée et casting attachant | - Les combats de boss passables |
- Une ambiance laquée et poisseuse | - Il y a une traduction française, mais elle ne casse pas des briques |
- Un système de combat efficace... | - ... un peu limité sur la longueur |
- La Duchesse, marche-moi dessus |
Seastrom
C'est la Loire qui coule dans les veines de Seastrom, mélangée aux subtilités de la vaporwave. Possibilité de l'amadouer en lui parlant indés et D&D (Dreyer et Digimon).
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