Après l’échec du financement participatif, le futur de Silicon Dreams était incertain. Mais Clockwork Bird a tout de même réussi à nous livrer ce jeu d’interrogatoire dans un univers cyberpunk, inspiré par le test Voight-Kampff de Blade Runner, pour notre plus grand plaisir.
Avec son histoire simple à base d’androïdes et de grande méchante corporation, on pouvait s’attendre à ce que le titre de Clockwork Bird tombe dans la même catégorie que les autres jeux du même genre : pas foncièrement mauvais mais oubliable. Mais pour peu qu’on ait eu l’occasion de toucher à Spinnortality de James Patton, l’un des deux cerveaux derrière Clockwork Bird, on savait qu’il y avait de grandes chances pour que Silicon Dreams se détache de la masse.
Un gameplay centré sur les émotions
On y incarne un androïde, employé de Kronos, entreprise qui possède un monopole sur la création des robots. Notre but est de faire passer des tests à d’autres androïdes pour déceler s’ils fonctionnent correctement selon les critères de la firme ou s’ils ne participent pas à des activités répréhensibles et le cas contraire, les envoyer à la maintenance ou simplement les détruire. Le test consiste à poser des questions et à analyser les réponses émotionnelles qui en découlent, qui nous sont signalées par un outil qui les sépare en six émotions : dégoût, tristesse, colère, joie, peur et surprise. L’entreprise nous fournit un questionnaire à remplir, dont les réponses serviront de base pour motiver notre choix. Mais bien entendu, vous le devinez, tout n’est pas rose : ce jeu parle de capitalisme dans un monde dystopique et qui dit capitalisme, dit corruption et choix douteux.
Le jeu ne nous laisse pas douter un seul instant de ses motivations. Dès le premier entretien, on se retrouve à interroger notre formatrice en guise de tutoriel. Mais immédiatement, le titre nous met face à un choix cornélien : devoir choisir entre sa propre survie et celle de la personne que nous évaluons et donc faire des choix difficiles lorsque celle-ci, que l’on comprend aisément au passage, nous confie ses secrets et notamment sa haine de l’entreprise à laquelle elle appartient. Ce ne sera que le premier d’une longue lignée puisqu’il faudra parfois mentir pour le bien de la communication de l’entreprise, envoyer à la mort un androïde après avoir appris ses secrets les plus intimes et l’avoir assuré de notre soutien ou encore décider d’une maintenance tout en sachant que leur personnalité sera effacée lors du processus. Pour arriver à cette décision, il s’agira de manipuler leurs émotions les plus profondes, à l’aide de questions ciblées ou de techniques d’interrogation comme l’utilisation de la lumière, afin d’induire chez eux une émotion qui nous sera utile pour creuser plus profondément certaines questions.
Ce gameplay est accompagné d’une interface simple, lisible et cohérente avec sa thématique. La plupart du temps, tout se passera sur l’espèce d’ordinateur/tablette holographique qui s’ouvre et se ferme avec un clic de souris. Histoire d’être tout de même un peu tatillonne, je dois avouer avoir été gênée parfois par ce système. J’ai tendance à faire un clic gauche lors des dialogues afin qu’ils s’affichent immédiatement dans leur entièreté, le déroulement automatique étant souvent trop lent à mon goût, et nombre de fois je me suis retrouvée à fermer par erreur l’interface d’interrogatoire. Rien de très grave, après tout je n’ai qu’à apprendre à être plus patiente, mais vu que l’essentiel du gameplay se passe sur l’ordinateur, j’aurais aimé qu’un autre système soit choisi pour sa fermeture, échap ou une croix en haut à droite par exemple.
Une inspiration vue et revue mais bien utilisée
Le jeu vidéo, comme toute œuvre artistique, puise son inspiration un peu partout. Autres jeux vidéo, livres, films, tout y passe, avec plus ou moins de succès. J’en ai déjà parlé un nombre incalculable de fois mais le cyberpunk est probablement l’un des genres les plus inspirants pour les créateurs de jeux, ceux-ci n’hésitant pas à citer à l’envi Blade Runner et Neuromancien. Mais l’inspiration reste souvent très superficielle : on reprend les codes visuels du genre et parfois les thèmes principaux, mais sans forcément penser à les remettre au goût du jour. On se retrouve avec les mêmes histoires de multinationales toutes-puissantes, tout en évitant allégrement les commentaires sur notre capitalisme débridé, des robots histoire de dire, un peu de néon mais sans creuser pour essayer de comprendre ce que cachait cette esthétique et pourquoi tous ces thèmes étaient pertinents à l’époque où ils ont été abordés.
Le cyberpunk, dénué de tout son côté punk et n’étant plus que cyber à la surface, a totalement perdu son essence la plupart du temps. Mais Silicon Dreams a encore voulu tenter le coup, citant très ouvertement Blade Runner. Et en plus d’être un excellent jeu, il se paie le luxe d’avoir compris le principe de l’inspiration, d’avoir su interpréter et remettre dans son contexte ce qu’il a emprunté, afin de raconter une histoire à part entière qui n’appartient qu’à lui. Au lieu de se contenter d’adapter bêtement le principe de base, le studio a pris une partie de l’œuvre, ici le test Voight-Kampff de Blade Runner, et l’a développée et améliorée, au point d’en faire le point central de leur titre. Obtenir ou pas une réponse à l’une de ses questions peut changer tout le propos du jeu.
Bien sûr, au premier coup d’œil, le récit peut paraître basique : une grande corporation qui possède un monopole sur un service que tout le monde nécessite car elle en a créé le besoin, ici les androïdes de service, et en face, des rebelles démunis mais qui continuent de se battre pour créer un nouveau monde. Mais jamais Silicon Dreams n’a peur de relier les événements de son jeu aux problématiques actuelles. On y retrouve entre autres un propos sur la violence policière, notamment sur l’hypocrisie de ceux qui l’ordonnent jusqu’à ce que leur réputation soit entachée et sur la passivité de la foule, qui s’indigne sans jamais agir. Quant aux androïdes, leur existence n’est pas abordée sous le prisme habituel de la technologie face à l’humanité. Ici ils sont présentés justement dans toute leur humanité, eux qui ont été fabriqués avec des émotions pour optimiser leur travail et qui finissent par être des esclaves, torturés par ces mêmes émotions au nom du capitalisme.
Une narration maîtrisée sur tous les points
Mais plus que son scénario, la force de Silicon Dreams est la façon dont le récit est narré. Le titre ne nous introduit pas son monde sous une forme de gros blocs de texte ou de discussion convenue avec un personnage uniquement dédié à ça. On finit par comprendre l’univers dans lequel on évolue au fur et à mesure de nos échanges avec les personnes interrogées, dans le questionnaire fourni par Kronos et les réponses qui lui sont apportées, dans les extraits de news que l’on voit à la fin de chaque journée, dans les décors que l’on peut apercevoir brièvement… Chaque histoire individuelle sert à créer un ensemble mais cet ensemble ne sert que de contexte et de justification aux individus qui le peuplent. Comme décrit dans un post sur leur site, chaque personnage a été créé comme une sorte de donjon et un chapitre à part entière de l’histoire globale. Choisir d’aller dans une direction plutôt qu’une autre peut totalement changer votre aventure, vous donner des éléments de réponse que vous n’auriez pas eu autrement, débloquer des embranchements et en couper d’autres.
En outre, chaque dialogue arrive à être extrêmement naturel, grâce à des techniques de narration subtiles mais efficaces. On peut citer le fait d’interrompre l’interrogatoire pour passer sur une autre page et être malgré tout coupé dans notre tâche par la personne interrogée qui nous pose une question sur son sort futur ou par une remarque sur nos agissements précédents. Une méthode que la plupart des jeux s’interdisent de faire pour ne pas interrompre le flot du gameplay, là où Silicon Dreams l’utilise pour donner une impression de réel. Egalement, le fait que les personnages de ce jeu ne sont pas très détaillés graphiquement, ce qui empêche de lire les expressions de leur visage, mais qui est compensé par l’affichage constant des émotions ressenties. Ici, on évite le piège dans lequel tombent beaucoup de jeux purement narratifs : celui d’exagérer les dialogues avec des exclamations et autres procédés, ce qui donne souvent des phrases que l’on imagine mal quiconque prononcer dans la vie réelle, pour faire passer l’émotion que le personnage essaie d’exprimer. Ici, tout est sous nos yeux et aucun artifice supplémentaire n’est nécessaire.
A vrai dire, Silicon Dreams est probablement l’un des jeux qui a le mieux compris la place des émotions dans la narration vidéoludique et sans utiliser de mécaniques d’amitié ou de romance. Tout fonctionne uniquement en comptant sur notre morale en tant qu’individu et parfois, elle sera en conflit avec notre curiosité naturelle. On sera tenté de poser le plus de questions possibles alors que les réponses à ces questions vont nous obliger à déroger à tous nos principes en choisissant notre survie pour pouvoir continuer notre partie, plutôt que celles des personnages en face de nous. Car l’ignorance est clé dans ce titre : l’entreprise sait ce que vous savez et il devient très dur de justifier d’avoir libéré quelqu’un en prétextant que vous n’avez aucune idée de ses activités clandestines quand il vous a tout détaillé auparavant. Compter sur l’individu en face de l’écran plutôt que de lui imposer une morale propre au titre en lui présentant de grands gentils ou de grands méchants permettra à chacun de trouver quelque chose qui le touchera dans le jeu. J’ai personnellement eu énormément de tendresse pour cet androïde fan de films et qui chantonne tout seul quand personne ne peut l’entendre, quand certains seront peut-être plus touchés par celle qui pense être humaine ou même, pourquoi pas après tout, par celui qui ne comprend pas la peur que ressentent les humains face à lui et sa violence alors qu’il ne fait que ce que sa programmation lui dicte de faire. Ce qui est certain, c’est que Silicon Dreams laisse difficilement indifférent.
Silicon Dreams a été testé sur PC via une clé fournie par l’éditeur.
Probablement l’un des jeux les mieux écrits que j’ai eu l’occasion de tester depuis longtemps, Silicon Dreams a de grandes chances de faire sa place dans mes jeux les plus marquants de l’année. Tout ce qui a été entrepris a été réussi : le gameplay, les histoires de chaque personnage, le jeu sur les émotions, l’inspiration Blade Runner utilisée intelligemment… Quand le Kickstarter avait été annoncé, j’avais imaginé beaucoup de choses sur ce que pouvait devenir ce projet et je suis ravie de voir que Clockwork Bird a réussi à me surprendre. J’espère sincèrement qu’on pourra continuer à les voir sur d’autres projets par la suite.
Fanny Dufour
Rédactrice le jour et rédactrice en chef la nuit. J'aime qu'on me raconte des histoires, mais seulement dans les jeux.
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