Sephonie est un jeu vidéo atypique, proposant d’explorer une île mystérieuse en cartographiant sa faune et sa flore dans un gameplay mélangeant… walking simulator, platformer 3D et jeu de réflexion façon Tetris.
Nous voici face à la nouvelle production d’Analgesic Studio, que l’on connait surtout pour ses « parodies de Zelda » Anodyne et Anodyne 2, des titres au ton étrange, expérimental et surréaliste. Leur nouvelle production ne baisse pas les potards de la marginalité, bien au contraire, puisqu’il mélange des influences aussi disparates et a priori incompatibles que Dr. Mario, Tony Hawk et l’histoire des relations internationales entre Taïwan et les États-Unis. L’ensemble, disons-le d’emblée, est une réussite étrangement supérieure à la somme de ses parties, toutes assez discutables, voire agaçantes. Sephonie n’est pas un très bon puzzle game, un platformer assez déplaisant et difficile à prendre en main, et propose un scénario relativement nébuleux qui ne parlera pas à tout le monde. Et pourtant, une fois que l’on a lié tout ça ensemble, ça fonctionne parfaitement.
Le bio saut
Formellement, Sephonie est une des expériences les plus marginales de l’année. On y est plongé dans un futur relativement proche, dans lequel une mission scientifique tournant à la catastrophe voit ses trois biologistes s’échouer sur les plages de l’île mystérieuse donnant son nom au jeu. Coincés sur place et sans possibilité de contacter leurs gouvernements respectifs (Japon, Taïwan et États-Unis), les personnages vont commencer à explorer l’île et à réaliser la taxonomie des espèces locales. Ils sont pour cela armés d’un appareil, l’ONYX, permettant de se « connecter » à une créature vivante et d’en apprendre énormément sur elle dans quelque chose s’approchant à la fois d’un scanner et d’une machine à communiquer par télépathie.
On démarre à la surface de l’île et les premières minutes donnent l’impression que Sephonie va surtout consister à explorer des plages et des rochers pour scanner coquillages et crustacés en sautant de corniche en corniche (on passe beaucoup de temps à sautiller). Bien vite, cependant, nos trois blouses blanches seront contraintes de se réfugier dans le profond réseau de cavernes s’étendant dans les profondeurs. Et c’est à ce moment que le titre révèle ce qu’il a véritablement à nous raconter. Loin d’être un simple récit de naufragés, Sephonie va livrer une histoire de plus en plus étrange à mesure que l’on progresse dans les entrailles de l’île. Une histoire qui vous tiendra en haleine pendant une dizaine d’heures, vous égarant parfois, multipliant les séquences nébuleuses et surréalistes, et oscillant entre un conte sur la biodiversité et une intrigue mêlant l’intime à la géopolitique internationale.
C’est peut-être là le plus gros pari de l’entreprise : mélanger une trame narrative somme toute assez classique de Terre Mère abîmée cherchant à contenir une menace potentiellement gravissime et un récit beaucoup plus atypique nous faisant explorer la psyché des trois personnages, scientifiques ballotés entre tragédies personnelles et aléas politiques. Les trois chercheur·euses que l’on incarne, tous d’origine asiatique et liés à l’île de Taïwan d’une manière ou d’une autre, vont voir tout au long de l’intrigue leur rapport à leur culture et au contexte social et politique mis en tension, voire en crise. Le tout dans une série de visions mélangeant passé, présent, futur, psyché, rêve et réalité. Le résultat est parfois un peu indigeste, pour le moins bizarre (plus encore que ne l’était le déjà bien barré Anodyne 2) et, mine de rien, assez desservi par une narration très hachée par des séquences de gameplay pas toujours très bien fichues.
Tetris ? Arrête.
Plus clivant encore que son intrigue et la manière de la raconter, Sephonie propose en effet un gameplay dont la promesse est d’alterner les séquences de résolution de puzzles et les séquences d’exploration sous forme de plateforme en 3D. Et je ne peux pas dire que la promesse soit tout à fait tenue. En effet, la partie puzzle game consistant à scanner des animaux avec le fameux système ONYX, présentée comme « casual » par les deux auteur·ices du jeu, est un peu plus que ça : on pourrait même dire assez anecdotique. Sorte de mélange entre un Tetris chill et un Dr. Mario dont on aurait ôté tout challenge, il s’agit de rassembler des blocs de même couleur sur une grille pour faire monter une jauge et entrer en télépathie avec l’animal scanné. C’est formellement très agréable à faire et on regrette même de ne pas le faire plus souvent. Mais en pratique, vous allez passer 95% de votre temps à faire autre chose. À savoir faire le cabri dans des cavernes de plus en plus étranges à la recherche d’animaux de plus en plus déviants.
Oui, Sephonie est un jeu d’aventure narratif surréaliste. Oui, Sephonie est un puzzle game relaxant. Mais surtout, surtout, Sephonie est un platformer 3D low-fi qui va mettre vos nerfs à rude épreuve. En gros, on ne peut avancer dans le jeu qu’en atteignant des plateformes situées toujours plus loin ou plus profondément dans le réseau souterrain de l’île, ce que l’on ne peut faire qu’en appréhendant la physique très, très bizarre proposée. Pour faire simple, avec votre saut de base, vous ne pouvez aller nulle part. Mais une gâchette sert à courir (un peu) sur les murs, une autre à faire un dash vers l’avant et un double saut à proximité d’une paroi, et s’ajoutent des surfaces spéciales (rebondissantes, friables, rebootant votre double saut, etc.). Extrêmement peu commode et plombé par la 3D parfois très approximative ainsi que par des caprices de la caméra, ce système est très (trop) long à prendre en main, malgré les nombreux tutos qui parsèment la zone de départ.
L’expérience se complique quand le jeu multiplie la palette de mouvements des personnages : possibilité de dash avancé, vol plané, téléportation, possibilité de révéler des surfaces cachées, etc. Sephonie est probablement un des jeux du genre les plus ardus à appréhender, il m’a fallu trois bonnes heures (décourageantes) pour être totalement à l’aise et commencer à m’amuser avec la plateforme, qui devient vraiment complexe dans le dernier tiers de l’aventure. Visiblement conscient du problème, le studio a implanté de très fines options d’accessibilité évoquant celles de Celeste, qui permettent de ne presque pas avoir à se préoccuper de ces soucis de sauts… Ou carrément d’augmenter la difficulté pour les plus masos. Des options bienvenues, mais on ne peut que regretter que certaines phases de plateforme manquent tout de même cruellement de finition et qu’on ait parfois l’impression d’avoir résolu une situation davantage par erreur que par talent, ou à l’inverse d’être injustement tombé d’une liane parce que la caméra a brutalement eu du mal à choisir entre ce qu’on voulait lui faire regarder et l’intérieur d’un mur capricieux qui passait par là.
C’est bizarre, mais ça marche !
J’ai eu un premier contact très déplaisant avec ce drôle d’objet : je ne comprenais pas où le scénario voulait en venir, cette histoire de taxonomie de la biodiversité locale ne me semblait mener à rien de concret, et les phases de saut composant la majeure partie du temps investi m’irritaient énormément. Pire, je ne savais même pas trop où je devais aller. Et puis j’ai dû me rendre à l’évidence : j’avais sans arrêt envie de le lancer et de le relancer pour avancer un peu plus loin. Parce que s’il est bourré de défaut, c’est aussi un projet qui les transcende pour livrer une expérience différente, fouillée et sincère comme on aimerait en trouver plus souvent.
Sephonie, c’est une direction artistique unique, qui trouve pile le bon compromis entre l’esthétique crade de la PlayStation 1 et une certaine modernité dans la représentation de son bestiaire et de ses personnages. C’est aussi des prises de risque constantes sur les retournements scénaristiques ou la manière de changer de style ou de mode de narration pour représenter certaines scènes clés. C’est aussi une approche plutôt ambitieuse du level design qui arrive à se renouveler dans les cinq biomes proposés par l’aventure, tous radicalement différents et créatifs. C’est, enfin, un jeu qui récompense l’exploration et la curiosité mais ne vous punira jamais de vouloir aller à l’essentiel.
J’ai bien conscience que je suis à la fois en train de vous décrire un puzzle game un peu quelconque doublé d’un platformer horriblement frustrant et contre-intuitif et de vous dire que j’ai passé une expérience fascinante et relaxante, et pourtant c’est bien ce qui s’est passé. Il me semble que ce qui sert de liant à l’ensemble et fait de Sephonie un très agréable titre de ce printemps tient à la démarche aboutie et travaillée de Melos Han-Tani et Marina Kittaka, auteur·ices de cette aventure, qui avaient une vision claire et précise de l’expérience qu’ils souhaitaient délivrer. Si le résultat est bizarre et clivant, il est aussi fascinant. Et les jeux devraient, à mon sens, prendre beaucoup plus souvent le risque d’être bizarres, clivants et fascinants.
Sephonie a été testé sur PC via une clé fournie par l’éditeur. Il est également disponible sur PlayStation 4 et 5 et les consoles Xbox.
Sephonie n’est pas le seul jeu dans lequel on doit se promener dans différents biomes pour recenser des espèces, mais c’est clairement le plus étrange de sa catégorie. Parfois terriblement frustrant, mais toujours complètement sincère et proposant une vision d’artiste unique, il s’agit d’une excellente surprise qui fait beaucoup d’efforts pour se rendre malgré tout accueillante. Vous devriez vraiment lui laisser sa chance.
zalifalcam
J'aime les jeux double A, les walking simulateurs prétentieux et les JRPG, et plutôt que de me soigner, j'écris à leur propos.
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