Là-bas sous les cocotiers, pardi. Mais pas de soleil éclatant ici. Selfloss se met à l'eau avec des promesses de poésie et de cétacés volants. Une première production assez classique qui peut compter sur un univers à la profondeur presqu'océanique.
Le premier jeu de Goodwin Games avait su capter notre attention dès 2021, notamment grâce aux beaux remous de l’eau sur laquelle pagayait son vieillard de personnage principal. Trois ans plus tard et un déménagement au Kazakhstan pour le jeune studio russe, dû à l’invasion de l’Ukraine, Selfloss semble être passé sous les radars après son lancement au début d’un mois de septembre inondé par les sorties de jeux. Peut-être l’heure n’est-elle plus, pour l’instant, aux ambiances poétiques et aux embruns mélancoliques que le titre et les images du jeu portent. Pourtant, derrière des mécaniques indéniablement classiques, Selfloss fait preuve d’une force évocatrice à l’ampleur peu commune.
Baleine à doss
Kazimir se réveille dans Latitude, le royaume de l’au-delà, une méduse géante flottant au-dessus de lui. Plus loin, il est accueilli par une drôle de longue figure encapée et auréolée. Cet étrange individu lui dresse le tableau : il a été introduit dans le royaume de Marena, et c’est elle seule qui décidera lorsqu’il sera libéré de la mission qui lui a été confiée. Le bâton avec lequel il s’est réveillé, Kazimir doit s’en servir pour éclairer son chemin et repousser le Miasme qui envahit les lieux et les êtres, réels comme spirituels, qu’il va parcourir et rencontrer. La baleine à bosse qui attend plus loin, échouée sur un îlot de pierre, sera la première à être libérée. Mais en chemin, et grâce à son maniement adroit de la barque, le vieil homme devra également accomplir le rituel du Selfloss, qui permet à une personne et à l’être cher qu’elle a perdu d’être libérés de leur peine. Ainsi, Kazimir pourra lui aussi trouver la paix. C’est en tout cas tout ce qu’on lui souhaite.
Il faut l’avouer, le premier contact avec Selfloss n’a pas été éclatant. D’abord, car ces prémisses appellent plus à la veillée funèbre sous un ciel gris qu’aux promenades en kayak par une douce brise d’été. Surtout, car les mécaniques de jeu à l’œuvre relèvent du très classique. Dans des petites zones semi-linéaires, on cherche à activer trois interrupteurs qui ouvrent une grille, laquelle mène vers une porte qui demande deux objets pour être ouverte, etc. Le bâton n’est pas utilisé à son plein potentiel, notamment la possibilité de le planter à un endroit tout en continuant à avancer et l’utiliser. Une poignée d’ennemis gluants se trainent sur notre chemin, qu’on fait éclater de loin grâce à la lumière du bâton ou qu’on fige avant de briser au corps-à-corps, luttant contre la mobilité entravée par l’âge de Kazimir et les nombreux coups portés dans le vide pour on ne sait quelle raison. Dans le même ton que ces escarmouches qui servent plus à rythmer la progression qu’autre chose, les boss "à la Zelda" tiennent le plus souvent du passage obligé. Cette impression de calibrage pas très excitant va rester sourde pendant un certain temps, et l’idée d’une forte inspiration d’Inside de Playdead, tant dans l’inertie, la direction artistique ou l’animation, va un peu coller aux basques de notre ressenti.
La croisière abstruse
Après une heure ou deux, pourtant, commence à perler le sentiment que Selfloss est un peu plus que ce qu’on avait cru y voir au départ. Déjà, car on a beau ronchonner sur le fait qu’on n’y fait rien de nouveau, les niveaux apportent continuellement leurs variations, et ça en termes de mécaniques, de rythme et de mise en scène. Certaines séquences intermédiaires vont durer 5 ou 10 minutes et miser sur une course-poursuite avec un monstre énorme ou notre capacité à s’orienter au milieu d’une mer déchaînée ; certainement le passage le plus impressionnant du jeu. D’autres vont s’étendre sur plusieurs zones et décliner la résolution d’un puzzle en différentes étapes, qu’il faut réussir à identifier, car l’exploration se fait à peu de mots. À ce titre, et à l’exception de quelques accrochages, la caméra est correctement calibrée pour réussir à nous faire douter de notre emplacement en changeant doucement d’axe, retranscrivant assez bien une impression de découvertes d’un lieu, ici un marais par le plus grand des hasards – et sans que ça devienne gonflant pour autant, on prend quand même vite ses marques.
La variété des situations de jeu répond à celle des environnements, toujours définis par leur lien à l’aquatique et souvent mis en valeur par la profondeur de champ, et il n’est pas rare de voir se dessiner dans le lointain un bâtiment à atteindre ou un paysage embrumé qui donne du cachet à l’ambiance des lieux. On se laisse ainsi porter sur les rivières comme on lutte avec les courants d’un torrent, on marche sur les andains des eaux peu profondes avant de passer à bonne distance des récifs, sous peine de couler après trop de chocs – les berges, elles, sont sûres, ce qui est bien aimable. Sur l’eau, toujours d’un rendu superbe, on évolue toujours avec souplesse et rapidité si on le souhaite, en contraste de la terre ferme, où les sauts contextuels ont, le temps d’une séquence ou deux, du mal à se conjuguer avec la vue isométrique. Au final, Selfloss s’en sort plutôt bien côté level design, étant donné qu’il doit s’accommoder de l’horizontalité des étendues d’eau, qu’il contrebalance avec des chemins tortueux et un peu plus de verticalité une fois descendu des embarcations. On est, en tout cas, ravi de voyager au calme sans avoir à supporter le sel de mer sur la peau ou les moustiques des ruisseaux dans les oreilles, ce qui est déjà une très bonne chose.
Mourir n'est pas de mise
Mais là où Selfloss retient le plus l’attention, c’est dans sa manière de dérouler avec délicatesse son univers et l’ambiance qui l’accompagne. On est très vite saisi par ce qui se dégage des lieux visités, au sein d’un monde où les âmes qui vivent sont rares. Le rôle du sound design est à relever, comme les compositions du groupe Arigto, qui ne lésine pas sur les morceaux lancinants, entre nappes qui rappellent les chants de baleine et piano triste, pour un résultat qui sait se faire aussi contemplatif qu’angoissant. Avec cette base, on était déjà bien partis, mais la narration se déroule avec une retenue et une ampleur qui imprègne de plus en plus au fil des heures. À première vue, elle ne se fait pas de la manière la plus fluide et diégétique qui soit, car une bonne partie du lore est à trouver dans des parchemins à ramasser, le plus souvent en récompense d’avoir activé trois signes dans le bon ordre. Pas exactement le plus innovant. Mais ses petits bouts d’histoire et de mythologie locales, rédigés et joliment illustrées par l’érudit Miro croisé en début d’aventure, tout comme les textes runiques trouvés ici et là, sont écrits (et traduits) avec un tel soin que leur lecture fait presque passer le besoin de recoller les morceaux au premier plan, devant l’aventure de Kazimir. C’est sûrement là une histoire de sensibilité qui m’a fait vouloir jouer à ce jeu plein de baleines et de marins, mais là où on pouvait s’attendre à un récit plan-plan sur le deuil (une fois de plus), la consistance de l’univers imaginé, où les brasses constituent une unité de mesure et où une baleine géante est à l’origine de toute vie connue, emporte la curiosité.
[Spoil à venir en fin de paragraphe] Toute cette construction qui se fait par petites touches ressort d’autant plus que le récit principal, s’il réussit à convoquer de jolies figures éthérées inspirées de la culture slave et à créer au moins un franc moment d’émotion, peine un peu plus à nous embarquer. D’abord, car les séquences de rêve qui servent de ponctuations narratives héritent d’une mise en scène pas très originale. Ensuite, car la figure de grand méchant est assez tiède, surtout en comparaison des scènes de massacre animal assez crues dépeintes lors de certains niveaux. Enfin, parce que l’épilogue du jeu prend une tournure pour le coup assez inattendue, mais d’une noirceur qui laisse coi et se digère avec amertume. Plusieurs questions viennent alors : a-t-on été trompé dès le début par la figure encapuchonnée qui nous accompagne de loin ? Notre personnage est-il simplement un salaud ? Toute la trajectoire de soigneur portée pendant le jeu par Kazimir, un volhv (figure de magicien, de sage dans la mythologie slave), se voit ainsi renversée dans les dernières minutes du jeu, pendant lesquelles on sent la chose venir tout en espérant se tromper. Que faut-il y voir ? Un commentaire cynique sur la condition des hommes ? Ou bien un dégoût né des événements internationaux qui ont marqué le studio ? Difficile de trancher, mais on est au moins sûr d’une chose : ça aurait pu être mieux amené et le reste de Selfloss le méritait.
Selfloss a été testé sur PC (Steam Deck) via une clé fournie par l'éditeur. Il est également disponible sur PS5, Xbox Series et Switch.
Le temps d'une petite dizaine d'heures, Selfloss se laisse porter par des courants froids et chauds, mais son ambiance et le charme de son univers embellissent le classicisme de ses mécaniques de jeu. La fin du jeu pourra se rapporter à être jeté dans l'eau glacée après une chouette virée sur l'eau au soleil, mais vous savez ce qu'on dit : qui ne tente rien n'hareng.
Les + | Les - |
- Un univers fouillé et distillé avec soin | - Une poignée de scripts qui ne se lancent pas |
- Des situations variées et des mécaniques solides ... | - ... bien que ces dernières soient revues et assez sous-exploitées |
- Vraiment joli (l'eau est incroyable), avec des environnements qui se renouvellent et une belle utilisation de la profondeur de champ | - Une partie du récit principal est plus faible et la fin manque de consistance |
Seastrom
C'est la Loire qui coule dans les veines de Seastrom, mélangée aux subtilités de la vaporwave. Possibilité de l'amadouer en lui parlant indés et D&D (Dreyer et Digimon).
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