Season portait tous nos espoirs de l'expérience indé qui serait tout à la fois originale, sensible et solide - et puis quand il s'agit de photographie, on est toujours au rendez-vous. Comme lors de sa campagne marketing agitée par des soucis de management, notre balade à bicyclette a connu quelques cahots, mais on ne peut s'empêcher d'être séduit par le projet global.
Depuis son annonce fin 2020, Season a soufflé le chaud et le froid sur notre attrait à son égard. Le premier trailer n’avait pas manqué de nous subjuguer, palettes de couleurs douces sur une nature traversée à vélo. On entendait déjà le vent siffler à travers les rayons de nos roues, appareil photo à portée de main. C’est dire si l'article de Games Industry, paru peu de temps après le début de la campagne marketing, a fait trébucher ce bel enthousiasme : on y apprenait que des employés de Scavengers Studio souffraient d’une culture du management toxique, principalement nourrie par le directeur créatif Simon Darveau. La PDG, Amélie Lamarche, était également accusée de couvrir ces comportements déplacés, lesquels ont conduit au départ de plusieurs personnes, dépassées par l’ampleur du mal-être ambiant.
Quelques mois après, on apprenait qu’une enquête avait été menée par une société extérieure, qui dressait un portrait mitigé de ces problèmes internes, pointant des dysfonctionnements de communication sans toutefois identifier de harcèlement à une échelle globale. Il était temps pour la direction d’essayer de faire amende honorable en promettant diverses améliorations visant « le bien-être de ses employé·es », et pour le studio de reprendre le travail sur le jeu, mis en suspend pendant l’audit. Les apparitions suivantes du titre n’ont plus tout à fait eu la même saveur, partagé qu’on était entre nos impressions d’un jeu apaisé et la connaissance de ce passif aigre, dont on ne pouvait que deviner l’impact sur les équipes et l’expérience qui se proposerait à nous au final. À l’arrivée, une fois posé le pied à terre après cette virée longue d’une demi-douzaine d’heures, que reste-t-il de Season ?
Quand on partait sur les chemins
Dès l’ouverture, des éléments inattendus se déploient comme autant d’indices de ce vers quoi l’on va tendre : un bureau de recherche qu’occupe rapidement quelqu’un en blouse blanche, qui place tout de suite le récit au passé ; une première phrase, répétée : « Qui es-tu ? » ; des mots qui ont moins de sens pour nous que pour la personne qui les prononce : une « Ancienne », la « Saison » et sa fin. Déjà, l’accent est mis sur le moment vécu, les sens qui y agissent et tout ce qu’on peut y rapporter : l’odeur du petit-déjeuner, la voix de sa mère, les souvenirs de son père. Autant de déclencheurs mémoriels, de madeleines qui ne sont pas tout à fait les nôtres, mais pas loin d’être universelles quand même. Season va tenter de se frotter aux souvenirs, pour commencer aussi simplement que par leur évocation, dans un geste programmatique qui résume le difficile exercice auquel Scavengers Studio s’est essayé : faire advenir la poésie, l’immatériel, sans faire mine d’y toucher. Pour arriver à cela, c’est tout un univers, avec ses à-pics glorieux et ses renfoncements oubliés, qui est convoqué ; et qui appelle évidemment au lyrisme affecté de ses commentateurs et commentatrices, ce qu’on va faire notre possible pour éviter mais eh, ça fait aussi partie du jeu.
Le village de Caro, fondé dans la saison de la Modernité, est perché sur un mont qui domine une vallée nuageuse. Isolés, ses habitants forment une petite communauté ignorée du monde extérieur et rassemblée autour du docteur Fumio. Spécialiste des maladies de l’esprit, parmi lesquelles la « maladie temporelle », qui fait passer une journée en quelques minutes et inversement, il avait fui les terres basses lors de la Saison précédente, une époque où la guerre faisait rage. À l’heure où les premières lignes du carnet étudié par le ou la scientifique sont écrites, une jeune femme s’apprête à quitter Caro, avec pour mission de sauvegarder la mémoire de ce qui tient encore debout avant la fin imminente de la Saison en cours. Pour ce faire, elle emporte avec elle un carnet vierge, donc, un micro enregistreur et un appareil photo hérité de son père. Sa mère sacrifie quelques souvenirs pour forger un talisman censé la protéger contre les dangers qu’elle rencontrera et puis, un tour sur la place centrale plus tard, elle enfourche un des vélos remis à neuf par son meilleur ami et passe la grande porte infranchie depuis des années.
Trépied ou très vélo ?
Ce tutoriel avait fort à faire pour appréhender la rythmique si particulière de Season, qui ne brille pas tant par ce qu’on y fait concrètement que les raisons qui nous poussent à le faire. Trivialement présenté, il s’agit tout juste de trouver les objets qui fondent l’identité d’un lieu et, selon leur nature, les photographier, les enregistrer ou les ramasser. Cette petite collection permet de composer une double page du carnet de souvenirs, sorte de scrapbook augmenté, afin qu’un souvenir soit fixé et accessible à la postérité. Une histoire de jauges à remplir, donc ? Oui, mais.
D’abord, le studio a tout de même eu la bonne idée de laisser suffisamment de souplesse à cette chasse à l’objet pour qu’on s’y retrouve aisément et rapidement, sans avoir à farfouiller sans fin. Ensuite, la nature de cette recherche induit une approche qui, si on s’y laisse prendre, fait de nous l’acteur ou l’actrice direct·e de la quête qui se joue à plus grande échelle, en duo avec son héroïne. À chaque sujet observé, celle-ci va exprimer une pensée, faire une remarque qui nourrit notre connaissance de ce monde aux règles différentes du nôtre. Mais en même temps qu’on en apprend plus sur l’histoire de tel objet ou tel lieu via la confection du carnet, c’est le portrait de son autrice qui se dessine en creux, elle qui nous est tout aussi inconnue, du point de vue indéfini de la personne en blouse qui ouvre le jeu ; tout juste imagine-t-on de celle qu’on contrôle qu’elle tente de relancer la mode de La Baule, pull porté fièrement sur les épaules – tout ce qu’on peut reprendre à la droite, écoutez. À cet endroit, Season trouve un bel équilibre entre la mise en valeur de son personnage principal et l’espace qui nous est laissé pour divaguer, construire notre propre image de ce pays quasi désert et des cultures qui l’habitent, aperçues par échantillons.
Ces vallons, qu’on traverse à vélo avec un rare plaisir cinétique (et mieux dans les lignes droites et les courbes larges qu’en virages serrés, la faute à une bécane qui prend rapidement de la vitesse et, c’est normal, ne tourne pas super bien à partir de là), prennent pourtant une tournure inattendue au fil de la progression. D’abord organisés en une poignée de zones largement linéaires et jouant parfois avec les ellipses, les niveaux laissent finalement place à une région ouverte relativement grande, la vallée Tieng. À partir de ce moment, le rythme, d’abord très soutenu dans sa langueur, va se diluer autour d’un sentiment paradoxal. Plus organique grâce à ce terrain unifié à fort dénivelé, l’exploration va aussi prendre un caractère plus artificiel, partagé entre différents pôles d’intérêts bien définis : le chantier interdit au public, la seule maison du coin, la zone de rassemblement… Bien que le temps continue de passer et les environs d’évoluer à chaque étape déclenchée, on n’échappe pas à ce sentiment de surplace inhérent aux mondes ouverts où la temporalité est suspendue. Jusque-là préservé de l’impression de cocher les cases d’une liste d’objectifs, Season se laisse ici dépasser par le système qu’il met en place et perd un peu de son attrait à l’équilibre si précaire. C’est aussi à ce moment que l’on semble deviner les conséquences du développement agité du titre, qui se terminera peu de temps après le passage de la vallée, alors qu’il semblait nous avoir promis un voyage marqué par de plus nombreuses étapes. Peut-être que des mises à jour affermiront l’ampleur de ce voyage initiatique au souffle pour le moment un peu court, qui ne manque pourtant pas de tenter des choses aussi passionnantes que maladroites dans son utilisation de la photographie, de la distribution de la parole et de la mise en scène.
Panoramique, notre guide
Ces dernières années, quelques productions ont su s’approprier l’appareil photo comme élément de gameplay avec beaucoup d’ingéniosité, jouant sur le changement de point de vue, la charge politique de l’acte photographique, ou encore la sublimation de la fonction mémorielle des photographies. Season est à rapprocher de cette dernière catégorie, et ce à plusieurs niveaux. D’abord dans l’appareil en lui-même, directement inspiré de modèles existants, entre le SX-70 et le One Step de Polaroid, et héritage du père disparu. Puis dans le sens où l’action concrète de la prise de photos est destinée à créer des preuves de l’existence d’objets dont on connait la fin proche. La photo est réinvestie dans son rôle historiographique, bien que le personnage principal, sorte de grand reporter de la fin du monde, se place à mi-chemin entre la journaliste d’investigation et la photographe de famille, émotionnellement inscrite dans l’histoire des personnes qu’elle rencontre. Cette position fluctuante se retrouve dans le traitement des photos instantanées que l’on prend : ancré dans le monde qu’il permet d’observer, le cliché est moins pensé comme élément central du journal que comme l'une de ses composantes, aux côtés d’objets, de dessins, de citations et légendes. C’est aussi la raison pour laquelle, contrairement à certains jeux récents, les possibilités de retouche ou même d’observation des photos sont assez réduites ; de partage ou d’export, il n’est par exemple pas question.
Cela étant, le principal souci que rencontrent les jeux de photographie est le systématisme de la prise de photo, qui désengage presque entièrement le joueur ou la joueuse du geste et de ce qui l’accompagne (l’attention au cadrage, par exemple) pour se concentrer sur la liste de courses qu’il ou elle doit remplir. Season arrive assez bien à l'éviter : chaque élément de décor est potentiellement digne d’intérêt quant à la construction du lore, ce qui encourage à porter son regard sur des objets qui, dans notre quotidien, ne sont pas forcément remarquables. Les pensées de l’héroïne soulignent cette direction qui vise le pourquoi de la photo, elle est presque comme au-delà de nous, une sorte de spectateur idéal de l’instant présent. Il est évident que l’implication qu’on sent derrière la manette variera d’une personne à l’autre et nécessite de s’investir peut-être plus que d’habitude à un niveau sensible que ce à quoi on a l’habitude dans un jeu vidéo, mais ces inspirations à haute voix – en français québécois, qui plus est – touchent souvent juste. Elles sont d’autant plus remarquables que lors des discussions avec d’autres personnages, c’est celle de l’interlocuteur à qui est donnée toute la place, une belle idée pour montrer l’attention toute entière qui est donnée à leurs paroles. Dommage que toutes les voix ne soient pas dans le ton, ce qui casse un peu l’immersion mais n’empêche pas de participer au rythme en ne passant pas trop vite les dialogues et en tentant de faire s’enchaîner les répliques avec naturel.
Les choix de mise en scène adoptés tout au long de Season sont d’ailleurs à interroger, tant ils démontrent la difficulté d’arriver à l’équilibre entre contrôle resserré et bride d’autonomie relâchée. À intervalles réguliers, la dramaturgie s’empare des outils du cinéma (cinématiques au montage marqué, continuité hachée, plans symétriques) pour diriger son ambiance, entre épure et efficacité visuelle. Le travail de caméra, notamment lors des virées à vélo alors qu’elle se décentre et rappelle, de manière tout de même moins visible, le galop de Shadow of the Colossus, participe totalement à l’impression de fluidité des séquences où l’on dévale les pentes à toute vitesse. Au contraire, on a du mal à comprendre la présence constante des bandes noires en haut et en bas de l’écran en jeu, artifice de format qui force le côté cinématographique et contrevient au besoin d’étendue visuelle incité par la direction artistique. Pareillement, on aurait préféré que la musique, discrète mais tout le temps là, ait bénéficié d’une intégration plus souple, afin de mettre l’accent à la fois sur l’ambiance sonore unique des lieux visités et le lyrisme des traversées de ces paysages magnifiques, au cell shading tout doux dont la précision fait ressortir beaucoup de détails dans les aplats de couleurs.
Season a été testé sur PC via une clé fournie par l’éditeur et sur PS5 via une copie acquise par nos soins. Il est également disponible sur PS4.
Season est le fruit d’expérimentations qui ne sont pas aussi solides qu’espérées mais elles en font un objet à la singularité estimable. On aurait évidemment préféré être emporté sans retenues par sa beauté et ses envies peu communes de finesse à peu de mots, beaucoup d’images et de sons. Mais on saura se contenter de son beau déséquilibre, comme un coup de pédale donné dans le vide et qui déstabilise le temps de quelques secondes avant que l’on ne retrouve la maitrise de son guidon.
Les + | Les - |
- Proposition sensible et originale | - Une structure globale déséquilibrée |
- La direction artistique à se damner | - Manque d'ampleur sur sa seconde partie |
- Une fois l'immersion présente, quel régal | - Des choix de mise en scène artificiels |
- Une approche de la photographie qui fait sens | - Moins de gens toxiques, ça fera de meilleurs jeux |
Seastrom
C'est la Loire qui coule dans les veines de Seastrom, mélangée aux subtilités de la vaporwave. Possibilité de l'amadouer en lui parlant indés et D&D (Dreyer et Digimon).
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