Il y a des années de cela, à l'époque où je découvrais à peine le monde merveilleux de la Littérature avec un grand L, je m'étais pris de plein fouet La Condition humaine de papy Malraux déniché dans la bibliothèque parentale. Bien entendu, je n'ai absolument rien compris à cette intrigue de coups fourrés entre de multiples factions dans le Shanghai de 1927, ce qui ne m'a pas empêché de le dévorer d'une traite, fasciné et désireux d'en savoir plus. Après bien des années et d'efforts pour tenter d’éclaircir la situation, j'en suis venu à une conclusion qui aurait dû figurer en avertissement du bouquin : la guerre civile chinoise, c'est quand même un beau foutoir.
C'est dans ce magma brûlant, précisément la période des années 20, que Rise of the White Sun nous propose de plonger. Avec une action qui se déroule potentiellement sur toute la Chine et une échelle de temps d'une semaine par tour, on est clairement dans ce qu'on appelle la grande stratégie. Après avoir choisi l'une des forces en présence (jusqu'à quarante-deux dans la campagne principale), il va falloir jouer du bâton et de la carotte pour faire sa place.
Who's Wu
Mais avant de poser la question qu'est-ce qui se passe, le jeu s'intéresse à qui était là. On dirige donc non une faction, mais une poignée de personnages, chacun ayant ses propres ressources : points d'action (qi), pécule, fan-club et honneur (ou face). "Une sorte de Crusader Kings, donc", dites-vous ? Il y a un peu de ça. C'est un peu comme si on dirigeait le conseil de CK, puisque les profils différents de nos camarades ne permettent pas les mêmes actions : l'agitateur va provoquer des mouvements sociaux, le diplomate négociera avec les puissances étrangères, etc. Les effets sont parfois convergents : les militaires ont évidemment la possibilité de recruter des soldats, mais un bon orateur pourra également se retrouver à la tête de troupes insurrectionnelles… qui ne sont pas forcément armées.
Le qi est la ressource la plus importante, puisqu'elle détermine le nombre d'actions possibles à chaque tour/semaine. Or, on s'en doute, il y a beaucoup à faire dans cet univers d'une telle instabilité. Tout glisse entre les doigts : les fidèles soldats d'hier désertent en masse, les provinces fraîchement conquises sont la proie des bandits dès qu'on a le dos tourné. On place ses billes avec précaution, sachant d'une part qu'on ne pourra pas tout faire, et d'autre part que chaque action peut avoir des conséquences brutales : il n'est pas rare de perdre les trois quarts d'une armée juste en la déplaçant si l'on ne prend pas garde aux conditions de voyage, à la quantité de coolies qui l'accompagnent, etc. Pensez à sauvegarder souvent, le misclick est douloureux.
Il est donc tentant de recruter d'autres personnages pour plus de qi, mais il faut pour cela accumuler suffisamment de "face" ou de supporters. Et s'ils sont trop nombreux, ne risquent-ils pas de devenir jaloux les uns des autres et faire défection ? Que se passerait-il si mon général basculait tout d'un coup dans le camp adverse (avec ses troupes, bien entendu) ? L'action souterraine est plus discrète, mais pas moins explosive. Il faut du temps pour gagner la confiance des travailleurs ou saper la loyauté des hauts gradés, mais le jeu en vaut la chandelle.
La révolution n’est pas un dîner de gala
Alors attention : il est logique de citer Paradox, parce que c'est le point de comparaison le plus direct. Mais RoWS est développé par l'unique développeur Maestro Cinetik, déjà responsable d'un remarqué Cauldrons of War - Stalingrad. Cela ne minimise en rien l'intérêt du jeu sur le fond, mais autant être clair : on n'a pas franchement le même degré de finition. Il faut un temps pour se faire à l'interface un peu rustique. Si les bugs sont rares (n'hésitez pas à les rapporter dans le discord officiel, ils sont parfois patchés dans l'heure qui suit), le manque d'information décontenance parfois (comment fonctionne la mécanique d'attrition ?). Les innombrables personnages et lieux portent parfois deux ou trois noms, et il n'y a pas de moteur de recherche : ne cherchez pas Tchang Kaï-chek, il s'appelle ici Jiang Jieshi. Les puristes apprécieront, les néophytes un peu moins.
À ce stade, je sens qu’il y en a deux ou trois au fond de la classe qui ne sont pas trop prêts pour l’interro, mais je suis sympa, je vous ai préparé un rapide résumé de la situation. Voilà le topo : la révolution de 1911 a laissé la Chine dans un sale état ; tous les meneurs d'hommes locaux veulent leur part du gâteau impérial. La plupart de ces chefs de guerre veulent juste profiter de la situation, d’autres (Tibet, Mongolie) rêvent d’un pays à eux. Enfin, le Guomindang mené par Sun Yat-Sen (la tête pensante) puis par Tchang Kaï-Chek (les muscles) tente d’imposer sa vision nationaliste. Son drapeau porte le soleil blanc du titre : le jeu raconte donc son ascension (mais pas sa chute, qui sera une conséquence de la 2ᵉ Guerre mondiale). Pour ce faire, il sera allié à différents autres groupes aux idéologies plus ou moins divergentes, dont les communistes logiquement soutenus par Moscou. La rupture aura lieu en 1927, lors du massacre de Shanghai, l’un des scénarios jouables (et le décor de La Condition humaine, donc).
Le choix le plus audacieux de RoWS est de dissimuler volontairement une partie de l'information. Reprenons votre Paradox préféré : dans un élan de transparence, tous les écrans dégueulent une quantité absurde de nombres verts ou rouges. C'est un peu envahissant, mais cela permet de connaitre précisément toutes les relations et le résultat de chaque action. En contrepartie, la jolie stratégie devient parfois un jeu de taquin où l'on cherche d'abord à maximiser les compteurs verts en oubliant de jouer au Roi de Pologne.
À l'inverse, RoWS ne dit pas tout. Rassurez-vous, il en reste, mais le joueur ignore par exemple la loyauté de ses propres troupes, un paramètre essentiel. Il est possible de jouer à l'aveugle sur ce paramètre, par exemple en payant ses soldats (une idée assez saugrenue à l'époque), ou bien récupérer l'information en espionnant ses propres armées, voire — si la faction le permet — en y installant des commissaires chargés de rapporter ce qu'ils voient. L'information partielle est un pari de gameplay risqué : d'un côté, le joueur est souvent dans le flou, ce qui est certes raccord avec la situation politique, mais aussi frustrant quand il se retrouve à tout perdre sans avoir compris pourquoi. D'un autre côté, un tel système favorise grandement l'immersion tout en réduisant le nombre de paramètres chiffrés à prendre en compte. Sans échapper totalement à la gestion de tableur Excel, RoWS est assez facile à appréhender : il s'agit d’abord de faire appel au bon sens, plutôt que tenter d'ajuster des dizaines de compteurs.
Tsé-toung pour moi
Difficile de recommander RoWS à tout le monde. Mais si vous avez tenu jusqu'ici, c'est que vous n'êtes pas totalement allergique à la notion de wargame indé. Dans ce cas, n'y allons pas par quatre chemins : RoWS est un petit bijou, ciselé avec passion, plein de trouvailles ludiques, et qui rembourse largement l'effort que l'on a consacré pour s'y plonger. En plus, il a le bon goût de ne pas nous engager dans des parties interminables (que celui qui a terminé une seule partie d'un Europa Universalis lève la main…). En effet, vu la faible quantité d'actions réalisables à chaque tour, les parties ne sont finalement pas extrêmement longues une fois que l'on a pris le rythme. Ce qui est à mon avis une bénédiction : je n'ai plus le temps de me consacrer à une partie monstre de War in the East 2.
C'est alors que RoWS dégaine son dernier atout : une rejouabilité folle qui donne envie d'essayer toutes les possibilités. Du groupuscule communiste de Shanghai en 1920 au chef de guerre contrôlant plusieurs provinces, en passant par les soulèvements mystiques paysans, les possibilités diffèrent totalement et le jeu n'a plus rien à voir. À moins que vous ne préfériez incarner le Baron fou Roman Von Ungern-Sternberg dans son wagon blindé ? Mais siiiii, souvenez-vous, c'est l'antagoniste de Corto Maltese en Sibérie. Les scénarios sont variés tant en dimensions qu'en complexité, allant du duel dans une province isolée sur quelques semaines jusqu'à la grande campagne, sans oublier le mode bac à sable pour une révolution prolétarienne plus chill.
Rise of the White Sun a été testé sur PC via une clef fournie par le développeur.
Tant sur le fond que dans la forme, Rise of the White Star ne plaira pas à tout le monde. Pour ceux qui s'intéressent un tant soit peu à la période (et ce n'est pas un jugement de valeur, chacun ses marottes), le titre de Maestro Cinetik réalise un petit miracle : restituer une situation abominablement compliquée tout en restant abordable. Et déclenche une irrépressible envie de courir à la bibliothèque du quartier pour en savoir plus.
Les + | Les - |
- Un thème dense et quasi jamais abordé | - Interface "artisanale" |
- La précision historique ahurissante | - Manque d'information récurrent en jeu |
- Des mécaniques relativement simples à prendre en main | - Bande-son jolie, mais limitée |
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