Nouveau jeu du créateur de 10 000 000 et You Must Build A Boat, Photographs franchit une étape dans le mélange entre jeu de puzzle et jeu narratif. Il transcende même son dispositif de départ pour atteindre nos petits coeurs, s’intéressant au regard et à la façon dont les détails en racontent parfois beaucoup.
Il est loin, le temps des pellicules photos. Au fond, ça parait même absurde, une photographie physique, aujourd’hui. A force de faire défiler et tapoter pour agrandir, on en était presque venu à oublier leur existence. Celle des albums qui s’entassaient dans un tiroir de la table basse aussi. Plutôt celui à la couverture verte rigide où se suivent les embarrassants clichés de votre derrière de bébé potelé ? Ou le blanc crème aux stries noires dans lequel, d’une page à l’autre, vous prenez cinq ans ? L’habitude, déjà, se perdait. Ce lien, direct, mental, entre la photo et celui/celle qui la regarde, le développeur (ça fait quand même bien les choses, la langue française) Luca Redwood se l’approprie et le décline au long de cinq histoires, à l’issue invariablement tragique, à la mécanique interne pourtant multiple. L’expérience se révèle d’une homogénéité, d’une plénitude enthousiasmante, déplaçant le jeu vidéo vers les trop rares usages (auto)biographiques qui lui tendent les bras.
Jeu, set et match-3
A l’instar des personnages de Photographs, nous avons une révélation à faire : les récits choraux, c’est pas trop notre truc. Au cinéma en tout cas, ça passe avec difficulté, la prégnance du concept l’emportant souvent sur le reste, sacrifié à la réussite du tour de force que représente l’imbrication de toutes les histoires. Redwood place sa narration à l’opposé de ce spectre et met l’emphase sur le caractère unique de ceux qui vont retracer le point charnière de leur existence. Cinq vies au passé, donc, du point de vue de leur protagoniste principal. Cette suite de chutes, quasiment sans liens les unes avec les autres, s’ouvre sur l’histoire de l’Alchimiste. Un grand-père à l’air bonhomme emménage en lisière de forêt avec ce qu’on devine être sa petite-fille et un chat (pour ce dernier, on est sûr de nous). Ils agrandissent leur habitation petit à petit, les clients viennent chercher remèdes et autres panacées. Mais un jour, à la faveur d’une cueillette sylvestre, la fillette va empoigner une fleur au poison mortel. Cessant toute affaire en cours, l’alchimiste se met en quête d’un antidote.
Chaque récit, long d’une trentaine de minutes nous prévient le jeu, débute par une photo. Ou plutôt par le cadre d’une photo au format Polaroïd, ces appareils à développement instantané. Au sein du cadre, la première itération d’un puzzle qui évoluera au fil de l’histoire, se complexifiant peu à peu, marqueur des étapes associées à autant de clichés vite capturés vite révélés. A nouveau chapitre, nouveau puzzle, le spectre allant du jeu d’adresse mélangeant billard et flipper au match-3 revisité à coups d’interactions élémentaires et de trous noirs. Une sensation haptique est à l’œuvre grâce à un travail minutieux sur le sound design et les différentes interfaces, et révèle une logique qui tient moins de la réflexion pure que du bidouillage. La possibilité, très pratique, de revenir aux mouvements précédant notre dernière action incite à l’essai, au test, et appelle invariablement l’échec (inconséquent : recommençons donc) puis la réussite. Ce qui n’est pas sans faire écho, à rebours, à ce qui va se jouer dans le mouvement général du jeu.
A un moment donné, le puzzle va nous confronter à un changement, profond, de sa simple mécanique. Plus ou moins marquant selon le récit, ce décalage, qu’il s’agisse du dérèglement d’un des principes de base du puzzle, de la mise en avant inhabituelle de l’interface ou d’un changement du paradigme originel, a pour particularité de ne s’appliquer que lors d’une seule étape du puzzle ou de créer une césure nette dans la progression. Il apparaît comme un élément déstabilisateur troublant la routine qui venait presque de s’installer dans notre sage exercice d’échauffement de neurones. Et dans la vie des personnages.
Le Daily beugle
Les composants du puzzle sont liés, d’une façon ou d’une autre, à la narration. Dans le segment qui s’intéresse au Journaliste, par exemple, il faut relier plusieurs points sur un damier parsemé d’obstacles. A chaque case, la date située en haut du journal avance, signe du temps qui passe. Et si au début le tracé évoque l’enquête liée à l’écriture d’un article, il se déplace doucement vers des choix stratégiques en vue d’éviter la faillite du journal. Les évolutions narratives ne renversent pas à chaque fois l’interprétation qu’on peut faire du gameplay, mais terminer un chapitre se fera sur une note tout à fait autre que lors de son commencement. Et, d’un point de vue global, arriver au bout d’une histoire ne sera jamais synonyme de libération joyeuse. Il faut s’y faire : on est sur une jolie nuance de regrets et culpabilité, de responsabilités – de celles que l’on s’impose. Le tout penché vers une recherche d’empathie et d’identification qui aura certainement lieu à un moment.
On peut reprocher à Photographs une tendance à grossir un peu le trait lors de certaines séquences, là où une approche délicate, dans le sillage général du jeu, aurait suffi. C’est de toute façon dans l’entrecoupement du game design et de la narration qu’on trouve la réussite du titre. Cette imbrication tend ses intentions vers la fin du jeu, qui interroge sur la position du joueur, à la fois spectateur, acteur et décisionnaire omnipotent. Le miroir dressé au centre de la caverne qui sert de mini-hub nous est tout autant destiné qu’aux individus qui lui font face, quelques marches plus bas, et invite à se plonger dans notre histoire propre. Revivre les événements d’une vie par le jeu, c’est adopter une démarche biographique ou autobiographique que l’on retrouve ici et là dans les productions de Nina Freeman, et dans des jeux comme That Dragon, Cancer de Numinous Games ou Depression Quest de Zoë Quinn. Cette veine sensible, qui ne renie à aucun moment son statut du jeu, gagnerait à s’étendre, offrant aux joueurs que nous sommes un nouvel instrument d’expression.
Un puzzle game doit savoir compter sur une OST brillamment réfléchie : tournant en fond pendant qu’on peine plus ou moins à trouver une solution, il faut trouver le parfait équilibre pour installer une bulle de concentration au risque de devenir entêtante. Mais Ben Prunty opère, et à l’instar de ses précédents travaux, notamment sur le stratégique FTL, il livre des morceaux qui supportent les boucles incessantes. Plus que ça, chaque histoire a son thème et ses instruments spécifiques, revu par le spectre du thème principal au moment de son épilogue, liant sans mot dire les différentes destinées.
Ca a été
L’utilisation du doublage pour raconter les histoires appuie également un peu plus la dimension autobiographique de Photographs et la possible position du jeu vidéo comme médium expiatoire. Mais la narration passe aussi, voire essentiellement, par une construction visuelle en réactualisation permanente et un appel à l’observation inscrit dans ses mécaniques-mêmes. Pour déclencher l’apparition d’un nouveau puzzle, il nous est demandé de passer l’image au peigne fin à la recherche d’un élément spécifique, évoqué sur une étiquette qu’on imagine collée il y a de ça un moment. Alors on zoom, cherchant à identifier le détail qui nous fera avancer, comme l’indice qui manquerait pour déchiffrer un code, le recadrage du tout vers un élément particulier. Servi par la touche d’Octavi Navarro au pixel art, ce principe de narration environnementale met en exergue le regard, appelle à s’attarder sur le détail pour décrypter une situation ou nourrir un instant précis. Une fois trouvé, le cadre s’en empare et un premier déclic résonne.
La résolution du puzzle agit en fait comme le principe chimique de révélation. Une fois la solution trouvée, la photo est prise, le flash aveugle et le cliché apparaît. Il s’agit rarement de photos prises effectivement mais plus d’illustrations mentales capturant une situation ou un état d’esprit. Un trouble naît pourtant : la photo tout juste prise, elle est déjà vieillie. Rayée, presque tordue, elle a vécu. Elle est une trace, une empreinte, le signe d’un passé qui se raconte au présent. Cet attachement à l’objet, ses rituels (le grain de l’image, le flou autour du point de focale, la distorsion due à la lentille) et son inhérente mélancolie rattache plus largement le médium à la photographie. Il faut d’ailleurs remarquer la multiplication des modes photos qui permettent de mettre en scène son personnage, l’environnement dans lequel il évolue, et par extension sa propre manière de jouer et de se mettre en scène. La photographie était liée au cinéma, elle l’est maintenant au jeu vidéo. Un screenshot révélerait-il un peu de soi ? Luca Redwood se fait en tout cas le chantre de cette nouvelle entente, et ce avec justesse.
Photographs a été testé sur PC via une clé envoyée par le développeur. Comptez entre 2h (si vous sortez de Baba Is You) et 4h (si vous êtes comme moi) pour en faire le tour. Le jeu est également disponible sur iOS et bientôt sur Android.
Si Photographs marque l’esprit, c’est moins pour ses puzzles somme toute assez simples et sa narration parfois grossière que pour le tissage homogène que Luca Redwood réussit à produire. On traverse les cinq histoires avec la gorge nouée, certes à cause du caractère tragique des événements, mais peut-être encore plus par cette sorte de résonance intérieure et intime, née de la narration en creux et en mécanique. Note pour plus tard : c’est troublant, parfois, le jeu vidéo.
Seastrom
C'est la Loire qui coule dans les veines de Seastrom, mélangée aux subtilités de la vaporwave. Possibilité de l'amadouer en lui parlant indés et D&D (Dreyer et Digimon).
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