Rendre palpitant un jeu narratif à embranchements dans lequel un scribe rêveur et démotivé tente d'innocenter un moine d'un crime atroce ? Le tout en multipliant les artifices visuels et les jeux sur les polices d'écriture ? C'est le pari de haut vol réalisé par Pentiment, nouveau titre du studio Obsidian. Une cascade réalisée par des professionnels.
Avez-vous déjà eu l'impression que votre quasi jeu de l'année sera probablement considéré comme une vaste arnaque par une partie du public ? C'est l'impression diffuse qui m'est venue à mesure que s'égrainaient les heures passées à arpenter la carte de Pentiment, tant on peut en fonction de ses goûts considérer ce qu'il essaye de faire autant comme du génie narratif que comme un tour de passe-passe paresseux. Ce n'est pas le premier jeu de l'année à tenter ce genre de petite prouesse consistant à mettre une emphase énorme sur la forme pour nous faire oublier le côté forcément artificiel du fond. Pentiment tient un peu de cela : il va vous demander d'accepter un certain niveau d'abandon et de renoncement à ce qui fait un jeu d'aventure traditionnel. D'une part parce qu'il prend un malin plaisir à ne jamais vous mettre toutes les clés en mains, et vous le fait réaliser assez tardivement. Et d'autre part parce qu'il va vous pousser, en permanence, à fermer des portes narratives pour se concentrer sur la force et la cohérence de son récit, parfois à votre détriment. Amis complétionnistes, passez votre chemin : Pentiment est un jeu qui veut être fini davantage que platiné.
Vous allez en Bavière
Pentiment est découpé en plusieurs journées et vous laisse initialement penser que son déroulé sera aussi cyclique que la vie d'un moine. Vous y incarnez un certain Andreas, peintre en fin d'apprentissage, chargé de réaliser une fresque pour un petit monastère bavarois. Nous sommes au début du seizième siècle, à l'aube de la Réforme protestante, et ce genre de commande tient désormais de la coquetterie : depuis une cinquantaine d'années, l'imprimerie rend totalement obsolète les moines copistes et leurs scriptoriums poussiéreux. C'est donc dans un monde en déclin qu'Andreas évolue, laïc plongé au milieu d'un univers aussi inamovible que conscient de sa disparition inéluctable. Peu importe à notre héros : sitôt son œuvre achevée, il pourra quitter ce Jour sans Fin rythmé par des prières, des repas collectifs et des intrigues doctrinales chuchotées à voix basse et pourra rentrer chez lui pour se marier.
De manière assez surprenante, cependant, votre seconde journée au monastère commencera par un meurtre, visiblement commis par un moine qui semble n'avoir ni mobile ni même la capacité physique à commettre ce méfait. Embrigadé bon gré mal gré dans la résolution de l'affaire, Andreas se retrouve donc pris dans une course contre-la-montre destinée à innocenter le suspect et à faire toute la lumière sur les événements ayant ensanglanté les lieux. C'est ainsi un classique whodunit qui va se déployer sous vos yeux ébahis, et qui, dans un jeu d'aventure classique, vous contraindrait à confronter avec patience tous les suspects aux moyens de tous les indices disponibles. Dans Pentiment, cependant, ce n'est pas possible, puisque le jeu va vous faire comprendre à la dure que vous n'avez pas le don d'ubiquité.
Le principal dispositif déployé par le jeu, outre un système de dialogue brillantissime hérité de Fallout : New Vegas (les deux œuvres partageant leur auteur et une partie de leur staff), est son système de passage du temps. Un simple meurtre ne pouvant briser la routine immémoriale de l'abbaye, chaque journée sera rythmée par des actions régulières : repas, prières, coucher, travaux des champs, etc. Que cela plaise ou non à Andreas, et a fortiori à vous, détective virtuel, vous ne pourrez pas être au four et au moulin (parfois littéralement), et l'intrigue avancera avec ou sans vous. Manger avec les employés civils de l'abbaye, c'est se priver d'un repas avec les moines. Assister à une autopsie, c'est ne pas confronter un témoin potentiellement majeur. Et ainsi de suite : dans Pentiment, comme dans cette farce qu'on appelle tristement la vie, on rate mécaniquement l'essentiel de ce qu'il y a à voir. Un mécanisme tout de même modéré par le fait qu'entre chaque action "majeure" faisant avancer le chronomètre vous pourrez vous promener librement dans la quinzaine de lieux que compte le jeu, répartis entre le monastère, le couvent, le village et la forêt voisine.
On ne sait plus qui cloître
Vous voici donc rapidement en possession d'une quantité industrielle d'informations. Lesquelles seront bien vite complétées par tout un tas d'autres idées, indices et conversations débloqués au fil de vos pérégrinations dans ces moments de "creux" où le temps n'avance pas. Et tout ceci est de manière assez transparente conditionné par des choix effectués au tout début de l'aventure, ce qui constitue le pari le plus osé de Pentiment. Lors d'une séquence s'apparentant à un tutoriel, il vous sera ainsi demandé de compléter la page en partie blanche qu'est Andreas. Dans quels pays a-t-il étudié ? Dans quelles matières était-il fort à l'école ? Quelles langues parle-t-il ? Quelles sont ses affinités ? Autant de compétences, acquises définitivement au détriment d'autres, et qui vont radicalement changer la perception que le jeune peintre aura du monde lors de son aventure.
En pratique, un Andreas versé dans les Saintes Ecritures saura sans doute bien mieux interroger un moine très croyant qu'un Andras ayant passé sa jeunesse à se saouler dans des tavernes. Un compagnonnage en France lui aura conféré une connaissance des langues d'Europe de l'Ouest tandis qu'un séjour en Flandres lui aura plutôt donné un aperçu des sciences et techniques émergentes de la Renaissance. Et Pentiment ne fait pas dans la dentelle : ce qu'Andreas ignore, ce n'est pas en quelques jours qu'il va l'apprendre. Tant pis si cela vous fait vous brouiller à mort avec tel ou tel PNJ, tant pis si certaines énigmes entières du jeu resteront complètement indéchiffrables. Cette impression de commencer l'aventure avec un grand nombre de portes déjà fermées est cependant doublement illusoire.
Illusoire parce que la science extrêmement fine et ancienne d'Obsidian en matière de choix de dialogues finement ciselés confine ici à la perfection. À peu près quoi que vous fassiez, Pentiment retombe sur ses pattes de manière admirable. Le tour de magie est assez évident quand on connait ce genre de jeux narratifs : vous ne serez jamais vraiment en galère dans les moments les plus cruciaux et le jeu ne vous bloquera jamais vraiment. Illusoire aussi, car une fois avalée la frustration de devoir se priver d'une vue panoptique, on réalise à quel point l'aventure cherche en permanence à nous faire valoriser les compétences d'Andreas plutôt qu'à nous faire pester sur celles qu'il n'a pas. Le tout en nous donnant énormément de champ pour adapter subtilement nos réponses dans les centaines de joutes verbales proposées par les dialogues du jeu. En ce sens, Pentinent propose aussi l'originalité d'être un jeu essentiellement narratif, mais faisant énormément appel à votre mémoire, votre sens de l'observation et vos talents de détective en herbe.
Puisqu'Andreas est nécessairement un héros de jeu vidéo incomplet du fait du vécu que vous lui aurez attribué, Pentiment fait donc le choix de vous faire confiance pour combler les blancs et trouver des solutions créatives à des énigmes a priori insolubles. Bien sûr, vous pouvez tout à fait choisir de faire le jeu en ligne droite et de vous concentrer sur les seuls objectifs principaux (ce que vous ferez sans doute involontairement plusieurs fois en début de partie). Mais prendre le temps d'explorer chaque recoin et de résoudre chaque sous-intrigue vous offrira généralement une récompense narrative extrêmement satisfaisante quelques minutes ou quelques heures plus tard. Certains lieux du monastère qui semblent ainsi ne servir "à rien" pourront s'avérer être un lieu de collecte d'indices ou de données a priori anodines qu'Andreas pourra ressortir lors d'une joute verbale trois heures plus tard. À vous de voir le temps que vous souhaitez consacrer à ce qui s'apparente à un polar à clés dont le seul défaut évident est une intrigue légèrement hypertrophiée. La faute à une seconde partie qui propose un développement intéressant du postulat de base, mais qui prolonge peut-être Pentiment au delà du raisonnable.
Reliquer avec insistance
Les premières heures de Pentiment ainsi que la plupart des jeux narratifs de sa trempe ne laissent cependant guère deviner le fait que vous vous trouvez là face à un jeu très, très long. Du moins bien davantage que la plupart de ses concurrents directs. Il vous faudra donc pas loin d'une vingtaine d'heures pour arriver au générique de fin et arriver à la conclusion de l'affaire. Le dernier tiers du jeu est à cet égard assez éloigné de ce qu'on pourrait initialement imaginer, avec un changement de registre qui pourra étonner. Mais c'est un pari narratif qui sert à mon sens extrêmement bien le propos général de l'intrigue, par ailleurs assez amer. Néanmoins : vingt heures. Pour un jeu d'aventure en 2022, c'est conséquent.
Et, pour être franc, Pentiment aurait pu dépenser certaines de ces heures de manière beaucoup plus intelligente et réduire la voilure à de nombreux moments pour densifier un peu l'ensemble. Certes, il est tout sauf désagréable de se retrouver plongé dans un petit univers cohérent avec des dizaines de PNJ, de longues dissertations sur l'art, la religion et la littérature, le tout entrecoupé de séquences oniriques absolument splendides. Néanmoins, autant on aime quand Pentiment laisse libre cours à sa verve, autant on ne peut que remarquer que cela s'accompagne aussi de moments où, disons-le sans détour, on s'ennuie un peu sur les bords et ou on ne sait pas si cela vaut vraiment la peine de continuer à fouiller partout. Le jeu manque parfois à mon sens de signes vidéoludiques explicites pour vous signaler que vous pouvez sans crainte faire avancer l'intrigue, d'où quelques moments de flottement.
C'est particulièrement vrai dans la seconde partie du jeu : une fois que vous avez compris les rouages du fonctionnement de Pentiment et que sa petite mécanique est bien installée, la magie s'effrite forcément un peu. On remarque davantage les très (trop) nombreux allers-retours un peu fastidieux, le côté finalement assez bordélique du codex centralisant les informations... Et on se retrouve finalement à penser que Pentiment aurait pu gagner à être légèrement raccourci. Mais le défaut est mineur au regard de l'immense audace graphique et narrative dont il fait preuve de bout en bout. Et puis, au fond : "Ma grâce te suffit, car ma puissance s'accomplit dans la faiblesse. Je me glorifierai donc bien plus volontiers de mes faiblesses, afin que la puissance de Christ repose sur moi." (2 Corinthiens 12:9). Amen.
Pentiment a été testé sur PC via une clé fournie par l'éditeur. Le jeu est également disponible sur les consoles Xbox.
Pentiment n'est pas un jeu dénué de défauts. Trop long pour ce qu'il a à raconter, avec des allers-retours fastidieux et n'arrivant jamais à se décider sur le côté implicite ou explicite des choix qu'il vous demande d'effectuer, vous faisant ainsi parfois perdre votre temps. Mais malgré tout, quelle immense claque narrative ! Loin d'être un simple Nom de la Rose cheap mâtiné d'enluminures rigolotes, il s'agit d'un jeu qui déroule (certes, parfois sans vous) une histoire fascinante et crépusculaire. Un portrait saisissant, fantasmé mais vraisemblable d'une communauté en plein déchirement à l'aube de la Renaissance. Le portrait d'un monde en déclin, aussi, s'apprêtant à sombrer dans les affres des guerres de religion et où la seule permanence n'est pas la beauté de l'art ou la sagesse populaire, mais bien le cynisme des plus puissants. Amer, cruel, mais indispensable jeu, servi par l'immense talent d'écriture et de mise en scène de la petite équipe qui l'a façonné.
Les + | Les - |
- Absolument superbe | - Finit par tourner en rond |
- Une des histoires les plus captivantes de l'année | - Dernier tiers qui divisera sans doute |
- Le système de dialogue le plus abouti d'Obsidian | - Le récit aurait pu être plus compact et gagner en intensité |
- Se repose énormément sur votre capacité d'observation | |
- Beaucoup de contenu habilement caché | |
- Et si c'était tout simplement un excellent polar historique ? | |
- Les jeux sur les polices d'écriture, superbes | |
- Nombreuses options d'accessibilité |
zalifalcam
J'aime les jeux double A, les walking simulateurs prétentieux et les JRPG, et plutôt que de me soigner, j'écris à leur propos.
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