Paper Ghost Stories: Third Eye Open, le dernier jeu des Malaisiens de Cellar Vault Games, est un jeu d'aventure très classique, mais qui aborde des sujets culturels et thématiques quasiment inédits dans le jeu vidéo contemporain.
Que savez-vous de la vie quotidienne d'un foyer de la classe moyenne de Chinois de Malaisie au début des années 2000 ? J'imagine que la réponse est généralement "pas grand-chose", du moins dans la représentation fantasmée que je me fais des lecteurices de notre site. Pourtant, je n'ai étrangement eu aucune difficulté à me plonger dans le récit d'une dizaine d'heures proposé par Cellar Vault, qui a déployé des trésors d'adaptation et d'imagination pour transmettre le contexte culturel dans lequel il se déroule. Je dois aussi signaler dans cette intro (parce que je ne compte pas y revenir ensuite) que Paper Ghost Stories: Third Eye Open souffre d'un gameplay assez irritant à base de QTE approximatifs et de séquences d'infiltration assez nazes. C'est, pour l'essentiel, un visual novel où il faut surtout aller parler à des gens et ramasser des objets pour dérouler une histoire linéaire. Les mini-jeux ponctuels qui gravitent autour ne représentent que 5% de votre temps à tout casser. Je leur pardonne donc bien volontiers leur côté très approximatif et cheap. On est ici avant tout pour tourner les pages d'un récit haut en couleur. Et après A Space for the Unbound, 1000xResist, Detention ou encore Until Then, force est de constater que les petits studios d'Asie du Sud-Est et de l'Est ont décidément de fort belles choses à nous raconter.
La menace fantôme
Narré dans un théâtre de papier inspiré de la tradition des billets funéraires, Paper Ghost Stories: Third Eye Open retrace cinq années de la vie de Ting, une jeune enfant capable de communiquer avec les morts. Les premiers instants du jeu nous y décrivent d'ailleurs une situation plutôt joyeuse. La famille de Ting, de classe moyenne supérieure, s'installe dans un quartier chinois tranquille et la petite fille y rencontre Xiu, le fantôme d'une enfant avec qui elle devient rapidement amie. Une rencontre que les parents assimilent immédiatement à un ami imaginaire, rien de plus banal pour une gamine timide basculée dans un nouvel environnement.
Ce tableau idyllique se fissure assez rapidement à mesure que Ting se retrouve étiquetée, à la honte de son père, comme la petite fille bizarre qui parle aux morts. Puis que sa mère se retrouve affectée par des symptômes médicaux de plus en plus difficiles à dissimuler. Le foyer idéal va alors lentement mais sûrement se fracturer, tandis que le voisinage s'avère peuplé d'esprits tourmentés, tantôt aimables ou neutres, et tantôt extrêmement hostiles.
C'est donc un voyage de cinq années dans la vie d'une petite fille, puis d'une pré-adolescente hantée que l'on nous propose de vivre, au sein d'une famille de moins en moins rassurante et de plus en plus dysfonctionnelle. Notamment à mesure que le père de Ting se révèle ne pas être "simplement" une personne stricte et exigeante, mais aussi un sacré salopard, pingre, peu aimant et incapable d'assumer la moindre tâche domestique. L'intrigue entremêle ainsi les séquences quotidiennes banales et le surnaturel pur et dur, Ting étant régulièrement confrontée à de véritables forces occultes qui viennent sacrément compliquer sa situation.
Melting potes
Ce que je retiendrai de cette histoire, outre qu'elle est sacrément, mais alors sacrément bien racontée, c'est qu'elle agit aussi comme une fenêtre extrêmement précise sur la vie de la société malaisienne. Et en particulier sur son côté profondément multiculturel. Sans insister particulièrement dessus de manière didactique ou pompeuse, Paper Ghost Stories: Third Eye Open dresse un tableau des multiples intrications culturelles et religieuses entre les Chinois, Malais, Tamouls et toutes les autres communautés qui constituent la population de ce vaste pays.
Cet aspect se dévoile par mille petits événements tout au long de l'aventure : des repas, des cours de langue à l'école de Ting, des discussions entre la petite fille et ses amis, des éléments de décor ou de vêtements. Chacun des dix chapitres du jeu nous en apprend énormément sur le vécu, l'histoire et le quotidien du quartier de la petite fille et de la société dans laquelle elle grandit. Cellar Vault Games a d'ailleurs fait le choix remarquable de parsemer les dialogues de petites notes de bas de page pour expliquer la signification précise de tel mot, la saveur de tel plat ou le ton de telle interjection.
Il faut au passage souligner que malgré l'amour immense que le studio porte visiblement à son histoire et au cadre historique et temporel dans lequel elle se déroule, il n'en fait pour autant jamais une peinture idyllique ou nostalgique. Paper Ghost Stories: Third Eye Open est aussi une analyse extrêmement fine de la manière dont les Malaisiens, particulièrement les femmes et les enfants, doivent affronter des problématiques extrêmement difficiles en grandissant. La pression du système scolaire, immense, crée des crises d'angoisses à Ting au point de l'éloigner de ses amis. Sa mère fait face à l'indifférence, voire l'agacement de son patriarche de mari quand elle tombe malade. Les liens communautaires très forts et solidaires du quartier se retournent pour devenir un nid à ragots au premier problème. La Malaisie dépeinte ici l'est avec énormément d'amour et de passion, mais sans concessions. C'est une photographie, mais en aucun cas une carte postale.
Je retiendrai, enfin, la dimension assez universelle de la manière dont le jeu présente le fait de grandir, de jouer, de se faire des amis, de créer des activités en utilisant son imagination. À plusieurs reprises, le personnage extrêmement timide et introverti que l'on incarne pendant l'essentiel de l'aventure arrive à briser la barrière de son rapport aux autres par le jeu et la créativité. Rien de mieux pour rencontrer l'autre et surmonter sa peur de l'altérité que de jouer aux billes ou aux élastiques, de servir le thé à des peluches, de dessiner des monstres ou d'aller explorer un coin reculé du quartier réputé hanté. Bon, c'est un jeu où cette dernière activité vous expose à être poursuivi par des spectres décapités, donc ce dernier exemple n'est sans doute pas très bon. Mais tout de même !
Paper Ghost Stories: Third Eye Open a été testé sur PC via une clé fournie par l'éditeur. Le jeu est également disponible sur PlayStation 4 et 5, sur Nintendo Switch et sur les consoles Xbox.
Loin d'être un simple jeu documentaire sur le fait de grandir dans un contexte familial compliqué dans la Malaisie des années 2000, Paper Ghost Stories: Third Eye Open est par ailleurs une fresque romanesque absolument exemplaire. On ne pourra, hélas, pas le conseiller à tout le monde : il y a quelques phases d'horreur un peu graphiques, le jeu n'est pas traduit en français, et certaines thématiques abordées peuvent être vraiment, vraiment dures. On parle notamment de mort de jeunes enfants, de problèmes d'addiction et de violences intrafamiliales glaçantes. Mais c'est notamment ce mélange de la banalité d'un quotidien tranquille dans lequel surgit ponctuellement l'horreur (surnaturelle ou non) qui crée le subtil équilibre qui fait que l'on a systématiquement envie de rempiler pour un chapitre supplémentaire.
Les + | Les - |
- Scénario fin et fascinant | - La caméra fait parfois un peu n'importe quoi |
- L'aspect documentaire du jeu, très bien intégré aux dialogues | - Les mini-jeux, l'infiltration et les "énigmes" sont certes rares, mais poussifs |
- Les personnages sont très attachants | - Hélas, pas de version française |
- Aborde des thématiques rares dans les jeux vidéo | |
- La gestion du temps et des ellipses, assez bien trouvée | |
- L'esthétique du théâtre de papier fonctionne très bien |
zalifalcam
J'aime les jeux double A, les walking simulateurs prétentieux et les JRPG, et plutôt que de me soigner, j'écris à leur propos.
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