Conte initiatique à l'approche sensible et précieuse, Many Nights a Whisper est une nouvelle réussite de la Deconstructeam, en association avec Selkie Harbour.
En réalité, c’est quelques nuits de plus qu’on passera sur cette terrasse ensoleillée, et ce, jusqu’au soir. Le grand soir, où se décidera l’accomplissement des vœux des habitant·es de la ville. Ça fait 10 ans que notre personnage a été désigné comme Rêveuse (The Dreamer), un statut hors du commun : la nuit de la cérémonie, il faudra réussir à tirer un projectile de feu dans le gigantesque calice qui s’élève à l’horizon. Si le tir réussit et que celui-ci s’enflamme, tous les souhaits qu’on aura entendus et acceptés seront exaucés. Si le tir rate, non. C’est aussi simple et sans concession que ça.
Un jeu après l’autre, la Deconstructeam s’est construit une jolie réputation auprès des joueureuses en quête d’expériences posées et de caisses de résonance à leur sensibilité. Entre les productions les plus importantes en termes d’ambition (The Red Strings Club et The Cosmic Wheel Sisterhood), l’équipe de trois travaille régulièrement sur des projets plus ramassés, plus expérimentaux aussi. Depuis quelque temps, et on en parlait dans un indématin évoquant les 10 ans du studio, la Deconstructeam s’est associée avec Selkie Harbour, autre micro studio espagnol. Ce travail en commun s’est traduit par la sortie d’une poignée d’expériences en 3D, jusqu’à la sortie de Many Nights a Whisper. Un jeu qui se boucle en 1h30 en prenant son temps, le tout pour 3 euros et qui, dans un mouchoir de poche, démontre une nouvelle fois le talent dans la concision et l’évocation de la Deconstructeam.
Œil de faucon et as du tir
Par le découpage des phases de jeu, tout d’abord, constituées en deux segments. Le jour, c’est entraînement. On évolue dans une aire très restreinte, au sommet d’une île à peine plus grande qu’un rocher, entourée de toutes parts par l’eau et l’horizon. Notre mentor, lequel porte le gloss et la moustache à merveille, est là pour prodiguer conseils et encouragements, alors que le stress monte chez notre jeune femme au mulet à la mode. Grâce au lance-pierre mystique équipé à son poignet, on apprend à jauger les distances à l’aune de la force à laquelle on recule le coude et étend les épaules. Il n’y a pas de pointeur, tout est à faire, jauger, pratiquer, prendre l’habitude. Chaque brasier allumé, c’est un peu de satisfaction et d’appréhension en même temps, car l’énorme coupe qui incarne l’objectif final est constamment en vue. Lorsqu’on a assez bandé les muscles, la fin de journée se dessine : le repas est décrit en détail sur fond noir, comme la manière dont notre Rêveuse occupe son temps libre en quelques mots, puis arrive la seconde activité comprise par la coutume.

Chaque nuit, les habitant·es des alentours arrivent en bateau et montent nous faire part d’un souhait qu’iels aimeraient voir accompli durant la prochaine décennie. La longue tresse qu’iels font pousser depuis des années en attendant le rituel, que le Mentor coudra au lance-pierre, servira d’échange nous permettant ainsi de tirer de plus en plus loin. Mais libre à nous d’accepter leur vœu ou non. Au départ régulièrement futiles, et une façon de distiller l’humour dont la narration ne manque pas, ces confidences poseront possiblement des cas de conscience plus ou moins importants, comme un rappel que nos choix ont un impact sur la vie de ceux que l’on côtoie. De l’occasion de faire réapparaitre une espèce de fleur éteinte ou de modeler la forme d’un crâne afin que la pluie rebondissant dessus crée un arc-en-ciel, on entend bientôt des demandes de faire tomber amoureux une personne ou de devenir quelqu’un que les autres regarderont avec admiration. Ritualisée par le geste et son absence, l’acceptation ou non ne sera jamais jugée. On est ainsi maître et seul témoin de nos choix. D'ici à quelques jours, les dinosaures pourraient tout bonnement n’avoir en réalité jamais disparu ; si tant est qu’on arrive à atteindre notre cible.
Quatre nuits d'une Rêveuse
C’est dans ce carcan relativement étroit que se déploie toute la profondeur de Many Nights a Whisper. La partie a beau ne durer que 2 heures, l’attention accordée à l’ensemble de ses composantes est telle que chaque élément devient signifiant et significatif pour l’état d’esprit dans lequel on est invité à se plonger. Le design des personnages, à la fois contemporain et antique, signe la dimension intemporelle du récit, une caractéristique appuyée par un univers esquissé par petites touches renvoyant à une ambiance méditerranéenne fantasmagorique. La terrasse qu’on arpente devient un monde en soi, qu’on s’approprie et étend grâce à la narration éparse, une écriture qui donne une grande part au hors-champ. Un riche et étonnant travail de mise en scène lors des dialogues met en valeur les questionnements de la Rêveuse et son paysage intérieur, habité par la bande-son toujours à propos et sans fioritures de fingerspit. La dimension physique de son geste, la visée et le tir, répété encore et encore, est superbement servie par des animations soignées et donne réellement du corps à la tâche qui, tout autant qu’à elle, nous incombe.


Car le stress de la jeune femme devient peu à peu le nôtre. On se met la pression : trouver le bon angle, se créer des automatismes, fixer des repères par rapport à sa position. Après de multiples essais, le tir finit par rentrer une première fois, une seconde, puis tout un tas d’autres les unes à la suite des autres. C’est bon, là, reste plus qu’à répéter ça le jour J. Mais est-ce que ça suffira ? Les enjeux sont énormes. Avec les échanges entre les deux personnages apparaissent des thématiques toujours amenées avec finesse, et la capacité de Many Nights a Whisper de s’écrire tout en creux permet à chacun d’y projeter ce qu’il y trouve : s’interroger sur le sens de ce qu’on fait, la mesure des attentes des autres envers soi, l’appréhension de la fin d’une étape de sa vie, le sens des responsabilités et du bien commun… Le terrain de jeu prend alors une dimension métaphorique. La terrasse est notre présent, l’horizon qui l’entoure tous les futurs possibles. On est de toute façon prévenu·es : après le premier et dernier tir, quelle qu’en soit l’issue, ce sera terminé. Il faudra raccrocher le lance-pierre et passer à autre chose. L’expérience du jeu, elle, restera un bout de temps avec moi.
Many Nights a Whisper a été testé sur PC (Steam Deck) via une clé fournie par l'éditeur.
Il est toujours fou de constater qu’un jeu qui se boucle en un début de soirée peut avoir autant de résonance en soi. Many Nights a Whisper est ciselé et riche de sa modestie. Ce qu’il veut nous faire passer, c’est un sentiment diffus par le prisme du récit initiatique, et l’approche qu’il adopte est en cela parfaitement pensée. Avec la joueuse, le joueur au centre de ses intentions, elle est de celles, rares et précieuses, qui donnent les clés de ses mystères à cellui qui joue. La confirmation, s’il en fallait une, de la chance qu'on a d’avoir des productions comme celles proposées par la Deconstructeam et Selkie Harbour.
Les + | Les - |
- Une expérience de jeu courte, à un prix dérisoire et maîtrisée à chaque seconde | - L'absence de version française pour que plus de personnes puissent s'y essayer |
- Une maîtrise de la narration exemplaire, entièrement tournée vers la joueuse/le joueur, et sans manquer d'humour | |
- Un sentiment de plénitude rarement atteint ailleurs |

Seastrom
C'est la Loire qui coule dans les veines de Seastrom, mélangée aux subtilités de la vaporwave. Possibilité de l'amadouer en lui parlant indés et D&D (Dreyer et Digimon).
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