Épopée à travers les mythes faisant preuve d'une approche singulière et excitante, Judero est l'occasion de sortir des sentiers battus. De temps à autre, il arrive qu’on s’attache à un projet de jeu sans rien en connaitre. Une image suffirait presque à nous convaincre qu’on lui est tout dévoué. Judero est le dernier représentant de cette catégorie à part et cela s’est sûrement joué à la vue de son personnage éponyme, un solide gaillard au fier blair, aux jointures articulées et à l’air imperturbable. Celui d’une figurine glanée on ne sait où et réhabilitée en pèlerin écossais bodybuildé, les R roulants aux quatre vents parmi les Highlands.
On ne savait rien du jeu, mais on avait déjà croisé sans le savoir les productions de son duo de développeurs, officiant pour l’occasion sous le sobriquet de Talha & Jack Co. Le premier, Talha Kaya, avec Pill Baby et Soul Searching, jeu de survie existentiel, développés en Turquie avec son frère. Jack King-Spooner, le second, s’est notamment fait connaitre auprès de la communauté de jeux chelous et méta avec Dujanah. Il y travaillait déjà un style visuel à cheval entre éléments réels en volume, dont certains animés en stop motion, et le numérique. Avec Judero, le développeur écossais reprend cette technique en la mettant au service d’un jeu et d’un récit plus traditionnels mais pas moins nébuleux et ambitieux. Un périple à la poésie monstrueuse et d’autant plus précieuse.
TanTarTan
Un lapin nain rose perché sur un nuage et un homme barbu vêtu d’un seul pagne reviennent dans une contrée visitée il y a belle lurette. Aux alentours, Gelynis Farm est attaquée par une bête ressemblant à une chenille constituée de têtes. Après avoir débarrassé le chemin d’une pomme géante, les deux compères se disent au revoir. Le temps est venu, c’est comme ça. Plus loin, dans le village de Breith-Air An Abhain, Judero entend parler d’une femme monstrueuse qui aurait enlevé le fils adoptif du pasteur. De deux frères qui sèment un peu la pagaille. Et aussi d’une sorcière, le genre au nez crochu et à la peau verte. Le périple du grand solitaire commence ainsi, un objectif lointain se dessinant peu de temps après : atteindre la Montagne de Verre, troisième cercle du Paradis, située sur un plan de la réalité dont l’accès est gardé par le Roi des Bêtes. À pied, ça se fait, en vrai.
Un grand capharnaüm, n’est-ce pas ? Cette aventureuse escapade trouve pourtant sa cohérence dans ce drôle de monde où quasi chaque élément à l’écran est issu d’un élément tangible, tout droit venu de la réalité réelle et véritable. Qui parle encore de déconnexion ? Incarnant Judero, on traverse ainsi des régions bariolées aux noms souvent changeants. Depuis le village entouré par une forêt et des champs, on atteint bientôt une ville côtière en guerre, avant de prendre la mer sur un radeau de fortune pour voguer d’île en île. À ces destinations répondent des niveaux aux reliefs tortueux et accidentés, parfois ponctués d’obstacles environnementaux.
Bois labyrinthiques, marais, chutes de rochers se succèdent, renouvelant notre envie d’explorer et de trouver les coffres disséminés, qui contiennent avec un peu de chance une des pages du beau bestiaire à compléter. Si les mécanismes restent le plus souvent basiques, il y a des tentatives d’interactions environnementales plus poussées qui mettent à contribution la capacité de Judero à prendre le contrôle des ennemis pour profiter de leurs pouvoirs (manger un obstacle, tirer, créer du feu…). L’idée est bien là, mais au fil de la progression elle parait tout de même sous-exploitée et laisse le sentiment qu’il y avait peut-être moyen de la développer et ainsi varier les situations rencontrées.
Le système de combat est à l’avenant, avec des pouvoirs actifs et passifs à débloquer sans qu’ils n’apportent un changement notable de notre approche. Les ennemis apparaissant le plus souvent par petits groupes, il faut donc avant tout compter sur la mobilité grâce à l’esquive et trouver les ouvertures. Le résultat est mine de rien assez dynamique et profite notamment à ses rencontres face aux boss. Chacun de ces affrontements trouve sa propre rythmique et demande de s’adapter avec réactivité à ce qui nous est balancé à la tronche. Ce n’est jamais bien compliqué, mais ça oblige localement de s’y reprendre à plusieurs reprises, sans jamais (sauf pour un boss moins clair que les autres) être fatigant. Jusque-là, Judero ne parait pas être fait d’une glaise différente de la plupart des jeux d’aventure sans le sou qu’on croise. C’est qu’il ne s’agit en fait pas de glaise mais d’argile, et que cette base classique sert aussi, sinon plus, à porter un récit qui a tout du poème épique.
Wallace et gros mythes
Pensez légende. Si on a la tête faite un peu pareille, vous aurez à l’esprit la mythologie grecque ou celle de la civilisation qui a votre préférence, la romance arthurienne, des textes religieux… En bref, des histoires aux contours flous qui prennent comme point de départ un contexte réel avant de verser plus ou moins dans le fantastique selon les cas et les interprétations. À sa façon bien particulière, Judero présente plusieurs caractéristiques qui le rapprochent de ces récits populaires. S’il se base sur une mythologie écossaise dont j’ignore presque tout et dont je n’ai pas su reconnaitre grand-chose en dehors des kelpies (sorte de chevaux aquatiques), il brasse un ensemble de références fantastiques communes (fées, géants, dieux et déesses, la mort incarnée), qui habitent particulièrement l’univers dans la description qu’en font les personnages rencontrés. On entend le plus souvent parler de telle ou telle engeance avant de la rencontrer, ce qui participe à lui forger une existence propre.
Le mélange observé tient étonnamment bien la route malgré son hétérogénéité (aussi dans les mini-jeux à débusquer ici et là), en premier lieu présente dans la nature de ses habitants. Une part importante de l’aventure est consacrée à leurs rencontres et à lire ce qu’ils nous racontent, avec une possible difficulté selon le niveau d’anglais de chacun. En effet, les PNJ vont dans la majorité avoir une histoire à nous partager, une manière poétique de se raconter, des réflexions philosophiques volontiers opaques. Ces interrogations souvent profondes, régulièrement émouvantes et ponctuellement très drôles, incitent à voir l’aventure de Judero comme une sorte de voyage introspectif ouvert à la poésie toute normale des régions traversées. En ce sens, la musique renforce ce sentiment en nous faisant écouter des ballades anglaises chantées, accompagnées par une guitare sèche, et pour certaines d’entre elles datant de plusieurs centaines d’années. Certains morceaux évoquent par moments, et plus proche de nous, le travail particulièrement émouvant de Daniel Johnston. C’est dire sa réussite, due aux deux développeurs eux-mêmes.
Là où l’approche de Judero prend une dimension encore plus habitée, c’est qu’elle double sa narration, une épopée en soi dédiée au fait de raconter des histoires, par un geste de création qui parait très réfléchi. L’écran d’accueil est en effet constitué d’une vidéo en time lapse, en accéléré, qui montre le travail d’animation effectué par Jack King-Spooner sur son personnage principal. Alors qu’est sorti plus tôt cette année un Harold Halibut au rendu le plus lisse possible, qui cherche à cacher l’immense travail de conception qu’il y a derrière, on se retrouve ici face à des designs assez grossiers, une qualité d’intégration aléatoire, des cinématiques à l’encodage maison… Plusieurs éléments qui nous rappellent au processus de fabrication derrière le résultat final. La mise en abyme, la première chose qu’on voit du jeu (et un quasi trope du film d’animation depuis 1908 avec le Fantasmagorie d’Emile Cohl), est redoublée par ce choix de direction artistique, par la direction prise par la narration, et jusqu’à la présence d’un court making of accessible depuis le menu. On pourrait aller jusqu’à dire que tout, dans Judero, se tourne vers le motif de la création pour réussir à exprimer un peu de soi, et du monde par la même occasion. Jusqu’au dernier pouvoir de notre grand solitaire barbu, qui lui permet de créer directement les monstres dont il a besoin pour avancer.
Judero a été testé sur PC (Steam Deck) via une clé fournie par l'éditeur.
Judero est un beau jeu bizarre, du genre qui ne passe pas inaperçu quand on le voit et qui ne s’oublie pas facilement après l’avoir terminé. Ses mécaniques, efficaces mais pas particulièrement transcendantes au demeurant, servent aussi d’écrin à une drôle de balade à travers les multiples chemins qu’il emprunte, comme un long poème joué. Les terres traversées sont aussi familières qu’étranges, les histoires racontées font écho aux mythes universels et aux questionnements les plus communs, de la matérialité des sensations les plus absconses. Le céleste sur la gauche, le grotesque sur la droite, on se laisse porter de l’un à l’autre, incertain de ce qui nous est dit et pourtant sûr que ça en valait la peine. C’est la force des jeux qui prennent des risques à s’ouvrir au monde.
Les + | Les - |
- Une épopée moderne au ton unique | - La mécanique de possession sous-exploitée |
- Poétique et terre-à-terre à la fois | - Reste des petits bugs |
- Des combats de boss engageants | - L'approche générale de la narration nécessite d'être assez à l'aise avec l'anglais |
- Une variété d'environnements et de personnages réjouissante | - La bande originale, ses ruptures de ton et ses ballades parfois superbement lo-fi |
Seastrom
C'est la Loire qui coule dans les veines de Seastrom, mélangée aux subtilités de la vaporwave. Possibilité de l'amadouer en lui parlant indés et D&D (Dreyer et Digimon).
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