J’ai joué à un Visual Novel roumain consacré à l’analyse des techniques de manipulation psychologique dans le cadre d’interrogatoires de police et à l’analyse des différents courants de la philosophie anarchiste. Voilà, c’est dit, Interrogation : You will be deceived m’a fait prononcer, sans regret aucun, ma phrase la plus étrange de 2019.
J’ai une fascination pour les jeux où l’on doit faire avouer des trucs à des gens. Quand je n’ai pas l’immense plaisir d’écrire pour ce site, mon travail consiste pour une bonne partie à parler à des gens, et à essayer de comprendre au mieux ce qu’ils souhaitent, ou essayent d’exprimer, tout en essayant d’être moi-même le plus clair et réaliste possible dans ce que je peux leur proposer. Les jeux basés sur l’expression de la parole, j’adore ça, d’Oxenfree à Phoenix Wright en passant par les jeux de rôle mettant en avant les mécaniques de conversation à la Fallout ou à la Tyranny. Il m’a toujours semblé, cependant, que rares étaient les jeux permettant de mentir ou de manipuler mes interlocuteurs de manière vraiment convaincante. Souvent, ces manipulations sont scriptées, ou liées à des variables un peu trop visibles. Ainsi dans le récent The Outer Worlds, booster les compétences de conversation vous transforme en baratineur fou qui serait capable en deux secondes de faire acheter un brasero à Satan. Rien de tel dans Interrogation : You will be deceived, un jeu qui vous rappelle que la manipulation, c’est un ensemble de techniques, et que ces techniques sont souvent assez immorales, voire abjectes, et ce peu importe la cause desservie.
Bon Cop Bad Cop
Je vais rester de manière intentionnelle assez évasif sur le scénario général de Interrogation, riche en rebondissements et s’aventurant dans des sentiers assez rarement explorés par le jeu d’aventure. Il y est question de vous, un policier dans une grande ville américaine jamais nommée en proie à une déréliction avancée (on pense à Detroit, Boston ou Baltimore). Spécialisé dans les techniques d’interrogatoire avancées, vous vous retrouvez à la tête d’une petite équipe de choc : un enquêteur de terrain expérimenté, une détective badass et un analyste de données introverti, et quelques autres personnages recrutables en fonction de vos choix. Votre routine ordinaire d’enquête sur des meurtres sordides s’interrompt quand la ville est frappée par une série d’attentats anarchistes, occasion idéale d’enchaîner des séquences de prise d’otages, de désamorçage de bombes, de négociations avec des témoins-clés, et d’arrachage d’aveux de manière plus ou moins propre.
Interrogation propose une petite partie de gestion consistant à affecter vos agents à des tâches précises et à veiller à leur moral, tout en soignant la réputation de votre service auprès de votre hiérarchie, de la presse et des représentants de la mairie, mais ce n’est pas le cœur du propos du jeu, entièrement centré sur diverses situations où vous devez faire avouer des choses à des gens, qu’ils soient témoins, experts, suspects, coupables, ou simplement membres de votre équipe. Et très rapidement, le jeu vous explique par le biais de deux missions d’exposition que vous ne pourrez pas faire ça sans repousser au maximum les limites de l’honnêteté, pour patauger dans cette zone grise entre la manipulation psychologique subtile et la violence policière pure et dure. Si Interrogation vous laisse en permanence énormément de portes de sorties pour vous comporter de la manière la plus clean possible avec les personnes qui défilent dans votre bureau et uniquement utiliser vos capacités de déduction pour cibler des contradictions ou des incohérences chez les témoins, le jeu ne fait aucun mystère du fait que frapper sur la tête d’un terroriste récalcitrant est un excellent moyen de fluidifier son envie de signer une confession, que cette dernière soit authentique ou non.
Les premières missions du jeu vous donnent volontairement l’impression que vous pouvez vous en sortir en respectant les principes les plus moraux, mais la courbe de difficulté, à mesure que la ville s’enfonce dans le chaos, devient assez vite impardonnable. Les missions deviennent limitées dans le temps, les personnes interrogées mentent d’une manière de plus en plus efficace, on vous présente des panels de suspects dont certains n’ont rien à voir avec la choucroute et vous font perdre votre temps, etc. Quoi que vous fassiez, à moins de rechercher ostensiblement le game over, vous vous retrouverez au minimum à manipuler de manière éhontée vos interlocuteurs. À faire de fausses promesses, à répondre de manière ambiguë à des salopards pour les mettre à l’aise. À faire peur à des témoins visiblement fragiles pour leur soutirer des informations. Et à avoir en permanence la tentation de faciliter le tout avec un coup d’annuaire en travers du visage.
Philosophie et Bavures
Interrogation vous offre un choix en début de campagne : un mode de difficulté élevé, où les contraintes sont nombreuses (pression de l’opinion publique, temps limité, suspects plus difficiles à coincer), et un mode beaucoup plus souple, qui s’approche davantage d’un roman interactif, où vous aurez le loisir d’épuiser sans pression toutes les options de dialogues. Il m’a semblé impossible de rester un être humain décent dans le mode difficile, mais c’est là toute l’intelligence de ce titre.
Les deux grands thèmes explorés par le jeu de Critique Gaming (réalisé par une équipe particulièrement jeune suite à un projet étudiant) sont l’anarchisme et la violence d’état, deux thèmes ô combien liés. Puisque contrairement à ce qu’affirmait un ancien Premier Ministre parti perdre des élections de manière humiliante dans un autre pays, expliquer ce n’est pas excuser. Interrogation vous force presque la main pour être, au moins un petit peu, un salaud chargé de faire le sale boulot pour protéger le bien commun. Et vous laisse la possibilité de vous vautrer dedans avec malveillance si vous le souhaitez : ainsi, vous pourrez entretenir d’excellents rapports avec la presse et votre hiérarchie, qui fermeront les yeux sur vos éventuelles bavures pour peu que vous leur apportiez des résultats. Mais Interrogation vous mettra également face aux limites de cette violence : les témoins peuvent finir terrifiés par votre simple réputation, vos supérieurs peuvent vous lâcher, ou votre équipe complètement perdre la foi. Selon l’adage, vous pouvez vivre assez longtemps pour devenir le méchant de l’histoire.
Peu de jeux me semblent avoir expliqué avec autant d’exactitude les différents mécanismes qui peuvent pousser une personne en position d’autorité à basculer du mauvais côté : doctrines policières indexées sur l’état de l’opinion, pressions psychologiques difficiles à stopper une fois qu’elles ont commencé à fonctionner, besoin d’obtenir des résultats rapides pour se sortir d’une situation de panique… Ou simple antipathie pour la personne qu’on a en face de soi. Certains des personnages que vous rencontrerez dans Interrogation, et pas toujours ceux que vous êtes supposés arrêter, sont eux-mêmes de telles ordures que vous ne pourrez vous sentir que grandi de les traiter avec tout le mépris, voire toute la violence que votre hiérarchie met à votre disposition. Au risque de finir par envoyer la mauvaise personne en prison juste parce que sa tronche ne vous revenait pas, en sachant que quoi qu’il arrive, on vous félicitera pour avoir arraché une confession à un salaud. La campagne principale de Interrogation peut même se terminer sur une impasse, si par exemple vous avez tant terrifié la population que plus personne ne souhaite témoigner pour vous, ou que vous n’avez pas su convaincre les experts adéquats à même de vous aider à comprendre l’organisation que vous combattez.
Petit traité de manipulation à l’égard des honnêtes joueurs
Il faut bien admettre qu’entre ses longs discours sur les différents courants de l’anarchisme au cours des deux siècles derniers, ses puzzles conversationnels tortueux à réaliser sous une pression constante et son ambiance glauquissime servie par une direction artistique extrêmement bien sentie à base d’acteurs numérisés et de noir et blanc poisseux, Interrogation parvient parfois à faire oublier qu’il n’est qu’un jeu. De fait, il me semble conceptuellement être l’un des jeux d’enquête les plus aboutis qui nous ait été présentés ces dernières années.
Cependant, il m’a semblé évident que, comme tout jeu vidéo du genre, la personne qui se fait le plus manipuler dans l’histoire reste le joueur. Si les sept ou huit premières heures de l’intrigue laissent l’illusion d’une infinité de possibilités et d’une véritable fluidité dans des dialogues dynamiques où les réponses s’ajustent en fonction de votre réputation ou des indices déjà dénichés, les dernières missions, plus ardues, font un peu craqueler le maquillage pour laisser entrevoir des mécaniques parfois un peu grossières. Pour éviter le game over, j’ai dû recommencer un certain nombre de fois certaines missions, constatant qu’il y avait quand même quelques ficelles assez apparentes dès qu’on revivait certains dialogues. Ainsi, certains personnages deviennent automatiquement coopérants passé un certain seuil de peur ou de confiance, tandis qu’à l’inverse, certaines lignes ne se débloquent que quand vous avez prononcé certaines phrases dans un ordre précis, bien que vous ayez déjà tous les éléments en main depuis longtemps.
Ainsi, je me suis retrouvé à faire parler un chef d’entreprise de sa conception de la bonne gouvernance d’une ville juste parce que je savais par tâtonnement que ça le ferait parler de sa prime d’assurance sur un tout autre sujet, alors que j’avais déjà des preuves matérielles qui auraient pu faire en sorte que je lui pose directement la question. Une autre fois, je me suis surpris à tenir des discours absolument hors de propos dans une prise d’otage juste pour faire monter une jauge de peur de manière artificielle. Sous tous les atours qu’il déploie pour nous transformer en détective pataugeant dans les affres d’une enquête impossible, Interrogation ne reste qu’un Visual Novel à choix multiples qui ne révolutionnera pas le genre. Mais il passe si près de le faire qu’on ne peut que louer les moyens radicaux qu’il met à s’y employer.
Interrogation : You will be deceived a été testé sur PC via une clé fournie par l’éditeur.
Interrogation : You will be deceived est un excellent jeu d’aventure axé autour de la perspective par le joueur et l’opinion des limites de la manipulation et de la brutalité policière, le tout sur fond de leçon de géopolitique sur le thème de l’anarchisme. Autant de thèmes que le jeu vidéo évite en général sagement, ou se contente de parodier à coup de GTA et de Just Cause. Sa mécanique bien huilée finit par se gripper un peu en fin de parcours, mais le jeu de Critique Gaming est une proposition si originale qu’il serait dommage de s’en priver, d’autant plus que l’implantation d’un mode « facile » permet à ceux qui le souhaitent de déguster son intrigue assez bien ficelée sans pression particulière.
zalifalcam
J'aime les jeux double A, les walking simulateurs prétentieux et les JRPG, et plutôt que de me soigner, j'écris à leur propos.
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