Après Her Story et Telling Lies, Sam Barlow et son studio Half Mermaid reviennent avec un nouveau jeu en prise de vue réelle, Immortality. Et cette fois, on s'attaque au vif du sujet : est-ce qu'un jeu vidéo utilisant des techniques propres au cinéma peut réussir à parler correctement du 7e art ?
En 2015, Her Story explorait déjà le pouvoir des images sous forme de séquences vidéo, nous faisant petit à petit réaliser la duperie qu'elles pouvaient provoquer selon l'ordre dans lesquelles elles étaient regardées. Plus touffu mais sans doute moins profond, Telling Lies nous faisait reconstituer le parcours d'un homme en jouant avec notre empathie, le protagoniste passant tour à tour de sympathique père de famille à ordure manipulatrice au gré de notre découverte des révélations du jeu. Et même si on retrouve dans Immortality quelques obsessions de Barlow (les jeux de miroir entre personnages, les faux-semblants, les portraits en creux de personnes absentes...), le changement de registre narratif est complet. Avec une nature fantastique plus assumée et un ton globalement plus violent et plus amer, le nouveau jeu du créateur britannique entend nous faire reconstituer les trois films perdus d'une certaine Marissa Marcel, icône oubliée du cinéma américain. Avec ce que cela suppose de fascination sincère pour le cinéma d'époque et le métacinéma mais aussi de limites frustrantes en termes de gameplay et de dispositif narratif. Veuillez noter que cette review contient de légers spoilers.
Marcel me harcèle
Mannequin repérée à la fin des années 1960 dans une publicité pour du savon, Marissa Marcel (interprétée par la jeune et talentueuse actrice Manon Gage) est choisie par le réalisateur légendaire mais déclinant Arthur Fischer pour incarner l'héroïne d'Ambrosio, son ultime film. Fresque en costumes située dans un monastère madrilène et basée sur le roman gothique Le Moine de Matthew Gregory Lewis, Ambrosio ne paraitra cependant jamais. Peu après, Marissa tourne un second film en compagnie de John Durick, ancien directeur de la photographie de Fischer. Minsky est un film d'avant-garde préfigurant le Nouvel Hollywood et prenant la forme d'un polar érotique qui suit l'enquête d'un détective chargé d'élucider le meurtre d'un peintre dont la muse est aussi la principale suspecte. Minsky non plus ne verra jamais le jour. Trente ans plus tard, juste avant l'an 2000, un Durick vieillissant fait à nouveau appel à Marissa pour son nouveau projet, et cette dernière ne semble étrangement pas avoir pris une ride. Cette fois-ci, il s'agit d'un thriller mettant en scène l'histoire d'une doublure cherchant à venger la vedette qu'elle incarnait et qui a été victime d'un milliardaire sadique. Mais une fois de plus, Two of Everything finit aux oubliettes. Que s'est-il passé, et pourquoi aucun film de Marissa Marcel n'a-t-il jamais pu être diffusé en salle ?
Immortality vous propose de vous retrouver sur un banc de montage avec quelques extraits de chacun des trois films de Marissa Marcel et de procéder à leur "restauration", c'est-à-dire concrètement à essayer de trouver toutes les séquences de tous les films, ainsi que quelques bonus (interviews, making-of, répétitions, publicités, screentests, etc.). Pour ce faire, on peut examiner les pellicules image par image et cliquer sur des éléments précis, lesquels rendent accessibles des séquences présentant des images similaires et ainsi de suite jusqu'à ce qu'on ait trouvé toutes les séquences où apparait par exemple ce stoïque assistant-réalisateur italien (votre nouveau meilleur ami). Tout peut vous mener à une scène inédite : une lampe, une tasse, un acteur, un chat, un figurant... Bref, résumé à son gameplay, Immortality est un jeu de recherche d'objets qui vous pousse à observer les détails de chaque scène pour trouver des éléments pertinents et inédits.
À l'image des précédents jeux de Barlow, il n'y a concrètement pas vraiment d'autre objectif que la satisfaction de comprendre ce qu'il s'est passé sur les différents plateaux de tournage et ce qui a conduit à l'annulation des trois films. À une différence près : si Her Story et Telling Lies restaient toujours du côté de la rationalité et fournissaient des explications cohérentes aux images qui nous étaient livrées, on comprend très rapidement qu'Immortality verse lui beaucoup plus clairement du côté de l'horreur et du fantastique. Ne serait-ce que par le nombre impressionnant d'acteurs et d'actrices des films de Marissa Marcel connaissant un destin assez sombre, mais pas uniquement.
Sans trop spoiler, nous pouvons néanmoins révéler que le nouveau jeu de Barlow utilise de manière assez évidente la manipulation de la pellicule via des images subliminales pour vous pousser à explorer certaines vidéos un peu plus en détail pour trouver une seconde couche d'explications à ce qui s'est produit sur les trois tournages. Une explication qui tire lourdement vers le cinéma de genre et qui divisera sans doute : il s'agit certes d'un pas de côté audacieux par rapport aux jeux précédents qui restaient assez terre à terre, mais on remarquera aussi que ce n'est pas avec le cinéma horrifique que Barlow semble le plus familier, les explications fournies n'étant pas toujours très convaincantes ni très claires. Sur sa fin, Immortality acquiert même une certaine dimension meta qui aurait pu passer pour particulièrement innovante il y a cinq ou six ans, mais qui après des jeux comme Doki Doki Litterature Club, Undertale, Pony Island ou encore Inscryption semble désormais un peu datée.
Attention ça va trancher
S'il faut retenir une prouesse d'Immortality, et pas des moindres, c'est sa capacité à nous scotcher à notre écran en nous parlant de cinéma comme aucun jeu n'a réussi à le faire avant lui. Les trois longs métrages présentés par le jeu et toutes les séquences de répétitions, de préparation et de tournage sont le témoignage vibrant et extrêmement documenté de l'amour que Barlow porte au cinéma et à ses différentes époques : la fin de l'âge d'or du film costumé, les débuts du cinéma contestataire des années 70 et les thrillers pop des années 90 sont reconstitués avec une minutie et un souci de vraisemblance qui frôle la maniaquerie. Le dispositif fonctionne en grande partie grâce à un casting extrêmement bien mené, la grosse cinquantaine d'acteurs que vous croiserez au long de votre aventure étant toujours parfaitement dans le ton. Et c'est tant mieux parce qu'au bout d'une quinzaine d'heures de montage, vous ne pourrez plus voir en peinture certains d'entre eux. On notera d'ailleurs le côté très malin de Barlow d'avoir disséminé quelques rôles "chaîne" (souvent des petits rôles) figurant dans deux voire trois des films à examiner, ce qui permet de tisser des liens assez solides entres les différentes époques, et de reconstituer le parcours individuel des différents personnages secondaires.
On apprécie ainsi de retrouver un présentateur télé un peu grisonnant quelques années après avoir interviewé Marissa Marcel ou de croiser un moine de Ambrosio dans un petit rôle de policier sur Minsky. De même qu'on sourit de satisfaction quand un accessoire d'un film se retrouve par hasard sur le tournage suivant. Plus on avance dans le jeu, et plus les trois longs métrages prennent vie et plus on a l'impression fugace de les connaître par cœur, un effet rarement aussi bien rendu dans un jeu. Une fois l'aventure complétée, on peut d'ailleurs s'amuser à revoir toutes les séquences soit dans leur ordre chronologique de tournage, soit dans l'ordre des scènes du film, ce qui est une initiative permettant de déconstruire ou de reconstruire le film tel qu'il aurait dû être projeté au public : c'est extrêmement malin, et Immortality porte en lui un discours passionnant sur la démarche créative. Davantage qu'une histoire fantastique d'acteurs qui s'entretuent et de films qui capotent, le jeu de Barlow est ainsi un exposé sur le fait que la création est une illusion complète qui tient à peu de choses, et nous montre tout ce à quoi on doit consentir pour accepter qu'un film est un film, et qu'un jeu est un jeu et à quel point la bascule entre une œuvre qui voit le jour et une œuvre qui avorte est ténue.
Je remarque d'ailleurs que si Immortality est un jeu globalement assez violent, l'écran d'intro nous invitant d'ailleurs à consulter une liste de trigger warning longue comme le bras et comportant notamment énormément de violence psychologique, le propos n'aurait pas forcément été moins fort si on avait "juste" été amené à reconstituer les séquences de tournage des trois films. Le tout sans forcément avoir la surcouche tragique et surnaturelle se superposant par-dessus. L'exercice est fascinant pour lui-même, en ce qu'il montre toutes les étapes et toute la minutie nécessaire à assembler un film, du casting des interprètes en passant par les essais de costume ou encore la gestion infiniment complexe du facteur humain. Immortality insiste ainsi à plusieurs reprises sur le très difficile équilibre du maintien d'une équipe de tournage en état de travailler, entre les exigences des uns et l'ego démesuré des autres, sans compter tous les impondérables : blessures, accidents, maladies, etc.
Un jeu fascinant mais bourré de problèmes d'ergonomie
Si Immortality n'a pas vraiment de problème de fond (on pourra être dubitatif devant la partie "surnaturelle" du jeu mais elle reste audacieuse), en revanche les problèmes de forme sont nombreux, et c'est peut-être eux qui laisseront une partie du public sur le côté, même les amateurs de FMV.
D'une part, il y a ces problèmes d'interface que Barlow traîne depuis Her Story et qui sont généralement réparés par des mods amateurs, comme si le réalisateur les considérait comme triviaux : cette fois, il est certes possible d'accélérer ou de ralentir les vidéos ou de les reprendre du début ou de la fin... Mais toujours pas de barre de progression nous permettant de nous remettre facilement à un moment donné d'une séquence, alors que certaines d'entre elles durent de longues minutes. De plus, l'image se "fige" quand on accélère ou qu'on rembobine trop vite, ce qui force à tout faire au ralenti sous peine de rater le détail précis qu'on cherche dans une séquence.
Ajoutons à cela que l'interface générale du jeu (la navigation entre les différents bouts de pellicule) est assez mal foutue et qu'aucune possibilité n'est laissée à le·a joueur·euse de réagencer les séquences de manière simple, par exemple pour créer un groupe personnalisé de bouts de séquences figurant un même acteur. Pas spécialement perturbant au début du jeu, ces lourdeurs d'interface deviennent un cauchemar quand on doit jongler entre plusieurs dizaines de morceaux de films vers la fin de l'aventure. Relevons aussi que vous allez perdre du temps à cliquer sur divers éléments qui vont vous emmener au même endroit, et qu'il n'aurait pas été inutile de mettre au minimum en option une manière de signifier que tel élément cliquable ne vous apportera rien de neuf : cela n'aurait pas changé la "difficulté" du jeu mais aurait apporté énormément de confort et largement divisé le nombre de tâches redondantes à effectuer.
Complétons ce tableau un peu irritant de l'interface d'Immortality avec un problème encore plus agaçant. Tout au long du jeu, il vous sera tacitement demandé de faire une manipulation précise à l'écoute de signaux sonores, marquant généralement la présence d'images cachées à découvrir. Sans ces images, Immortality perd une bonne moitié de son scénario et de son sous-texte. À plusieurs reprises dans le jeu, ces signaux sonores sont doublés d'indications visuelles (l'écran qui devient noir, par exemple), mais la plupart du temps, vous ne pouvez vous repérer qu'au son. Si pour une raison quelconque vous devez jouer avec le volume coupé ou très bas, ou que vous êtes malentendant, il n'y a strictement aucun moyen (sinon le hasard) de tomber sur ces séquences cachées. N'importe quel dispositif visuel, même discret, aurait pu éviter cet écueil. Un problème qui aurait d'ailleurs pu être réglé par un "simple" ajout de sous-titres pour malentendants signalant la présence de bourdonnements ou d'onomatopées... Une fonctionnalité présente sur n'importe quel DVD depuis des décennies, en somme. Pour un jeu dont l'un des axes est le côté universel de la narration par l'image, c'est quand même un peu fort de café.
Immortality a été testé sur PC via une clé fournie par l'éditeur. Le jeu est également disponible sur les consoles Xbox.
Une interface qui commence à accuser le coup, une navigation entre les séquences assez frustrante et une partie horrifique un peu à côté de la plaque : par certains côtés, Immortality déçoit et on commence à bien percevoir les limites du dispositif de film interactif éclaté proposé par Sam Barlow. Néanmoins, c'est aussi son jeu le plus ambitieux et on ne peut être qu'impressionné par la maestria de l'ensemble. Le casting trois étoiles, la mise en scène admirable de plateaux de tournage à différentes époques, le regard fascinant porté sur le dispositif créatif... Et l'impression bluffante de participer à la restauration soigneuse de trois moments uniques de l'Histoire du cinéma. Tout ceci concourt à faire d'Immortality l'un des grands jeux narratifs de cette rentrée, malgré ses défauts.
Les + | Les - |
- Histoire fascinante | - Les séquences surnaturelles, un peu en deça |
- Le casting au top | - L'interface qui commence à accuser le coup |
- Très bel exercice de style sur le cinéma | - Problèmes d'accessibilité sur certaines vidéos |
- Quelques séquences vraiment bien réalisées | |
- Le souci du détail très poussé dans certaines séquences |
zalifalcam
J'aime les jeux double A, les walking simulateurs prétentieux et les JRPG, et plutôt que de me soigner, j'écris à leur propos.
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