À l'heure où la plupart de vos habituels partenaires de jeu ont disparu, ne laissant comme indice derrière eux qu'une équivoque mention « Joue à Baldur's Gate III » sous leur profil Discord, la question de ce qui fait l'intérêt du jeu de rôle tend à se poser. Et si vous avez un jour déjà joué à un jeu de rôle plateau, face à un maître de jeu odieusement caché à un coin de table solitaire, pratiquant à l'abri des regards d'occultes lancers de dés et autres ricanements étouffés, peut-être savez-vous qu'il n'y a pas d'ennemi plus intimement complice que celui-ci. Est-ce là la saveur cruciale qui sépare encore les RPG sur ordinateur les plus sophistiqués des soirées Donjons & Dragons organisées dans un coin indéfini de bâtiment universitaire ? Laissons le dernier Hand of Fate donner une forme de réponse à cette question.
Créée par le studio australien Defiant Development, Hand of Fate est une licence en deux épisodes partageant la même idée de design. On y retrouve la figure partiellement dissimulée d'un mystique maître de jeu, croupier d'un jeu de destins qui va peut-être changer votre vie, ou du moins celle de votre personnage. Assis derrière ce que je présume être une table en acacia véritable, celui-ci manipule par sa thaumaturgie un jeu de cartes bien particulier. À peine le temps de faire véritablement connaissance avec ce tiers de figure énigmatique qu'il joue littéralement ses cartes sur table, les disposant comme autant de cases d'un jeu de l'oie procédural, face cachée. Armé de la figurine vous représentant, vous devez alors avancer de carte en carte, ce qui a pour effet de les révéler et de lancer un événement correspondant. À vous de vous sortir de ces différents chausse-trappes sous le regard narquois du cartomancien, qui ne manquera pas de vous apostropher de ses remarques élusives et rarement bienveillantes.
Rentre chez toi, tu es livre
Cœur du scénario et de l'identité visuelle des deux jeux, le Dealer est un personnage que l'on remarque moins pour sa profondeur que pour l’envoûtante atmosphère qu'il confère au jeu, porté par le délicieux accent britannique de l'acteur Anthony Skordi. Lancer un Hand of Fate équivaut à pénétrer dans la chambre sombre de ce diable à la voix rocailleuse, installé derrière un bureau nappé et paré d'outils ésotériques, pour y retourner des cartes usées et salies par le temps et par, peut-on imaginer, ceux et celles qui vous ont précédé à la table ruineuse du scélérat. Ce travail d'ambiance est peaufiné encore dans le second opus, le travail supplémentaire qui y est fourni sur la texture des cartes – certaines étant pliées, cornées ou abîmées, mais toujours munies de leurs très belles gravures – ne faisant que rendre plus réel encore ce sentiment étrangement grisant de jouer à un véritable jeu, fait de papier et d'encre.
Mais si j'ai introduit ce test en parlant de jeu de rôle sur table, il y a en fait tromperie, escroquerie et abus de confiance de ma part. Car hormis ladite table, Hand of Fate révèle rapidement que sa structure relève en fait largement plus du solitaire livre dont vous êtes le héros que du mondain Donjons & Dragons sur table. En effet, chaque carte du jeu révèle un événement sous forme textuelle, auquel vous devrez réagir par des choix prédéfinis. Et si les choix eux-mêmes ont bien sûr leur importance, le succès ou non de vos péripéties dépendra souvent avant tout soit d'une phase de combat, soit d'un jeu de hasard agrémenté d'habileté, comme dans les livres sus-cités. Mais la subtilité, c'est qu'il s'agit ici d'un livre dont vous avez le choix des pages.
Car Hand of Fate, dès son premier opus développé quelques années avant l'explosion du genre, est avant tout un jeu de deckbuilding, roguelite si l'on a envie. On vous y invite à vous constituer un paquet de cartes représentant soit des événements soit des équipements, qui sera mélangé et distribué au début de chaque partie pour vous permettre de vous composer une aventure aux petits oignons. Chaque carte demande à être découverte, ses enjeux, ses risques et ses récompenses assimilés, pour pouvoir être stratégiquement utilisée en jeu par la suite. Mais découvrir ce que fait une carte ne sonne pas le glas final de son potentiel, puisque de nombreuses cartes sont pourvues d'un jeton indiquant qu'accomplir un objectif qui y est caché vous permettra de débloquer de nouvelles cartes. Ainsi, le jeu continue de se dévoiler au fur et à mesure de votre progression et de votre audace : un deck trié sur le volet pourra offrir les solutions dont vous avez besoin à moindre risque, mais si vous ne laissez pas leur chance à des cartes inconnues, vous vous coupez également des options futures.
Mais, et c'est là que le bât blessait tout particulièrement dans le premier opus, il n'en reste pas moins que votre sort sera dépendant de la bonne exécution de l'événement de chaque carte, ce qui reviendra trop souvent soit à un jeu de hasard, soit à un combat, soit aux deux. Malheureusement, la force de Hand of Fate ne reposait ni dans l'un, ni dans l'autre. Tandis que le jeu de hasard était sempiternellement représenté par un éreintant bonneteau, le combat s'y joue via une séquence qui ne sera pas sans rappeler un ersatz de la série des Batman de Rocksteady. Lancé au milieu d'une horde de malfrats, on devra faire à attention à, avec un timing plus ou moins permissif, parer les attaques signalées en vert, éviter celles accompagnées d'un halo rouge, et enchaîner tout ce beau monde jusqu'à ce que plus personne ne bouge. Ainsi, la découverte du jeu se retrouvait sur la longueur ternie par ces phases redondantes et d'une profondeur moindre au-delà du grand plaisir de la découverte initiale.
Le booster qui donne
Sorti deux ans après le premier opus du studio brisbanais, Hand of Fate 2 se propose non comme une révolution, mais comme un perfectionnement de l'ensemble de la proposition du premier jeu. Au lieu de l'autel isolé sur lequel il trônait, on retrouve ici le maître du jeu dans une carriole en route vers une destination qu'on ignore à peu près autant que les origines de notre nouveau personnage, personnalisable, celui-ci. Depuis et à cause des événements du premier jeu, du temps a passé et le monde a changé. Il est temps pour vous de reprendre votre destin aux cartes, et les cartes ont, elles aussi, évolué.
L'ouverture du jeu nous offre un indice sur l'une des nouveautés les plus marquantes de Hand of Fate 2, à savoir son ambition à raconter des histoires, ou plutôt une histoire. Là où le premier jeu nous envoyait une douzaine de fois crawler un donjon anonyme à la recherche d'un simple boss à tuer, le deuxième opus démarre en prenant la peine de nous mettre en contexte une histoire de vol d'artefact. Une histoire bien banale, qui est en fait une feinte avant que la fin de ce premier chapitre ne révèle, à la surface d'une mappe en bois logée sur un meuble, autant d'épreuves à venir qu'il n'existe d'arcanes au tarot. Jouables dans un ordre semi-déterminé, ces différents défis scénarisés traceront l'histoire de votre personnage jusqu'à la fin de la conspiration qui petit à petit semble le lier au maître du jeu.
Mais qu'il raconte une histoire plus tangible que le premier jeu n'est presque qu'un détail – très appréciable, puisqu'elle a quelque chose à dire – par rapport à la variété qu'apportent ces différents challenges. Si le premier, le Mat, est une aventure assez classique, chaque autre défi tournera autour d'un ou de plusieurs concepts forts, changeant radicalement la saveur de la chose à chaque nouvel épisode. Là où la Grande Prêtresse demande « simplement » de gravir une montagne en grattant des bénédictions à qui mieux mieux sur le chemin, l'Amoureux vous obligera à escorter un paysan passionné de cucurbitacées à peu près aussi dégourdi qu'un personnage de Pierre Richard, tandis que le Hiérophante vous propose, lui, de mener une petite enquête pour découvrir qui tente d'assassiner un ponte de la guilde des voleurs (le tueur étant tiré au sort avant chaque partie). Chaque défi s'accompagne de cartes spécifiques, ajoutées par le maître du jeu à la pioche, et de ses mécanismes propres qu'il vous reviendra de découvrir et de déjouer.
Et, au-delà de cette différence structurelle, la chose qui m'a fait tomber à genoux n'est autre que la gestion du hasard. Si le jeu de bonneteau est toujours parmi les issues possibles de chaque événement, les façons de gérer les circonstances hasardeuses de ceux-ci sont désormais multiples, et parfois votre sort se gérera soit aux dés, soit à la roue, soit via un jeu d'adresse impliquant un pendule. À chaque épreuve sa part de talent, à chaque épreuve sa part de chance.
Si le premier chapitre du jeu se termine, de façon encourageante, sur un personnage ironisant au sujet de votre propension déraisonnable à la bagarre, propension qu'il serait de bon aloi de maîtriser, Hand of Fate 2 n'a malheureusement pas pris cette direction-là. La mauvaise habitude de mettre des combats un peu partout dans ses événements et d'en faire la plupart du temps l'issue la plus rémunératrice n'a pas quitté les concepteurs du jeu. Le combat, amélioré par endroits et simplifié par d'autres, reste fondamentalement dans la lignée du premier jeu, avec ses quelques bugs, ses ennemis frustrants bien que plus variés et ses options toujours un tantinet limitées. Si l'on pourrait épiloguer sur les cartes d'équipement munies de jetons (rajoutant des défis à accomplir en combat pour en débloquer de nouvelles), la vraie innovation dans cet aspect du jeu provient à mon sens de l'option d'accessibilité qui y a été ajoutée par une mise à jour gratuite. Maladroitement nommée « mode apprenti », celle-ci ne rend pas tant les combats moins durs qu'elle les rend moins longs, semi-automatisant des manœuvres triviales tout en augmentant les dégâts de vos armes. Un confort bienvenu pour naviguer le reste du jeu.
Autre point important, les différents chapitres de Hand of Fate 2 commencent toujours, logiquement, par la composition de votre deck. Mais à la différence du précédent jeu qui pouvait vous faire emporter une soixantaine de cartes dont un certain nombre de redondantes, ici, vous êtes invités à une certaine finesse dans vos choix. Vous pourrez généralement choisir un partenaire, une dizaine d'événements, une dizaine d'équipements et une poignée d'objets que votre personnage aura sur lui dès le début de la partie. Chaque mission vous donnant quelques informations préalables sur sa teneur, à vous de faire vos choix pour, par exemple, pouvoir facilement regagner de la vie, gagner beaucoup d'argent, ou bien pouvoir retirer des malédictions si vous jugez que c'est de là que viendra la menace. Et si vous connaissez bien vos cartes (au pire, le jeu propose une fonction de recommandation de deck, mais on conseillera plutôt de se servir des filtres très pratiques du jeu), vous savez aussi les dangers qui viennent avec vos cartes, dangers contre lesquels il faudra se parer. Le tout, sans oublier d'explorer les cartes que vous avez débloquées et ne connaissez pas assez, afin de continuer à faire évoluer le deck. Et si vous avez beaucoup de cartes inconnues dans votre collection, il sera sans doute temps de tenter le mode Infini, qui ne limite pas votre progression à un défi particulier, mais vous propose une succession de petites aventures classiques mais efficaces. Là encore, une amélioration par rapport au premier jeu.
On ne détaillera pas outre mesure par le menu les nouveautés donnant à Hand of Fate 2 un confort de jeu que son prédécesseur peinait à proposer, mais le fait est qu'il offre des possibilités et des options qui, après des dizaines d'heures passées sur le premier, le font presque passer pour obsolète. Adieu le menu d'inventaire circulaire, bienvenue à un inventaire non seulement plus ergonomique mais qui, en plus, peut être modifié en plein événement afin de parer aux pires éventualités... tant que vous ne vous faites pas prendre par surprise par celles-ci. Perfectionné mais toujours perfectible, le jeu laisse toutefois entrevoir des accrocs çà et là dans son interface, et on regrettera par exemple que les options pour comparer les objets soient assez mal fichues ou, pire, le fait que le jeu ne propose toujours pas un historique du texte affiché. Ce qui va se révéler dommage quand, tombant pour la vingtième fois sur une carte donnée, vous vous apercevrez trop tard que quelque chose de différent s'est passé, mais que vous ne savez pas quoi.
Y'a la haine du deck qu'arrive
Hand of Fate 2 est un jeu formidable à découvrir, à l'instar, j'y reviens, d'un livre dont vous êtes le héros. L'excitation de découvrir des péripéties inconnues est un sentiment qui ne vous quittera pas tant qu'il restera des cartes à débloquer, et le jeu se montre généreux en événements variés au-delà des missions elles-mêmes. En retournant des cartes, vous tomberez parfois sur des soldats de l'Empire en train de dealer des pâtisseries, parfois sur un gros gobelin qui tente de se servir de gnomes comme de bolasses improvisées, et parfois sur des mages en train de préparer des choses pas très catholiques. Dans tous les cas, on prend plaisir à lire ces événements assez bien écrits. Notons à ce sujet qu'une traduction française existe et est raisonnablement correcte pour la narration à proprement parler, mais perd complètement les pédales dès qu'on commence à parler système et paramètres (la première chose que vous verrez dans le menu de pause est le terme « Hit Pause » traduit en « Appuyez sur Pause », ce qui donne le la). Mais Hand of Fate 2, c'est aussi tester les différents choix présentés par chaque carte, et y revenir pour en faire d'autres... encore et encore tandis que le jeton de vos rêves semble résister à toutes vos tentatives.
Car oui, à l'instar du livre dont vous êtes le héros, si parcourir les événements et découvrir les choix est plus qu'ample motivation, y revenir sempiternellement dans l'espoir d'enfin accéder au nouveau contenu est bien moins glamour. Et si souvent cela peut s'expliquer par une chance en votre défaveur (j'ai par sept reprises bu du jus de chaussettes dans la marmite d'une sorcière alors que j'avais 75% de chances d'y trouver l'objet de mon désir), bien souvent le jeu se mure dans un agaçant secret. Quand une chose est déterminée par des facteurs hors du combat et du jeu de hasard, il ne vous explique régulièrement pas pourquoi vous n'avez pas réussi, ni même ne vous donne d'indice sur ce qu'il faut faire, ce qui ne vous laisse plus qu'à réessayer quand vous tomberez sur la carte à l'occasion d'une partie future. Car l'objectif secret peut être assez imprévisible : parfois il faut terminer une carte n fois pour obtenir le jeton, parfois il sera question de tirer une option précise (mais pas précisée) lors d'un tirage au sort... Et même quand la chose à accomplir est claire, la chance pure demandée pour le faire est une source régulière de frustration.
Et si cela ne s'appliquait qu'au fait de compléter les jetons de vos cartes, passe encore, mais le jeu souffre de la même sorte de problème sur ses chapitres, à la difficulté d'ailleurs pas toujours très bien équilibrée. Comme précédemment dit, le jeu vous informe au préalable de ce dont vous aurez besoin dans les grandes lignes, mais, assez logiquement, pas de tout ce dont vous aurez besoin. Et régulièrement, d'autant plus dans les derniers défis, vous vous apercevrez au bout d'une dizaine ou d'une vingtaine de minutes qu'il vous manquait une information capitale, et qu'avec votre deck actuel, vous n'avez que de maigres chances de compléter tous les objectifs, voire de finir en vie. Sur des parties qui font généralement quarante minutes, c'est une frustration régulière, qu'il vous faudra anticiper avec un deck aussi versatile que possible dès que possible... ou en redémarrant le défi, ce que le jeu n'encourage pas forcément vu le temps qu'il peut parfois prendre à se mettre en place. Car avoir les bonnes informations permet de transformer assez facilement trente minutes de calvaire au destin funeste en quarante minutes d'avancée pépère jusqu'au succès.
Enfin, et c'était nécessaire pour un jeu plus scénarisé, Hand of Fate 2 se montre plus « scripté » que son prédécesseur, un certain nombre de choses étant déterminées à l'avance pour chaque niveau de chaque challenge. Si là aussi cela permet une découverte réjouissante pendant laquelle vous devrez essayer de comprendre comment chacun de ceux-ci marchent, ça veut aussi dire que vous retomberez régulièrement sur le même contenu inévitable (et certaines cartes qui deviendront vite votre hantise) à chaque partie recommencée. Et malgré cet aspect, l'écriture du jeu ne s'adapte pour ainsi dire pas à ses circonstances. Ainsi, ne vous étonnez pas si vous vous retrouvez dans le désert en pleine ascension d'un pic enneigé, ou encore si vous vous retrouvez à échanger des informations avec des éclaireurs de l'Empire pendant que vous êtes censé faire la course pour sauver un homme pourchassé par ce même Empire. Car toutes les cartes débloquées sont compatibles avec tous les défis, ce qui ouvre la voie à quelques menues incohérences, sans importance mais parfois déconcertantes. On dira que ça fait partie du charme rustique des cartes en papier : on est jamais sûr de s'y retrouver vraiment, mais au moins on voit du paysage.
Hand of Fate 2 a été testé sur PC via une copie offerte sur l'EGS il y a quelques temps, car le testeur est une pince. Le jeu est également sorti sur Switch, PlayStation 4 et Xbox One.
Depuis son annonce il y a dix ans, on pourrait croire que la licence Hand of Fate a perdu tout de sa fraicheur, le deckbuilding étant depuis un genre foisonnant en jeu vidéo et la figure de l'inquiétant maître de jeu matérialisé dans celui-ci ayant par exemple été reprise avec brio par le bien plus célèbre Inscryption. Pourtant, le charme de la découverte, pan par pan, carte par carte, de ce monde banal d'heroic fantasy reste indéniable et irrésistible. Même avec des combats penauds et une formule imparfaite, cette forme d'aventure semi-textuelle, riche en atmosphère, reste aussi pertinente et addictive qu'à sa sortie, d'autant plus avec les quelques remarquables innovations de ce deuxième et dernier opus, ultime jeu de ce studio visiblement bien intentionné qui a malheureusement fermé en 2019. Oui, Hand of Fate 2 est frustrant à bien des égards, mais comme son prédécesseur, il est aussi une invitation redoutablement efficace à la découverte, cartes en main.
Les + | Les - |
- Une ambiance toujours envoûtante | - Des redondances inévitables |
- De nombreuses idées et concepts ambitieux à découvrir | - Pas toujours juste, pas toujours fun |
- Une formule revue et largement améliorée | - L'opacité comme ressort de gameplay |
- La délicieuse voix du maître du jeu |
Articles similaires
Miniatures - La poésie du souvenir
nov. 20, 2024
Rogue Flight - Monte dans le robot, Zali !
nov. 16, 2024
Great God Grove - Queer et élastique
nov. 11, 2024