La Seconde Guerre mondiale est très présente dans la création vidéoludique, dans deux genres en particulier : le FPS et le jeu de stratégie. Alors quand on tombe sur un titre qui met en scène cette période historique, mais sous forme d'expérience narrative orientée RPG dans la peau d'une civile, et le tout dans un contexte géographique inédit, on est surpris. C'est pourtant un rapide aperçu de ce que propose Gerda: A Flame in Winter et c'est en plus une belle réussite.
Rappelons un élément de contexte important : celui du passage de DON'T NOD à l'auto-édition en 2020 et la sortie de Twin Mirror. Cette évolution a amené le studio à l'étape au-dessus, c'est-à-dire éditer des développeurs tiers, en l'occurrence ici, les Danois de PortaPlay. Ces derniers ne sont pas des novices, ils ont bossé sur pas mal de jeux et collaboré avec de nombreux acteurs (sans rapport avec le thème du jeu). Sur Steam on les retrouve derrière le moyen Tales from the Void et le plus intéressant Broken Lines dont la caméra et quelques assets me semblent connaitre un nouveau jour dans Gerda: A Flame in Winter. En obtenant le soutien éditorial de DON'T NOD, qui possède une certaine aura en matière de jeux narratifs depuis un petit Life is Strange, PortaPlay va sûrement gagner du crédit. Et c'est mérité.
La guerre ailleurs
Vous l’avez lu dès l’introduction, Gerda: A Flame in Winter se déroule pendant la Seconde Guerre mondiale, mais se distingue par bien des manières. Parmi celles-ci, il y a la localisation géographique de son intrigue. Exit les habituels champs de bataille connus et autres interventions militaires stratégiques d’envergure : nous sommes au Danemark et plus précisément à Tinglev dans le Jutland du Sud (ou Sønderjylland en danois), territoire longtemps contesté entre le Danemark et l’Allemagne. Ainsi, la région a été rattachée à l’Empire allemand en 1864 (suite à la Guerre des Duchés) et le restera jusqu’à sa restitution au Royaume du Danemark en 1920 après un plébiscite prévu dans le cadre du traité de Versailles. L’Allemagne nazie en reprendra brièvement le contrôle de 1939 à 1945 lors de son occupation du Danemark.
Le statut contesté d’une région globalement peu traitée dans l’analyse de la Seconde Guerre mondiale en fait déjà une zone intéressante. Mais c’est aussi le cas parce qu’elle met en scène des habitants qui, du fait de ce contexte frontalier historiquement changeant, ont noué des relations, voire fondé des familles entre Danois et Allemands. Vous sentez le truc venir : c’est le cas de la protagoniste, Gerda, infirmière, (dont le personnage est basé sur une histoire vraie) et ça aura évidemment une place centrale dans son histoire personnelle.
Avec la mise en place de l’occupation allemande couplée à l’idéologie nazie, on a des ingrédients assez familiers de ce que l’on a vécu en France sous Vichy. Ressources offertes aux autorités nazies, pactes et ententes entre individus hauts placés, présence difficile pour la résistance, etc. Pourtant, Gerda: A Flame in Winter, offre aussi de nombreuses surprises historiques et humaines. On y découvre les différences dans la manière d’occuper le pays et notamment via cette fameuse région frontalière dont Tinglev, ville servant de cadre, sera la vitrine. Un statut qui s’approche finalement davantage de ce que l’Alsace-Moselle a pu connaître, que du reste de la France. Afin d’illustrer clairement tout cela, Gerda a en sa possession un carnet qui permet, après certaines découvertes ou actions, d’expliquer un peu plus en profondeur ce que l’on a appris. Ce carnet ne sert pas juste à cela et se révèle vite une interface essentielle dans l’avancement du jeu.
La guerre autrement
Abordons le jeu en lui-même, car il y a à dire. Encore une fois, le traitement de la guerre est ici assez unique puisque plusieurs décisions radicales, ou du moins originales, ont été prises. La première, elle est esthétique. Gerda: A Flame in Winter fait le choix d’une esthétique qui, dans ses couleurs et ses formes, cherche son inspiration dans les tableaux impressionnistes nordiques. C’est dommage que le design derrière ne suive pas, avec des animations parfois trop robotiques. Cela est un peu compensé par un rythme volontairement lent pour coller à la lourdeur du propos du jeu et une vue de dessus limitant le besoin de détails sur les personnages. À noter aussi, l’absence de doublage des dialogues et plus globalement dans tout le titre en dehors des phases purement narratives où seule Gerda est doublée. Ce vide sonore n’est que peu compensé par la BO dont les musiques bouclent un peu trop pour que ça ne se remarque pas.
La deuxième décision, c’est la volonté de partir sur une expérience focalisée principalement sur la narration. Celle-ci passe par de nombreux dialogues textuels, et des choix au fur et à mesure que ces dialogues et l’intrigue avancent. L’expérience narrative en elle-même se déroule dans un cadre plutôt intimiste pour mieux révéler, par le biais de choix, les lourdes problématiques de l’occupation, de la guerre et du nazisme, et de ce qu’elles impliquent pour les habitants. Les discussions nous dévoilent l’histoire et parfois les secrets de celles et ceux que l’on rencontre, qu’ils ou elles soient connu(e)s ou non par Gerda avant le début du jeu. Des détails que l’on retrouve dans le fameux carnet, utile pour suivre ces liens qui se tissent ou se défont. Toujours dans cette idée, Gerda: A Flame in Winter se déroule sur quelques jours seulement, eux-mêmes découpés en plusieurs morceaux. À chaque morceau, on nous propose de choisir sur une carte où nous rendre dans la ville selon les événements, fermant les autres options, et créant une ramification de possibilités. Des schémas qui nous ramènent à la dernière décision prise par PortaPlay : l’intégration d’éléments RPG.
Ainsi, la troisième décision, c’est de teinter cette expérience narrative par des éléments de RPG. Ceux-ci prennent plusieurs formes. Déjà avec des sortes de scores de réputations selon les réponses choisies, que ce soit avec les gens, mais aussi avec les factions. Parfois certaines réponses demandent un jet de dé avec comme modificateurs ces fameux scores de réputation. Cela passe ensuite par un inventaire, dont les objets permettront de débloquer des choix de dialogues ou des actions précises. Et enfin des variables, intitulées « énergies mentales », au nombre de 3 : perspicacité, intuition et empathie. Elles dépendent de décisions que l’on prend après chaque « mission » lorsque Gerda fait le bilan dans son carnet de ce qui s’est passé et qui permettent de débloquer là encore des réponses. Tous ces chiffres et objets portés sont consultables à tout moment dans le carnet. Des éléments plutôt de RPG-lite, ou en tout cas proches de ce qu’on retrouve dans les jeux de Hosted Games par exemple (comme le fameux The Tournament). Toutes ces idées intéressantes auraient mérité d’être plus approfondies, car c’est là aussi une voie originale pour traiter de la Seconde Guerre mondiale et de l’occupation.
La guerre réelle
Pour en revenir au propos général du jeu, Gerda: A Flame in Winter est une excellente démonstration de la complexité des situations de guerre. À ce titre, la quasi-totalité des personnages possède une moralité ambiguë. Que ce soient les groupes de résistants qui se font concurrence sur fond de prémices de la guerre froide, des Allemands vivants sur place et presque poussés à suivre ceux qu’ils aiment même lorsqu’ils sont incapables de voir l’horreur nazie derrière les élans nationalistes. Ou encore les profiteurs de guerre qui peuvent être des alliés de circonstances comme des traîtres sans scrupules. Les développeurs témoignent d’une analyse pertinente des choix paradoxaux, des sacrifices affreux et de tout ce que l’on peut être amené à faire lorsque le contexte guerrier brouille notre boussole morale. Gerda: A Flame in Winter, c'est l’aventure de Gerda et de ce qui s’offre à elle devant tout cela : un destin tiraillé entre sa propre survie, celles de ses proches, sa proximité avec une cause qui la dépasse et ce qu’elle est prête à commettre, mais surtout à devenir.
Finalement, le microcosme du village de Tinglev et son contexte particulier sont un très bon rappel de ce que les idéologies extrémistes sont capables de faire même en dehors des temps de guerre : banaliser le mal. Oui, le nazisme est une idéologie qui écrase les individus, en témoigne le parcours d'une mère juive allemande et sa fille dont les destins sont vite liés au nôtre. On le voit aussi dans les actes arbitraires et violents de la majorité des nazis en poste. Mais c’est également dans le quotidien bouleversé des gens qu’il s’insinue avec facilité. Il affecte perfidement le moindre rapport social, comme ces deux enfants croisés, deux amis qui dans leur manière même de jouer reproduisent inconsciemment les situations dont ils sont témoins, au point d’en venir à la violence et donc d’en devenir eux-mêmes victimes. C’est enfin une démonstration de toutes celles et tous ceux qui obéissent à leur petite échelle, sans vouloir, pouvoir, ou réussir à pouvoir, constater que tout cela participe à l'emprise totalitaire.
Gerda: A Flame in Winter a été testé sur PC via une clé fournie par l’éditeur. Il est également disponible sur Nintendo Switch.
C’est peut-être le nerd d’histoire qui parle, mais il y a quelque chose dans Gerda: A Flame in Winter qui fonctionne très bien pour aborder ce morceau de l’histoire danoise en pleine Seconde Guerre mondiale. Si certain(e)s n’y trouveront probablement pas leur compte, à cause de l’aspect RPG trop léger, de la lenteur ou des animations perfectibles, cela vaut, d’après moi, le coup de se laisser tenter par son écriture de qualité, ses personnages nuancés et ses choix humainement si difficiles. Un pari réussi pour DON'T NOD et pour PortaPlay.
Les + | Les - |
- L'intégration d'éléments RPG… | - … mais qui aurait mérité d'être plus poussée |
- Traitement historique inédit | - Quelques soucis d'animation |
- Intrigue et personnages poignants |
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