Après avoir été repoussé un certain nombre de fois et après un inquiétant manque de communication de la part de son éditeur Square Enix, le jeu des danois de ThroughLine Games, ambitieux projet de réaliser un dessin animé interactif « à la Ghibli », est enfin disponible. Malgré des problèmes de production criants une fois la manette en main, Forgotton Anne est néanmoins un puzzle-platformer charmant, à l’écriture délicieuse et au propos très malin, doté d’une direction artistique à couper le souffle.
Le projet avait été annoncé il y a plusieurs années : ce dessin-animé interactif, beau à couper le souffle, allait arriver dans quelques mois. Les premiers screenshots et les quelques images animées présentées au public étaient en effet majestueuses comme un dessin animé de la grande époque des celluloïds qui se parcourrait un pad à la main. Et puis, plus rien. Aucun trailer, aucune nouvelle, un inquiétant silence radio et un vague « Troisième Trimestre 2018 », bientôt discrètement remplacé par un « 2018 » tout court puis par un mystérieux « Soon ». Et de septembre à avril dernier, Forgotton Anne semblait figé dans un mutisme qui est rarement bon signe. Finalement sorti en catimini sans tambour ni trompette dans la morne plaine de la mi-mai, il était à craindre que le projet de ThroughLine Games ne soit pas exactement la pépite promise.
Quelque chose de cassé
Il me semble nécessaire, avant de m’étendre sur les nombreuses qualités de Forgotton Anne, d’aborder tout ce qui ne fonctionne pas dans un jeu qui peine à cacher le chaos dans lequel il a été conçu. Bien que repoussé de nombreuses fois, le jeu ne parvient à aucun moment à ne serait-ce qu’effleurer son projet de « dessin animé interactif ». Il est beau, et j’y reviendrai longuement, mais ses cinématiques sont rigides et austères. Les déplacements des personnages sont approximatifs et manquent de fluidité. Les commandes sont raides, rien n’est correctement optimisé, jusqu’à l’implantation des boutons, particulièrement bizarre. Comme si le temps avait manqué pour des choses aussi simples que la gestion des sauts du personnage principal.
Trop souvent, Forgotton Anne donne l’impression regrettable d’avoir entre les mains une démo ou une version alpha. Tout manque de polish : le gameplay, les dialogues, jusqu’au fichier système (il m’a fallu réinstaller le jeu trois fois et désactiver mon antivirus pour pouvoir le lancer), tout est farci de petites imperfections qui deviennent hélas bien trop coutumières des jeux édités par Square Enix.
Et notons, hélas, que ce manque de finition se ressent jusqu’au level design et dans la conception des énigmes. Ce qui, pour un puzzle-platformer n’est, vous en conviendrez, pas très engageant. Forgotton Anne est truffé d’excellentes idées (jeu sur la verticalité et sur la profondeur de champ, nombreuses pièces cachées, etc.), mais aucune ne semble avoir été totalement mise à profit. Jusqu’au système de sauvegarde, particulièrement mal pensé et frustrant, tout est un peu de guingois dans ce jeu qui semble crier qu’il lui aurait fallu encore plus de temps pour être tout à fait en état d’être vendu. Par bonheur cependant, ces menus défauts se font rapidement oublier et s’effacent bien vite devant tout ce que Forgotton Anne a à offrir.
Objets trouvés
Il est évident que les auteurs de Forgotton Anne ont été biberonnés à toute l’Urban Fantasy des années 80 à 2000. Le jeu dépeint un monde, triste miroir du nôtre, où les « Oublions », objets et humains perdus, cassés ou abandonnés finissent, entassés dans une immense citadelle Steampunk surveillée par la figure paternelle mais étrangement omniprésente de Maître Bonku (oui, c’est très rigolo). Le patriarche a à cœur de donner un travail à chaque objet, à l’image d’une société collectiviste vaguement autoritaire où tout le monde est indispensable, mais où chacun, on le comprend vite, est remplaçable.
La jeune Anne, au service de la Police de Maître Bonku, est elle-même un Oublion, chargée de faire appliquer la loi de manière impitoyable dans l’espoir d’obtenir les galons nécessaires à un retour dans le monde des humains. Dotée d’un pouvoir capable d’aspirer arbitrairement l’énergie vitale de chaque objet pour l’injecter dans d’autres ou dans des moteurs et des batteries, elle est à la fois crainte et respectée par la population locale, à l’exception bien sûr des mystérieux Rebelles, une faction dissidente cherchant à déstabiliser le régime via de violentes séries d’attentats. Et c’est d’ailleurs sur un bombardement massif ciblant les centres névralgiques des Forgotten Lands que s’ouvre le jeu.
Nous incarnons donc une jeune fille qui, au début de son aventure, se trouve du côté de la loi et de l’ordre avec tout ce que cela peut convoyer d’inquiétant dans un régime de surveillance policière, et qui va devoir se frayer un chemin dans une ville paralysée couverte de débris, de barricades et d’Oublions paniqués par la situation. Le tout dans une ambiance où s’épanouissent taupes, traîtres et espions. Le Voyage d’Anne s’ouvre avec la violence qu’un choix moral peut avoir dans un tel contexte : décider ou non de la fiabilité d’un interlocuteur, une réponse négative se traduisant immédiatement par la mort d’un possible innocent. Tout le reste en découle : chaque situation vous demandera de prendre position sur nombre de cas concrets pouvant avoir des conséquences bien plus lourdes pour les citoyens que pour vous, policière privilégiée d’un système aux méthodes expéditives.
La plupart des choix proposés par Forgotton Anne, qui passent par le biais de dialogues, de décisions ou non d’attaquer des PNJ ou plus occasionnellement par la méthode de résolution d’une énigme, n’ont pas une inflexion décisive sur la trame (assez linéaire) du scénario dont les issues multiples sont déterminées par des choix effectués en fin de jeu. Mais là n’est pas le propos. Ce que Forgotton Anne vous demande, en prenant bien soin de guider votre main dans la mauvaise direction, c’est si vous voulez être, en temps de crise, un héros ou un salaud.
Tragédie de la panique
Un dilemme vous est rapidement posé au début du jeu, qui illustre merveilleusement bien les problématiques morales au cœur de l’action du titre de ThroughLine Games. Vous arrivez dans une gare, dont les trains ont été sabotés. Pour avancer et accomplir votre mission, il vous faut impérativement récupérer l’énergie d’un des deux Oublions suspectés d’avoir permis l’intrusion des rebelles : le chef de quai, ou le directeur de la gare. Les deux se renvoient la balle. Vous ne pouvez en sacrifier qu’un, mais vous DEVEZ en sacrifier un. Vous n’avez aucun moyen cohérent et définitif de déterminer un coupable, le temps vous est compté.
Et parce que ce n’est pas votre priorité et que votre mission doit continuer, vous finissez par faire un choix, et avancer, en laissant derrière vous votre possible erreur. Ailleurs, c’est une gardienne de barrière, prise en flagrant délit d’incompétence, qu’il vous sera demandé de couvrir ou de dénoncer. Le tout sous le regard de Bonku, omniprésent sur les écrans de surveillance, ne ratant pas une occasion de vous signifier que votre priorité est ailleurs. Forgotton Anne passe son temps à vous faire vous concentrer sur votre prochain objectif, votre prochaine mission, le prochain obstacle à franchir. Les problèmes qui se dressent à vous, bien concrets pour vos interlocuteurs, deviennent pour Anne une somme d’abstractions chronophages à évacuer.
Forgotton Anne, c’est l’illustration d’un management dysfonctionnel en temps d’urgence. C’est la banalité du moindre mal, et la tyrannie de l’efficacité. C’est un jeu qui souhaite, de la manière la plus crue possible, nous faire prendre la mesure des tragédies que peuvent engendrer les chemins les plus courts. La personnalité de l’héroïne n’y est pas pour rien, et la beauté de l’écriture de ce titre est là : Anne nous est montrée comme une personne plutôt bienveillante, appréciée par le citoyen lambda qui n’a « rien à se reprocher », et habitée par l’idée d’agir de la manière la plus juste. Rouage d’un système qui réprime autant qu’il soude, elle n’est ni une héroïne, ni un agent cynique sans considération pour ce qu’elle fait. Incontestable privilégiée d’un système morose, Anne a le luxe immense de pouvoir se concentrer sur un objectif à long terme : échapper à la dystopie. Luxe que n’ont quasiment pas les autres Oublions d’une société qui pense à leur place.
La main du joueur, dans ce contexte, n’est pas innocente. Forgotton Anne reste un ensemble de puzzles, découpés en différentes phases, accaparant votre esprit à coup de tuyaux à déplacer, de leviers à pousser, de moteurs à réactiver et de barrières à franchir. Les problématiques rencontrées (dilemmes des PNJ, histoires secondaires) sont toujours placées à la périphérie de votre attention : vous devez avancer car vous avez la tête dans le guidon comme on dit à la machine à café. Le scénario souligne assez peu, du moins dans ses premières heures, ce que vous êtes concrètement en train de faire. Peu d’exposition, un univers présenté de manière relativement fragmentaire, des informations partielles et partiales, une trame principale qui se plait à toujours vous maintenir occupé plutôt que de vous laisser le recul nécessaire à peser le poids de vos actes. Ce n’est qu’au bout du voyage, à mesure que la vérité se dévoile et qu’on vous demandera concrètement de vous positionner, que vous aurez le temps de réaliser que cette course en avant n’était pas innocente. Plus intimiste qu’un Frostpunk sorti un peu plus tôt dans l’année mais assez voisin dans la question des décisions morales dictées par l’urgence, le rythme de Forgotton Anne est là pour vous faire perdre pied. Et en cela, c’est un jeu incroyablement touchant, à l’écriture mature et haletante, une qualité somme toute assez peu fréquente pour un jeu du genre.
Des fleurs dans la décharge
S’il est probable que les auteurs de Forgotton Anne n’ont pas lu « Le train où vont les choses », ultime album de la saga Philémon de Fred, Forgotton Anne me l’a immédiatement évoqué. L’idée d’un autre monde où s’échouent les choses perdues est un motif fréquent dans l’art depuis la seconde moitié du XXè siècle. La société matérialiste et individualiste des trente glorieuses, la frénésie des modes, l’obsolescence programmée, tout concourt à ce que d’une montage de déchets on fasse des œuvres d’art.
Ce n’est d’ailleurs même pas la première fois que le jeu vidéo aborde la question d’un monde-décharge. En 1997, le très oublié mais incroyable tactical RPG Vandal Hearts déplaçait, le temps d’un chapitre particulièrement sombre, ses héros dans un monde parallèle, ténébreux, où échouaient des hommes et choses abandonnés issus de diverses époques. Plus récemment, le magnifique roman jeunesse Un Lun Dun de China Mieville posait le postulat que chaque objet abandonné dans notre monde alimentait une dystopique ville miroir située en dessous. On pourrait multiplier les exemples de ces œuvres faisant parler oubliés du monde et objets désuets (Ghost Trick, Gunnm, et même dans une certaine mesure le premier tiers de Final Fantasy VII). C’est au sommet de ce demi-siècle de poétique de la décharge qu’arrive Forgotton Anne.
On pourrait craindre une certaine redondance à ce que l’esthétique d’un platformer de 2018 mélange les motifs du Steampunk, de 1984, du Château Ambulant et d’Alice au Pays des Merveilles. Mais, et malgré les défauts que j’ai déjà pointés, le titre de ThroughLine Games évite l’effet brouet et est doté d’une sublime et délicieuse esthétique. Une musique toujours juste, un chara design très personnel, un jeu sur les lumières, les ombres et les arrière-plans, des décors profonds fourmillant de détails, les éléments du lore dispatchés ça et là avec une certaine subtilité : jusque dans ses mouvements de caméra, étonnamment travaillé pour un jeu en 2D, Forgotton Anne est un régal esthétique. Loin de réussir à être le dessin animé interactif que son marketing un peu bancal prétend, le jeu est néanmoins une vraie belle aventure ayant parfaitement digéré les œuvres auxquelles il rend hommage. Toujours quelque part entre l’hommage et le produit original, Forgotton Anne a une vraie personnalité. Un de ces jeux qui, contrairement aux Oublions qu’il dépeint, restera encore en mémoire dans quelques années, bien plus pour le ton très particulier qui s’en dégage que pour ses menus défauts.
Forgotton Anne fait partie de ces titres qu’on aimerait livrés avec un post mortem. Que s’est-il passé pendant ces années de silence pour qu’un jeu si beau et si intéressant sorte dans un état si imparfait, avec un éditeur tel que Square Enix dans la balance ? Brassant des thématiques communes à l’Urban Fantasy et aux animés oniriques de Miyazaki de la période « Château Ambulant », plutôt mieux écrit que bien des jeux du même genre et bénéficiant d’une direction artistique impressionnante qui atteint des sommets dignes de Limbo, Symphony of the Night ou Teslagrad, Forgotton Anne manque de très près le statut de grand jeu. Vous faisant incarner, de manière étonnante, une figure autoritaire dans une société dystopique et vous plaçant au coeur d’une urgence permanente vous poussant à appliquer un arbitraire très dérangeant, le titre édité par Square Enix pose la question de l’ordinaire de l’injustice dans un monde en proie à une crise profonde. Elle pose aussi celle, plus étonnante encore, des besoins de l’individu (Anne poursuivant son propre objectif) confrontés à ceux, parfois contradictoires, de la marche du monde. Des questions morales que l’on aimerait voir traitées plus souvent et avec plus de subtilité dans le monde parfois pataud des scénarios de jeu vidéo. Rien que pour cela et pour sa sublime direction artistique, Forgotton Anne mérite qu’on lui laisse sa chance.
zalifalcam
J'aime les jeux double A, les walking simulateurs prétentieux et les JRPG, et plutôt que de me soigner, j'écris à leur propos.
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