Originellement prévu pour début octobre et décalé à mi-novembre au dernier moment, Flat Eye, le nouveau jeu de Monkey Moon, à qui l’on doit notamment Night Call, est une proposition originale qui mélange gestion de station-service et jeu narratif pour explorer rien de moins que le futur de l’humanité.
À l’intersection de plusieurs genres, Flat Eye est un jeu ambitieux qui, sans vouloir heurter son public, refuse également d’éviter les sujets difficiles, prouvant qu’on peut être respectueux de la sensibilité de chacun·e sans se censurer, n’en déplaise aux conservateurs qui pensent que les pronoms et les trigger warnings sont les symptômes d’une société incapable d’affronter la réalité. Malgré des défauts d’ergonomie et un gameplay répétitif qui a parfois du mal à doser ses effets, Flat Eye est un jeu fascinant, très sensible et humain, qui m’a captivée.
Déprime capitaliste
Une catastrophe a dévasté les États-Unis et une partie des survivant·e·s se sont réfugié·e·s en Europe. Des grosses corporations ont plus ou moins pris en charge la gestion des survivant·e·s et des sociétés, en proposant de plus en plus de services couvrant tous les besoins de leur clientèle, se rendant par la même occasion indispensables dans la vie quotidienne. Je sais, vous avez grincé des dents tant cette description paraît un petit peu trop proche de la réalité et c'est normal.
Vous incarnez le nouveau manager d’une station-service de la corporation Eye Life. Vous avez sous vos ordres un·e employé·e et pour mission de développer et de rendre florissante cette succursale perdue dans la campagne islandaise où le thermomètre dépasse rarement les 2 degrés. Le concept de base serait aussi austère que votre station-service, si ce n'était pour un twist : Flat Eye est aussi, et peut-être avant tout, un jeu narratif. Au fil des journées, vous allez gérer la station-service, ce qui consiste principalement à éviter que les différents modules ne tombent en panne, que votre employé·e ne s’électrocute ou ne démissionne à cause d'un burn-out, et à développer une haine aussi justifiée que viscérale pour les différents modules censés rendre la vie plus facile, mais qui compliquent la vôtre chaque jour un peu plus.
Vous allez également rencontrer des client·e·s VIP, et chaque interaction avec eux vous en apprendra un peu plus sur le monde dans lequel vous évoluez et sur l’entreprise pour laquelle vous travaillez. Vous êtes secondé par nulle autre que l’IA ultra perfectionnée qui est plus ou moins responsable de la création d'Eye Life. Une IA sassy et légèrement désagréable qui place Flat Eye à la jonction entre trois types de jeux que j’apprécie : les jeux de gestion, les jeux de survie en milieux glaciaux et les jeux avec robots sarcastiques et légèrement psychopathes. L’IA parle dans votre tête et vous fournit des renseignements et du contexte ainsi que de nombreuses références à la pop culture. Bien sûr, l’IA a ses propres objectifs et sa propre conception des choses et c’est à vous de juger si vous allez suivre ou non ses recommandations.
TherEYEnos
De votre bureau de manager, vous avez accès à différents modules, à des documents et des discussions instantanées, qui se débloquent au fur et à mesure que vous prenez du galon. Discussions avec des collègues, mais également avec la ronde des PDG qui se succèdent. Car oui, le groupe Eye Life semble géré par un mélange d’Elon Musk et d’Elizabeth Holmes, tant pour ses méthodes de management que pour sa capacité à vendre des concepts qui ne fonctionnent pas. Car non, la plupart de vos fabuleux modules ne fonctionnent pas vraiment, et ce n’est pas un bug du jeu. Plus vous débloquez de modules, plus vous apprenez comment ils fonctionnent et ce n’est pas joli-joli.
Pour pimenter ou gamifier un peu votre ordinaire, votre employeur a mis en place un système d’objectifs à réaliser qui vous sont attribués… en tirant des cartes de tarot. On se rend bien vite compte que certains des objectifs sont irréalisables ou contradictoires… et c’est normal. Mais ce point qui fait à l’origine une des forces du jeu finit par l'handicaper. En effet, en plus de vous permettre de progresser et de gagner des niveaux, ces objectifs servent aussi à souligner l’absurdité totale du système dans lequel vous évoluez. Ils sont imposés de façon arbitraire, sans tenir compte du bon sens ou de la situation de votre station-service. Il s’agit juste de vous abrutir pour que vous ne pensiez pas à la stupidité du système, tout en vous offrant un shot de dopamine pas cher à chaque fois que vous réussissez. Les objectifs qui demandent de construire de nouveaux modules lorsque vous n’avez plus la place, vous obligeant à choisir entre échouer et progresser plus lentement ou détruire et reconstruire des modules en perdant argent et temps en sont le parfait exemple, mais c’est là aussi que le propos trouve ses limites.
Certains objectifs demandent, par exemple, de placer des objets dans et en dehors de la station, mais les objets n’ont aucun intérêt à part prendre de la place. Ils ne rajoutent rien en termes de rentabilité et peuvent être supprimés immédiatement une fois l’objectif validé. Ajouter un système de prestige aurait éventuellement pu aider à éviter de juste rendre cette partie inutilement fastidieuse sans la vider de son propos, et de se retrouver avec une station-service entourée de nains de jardin et de poubelles noires par dizaines. Le système pour supprimer un objet n’est pas très intuitif et plus pénible que de laisser les nains de jardin proliférer. Sur un jeu de deux à trois heures, ça n’aurait pas posé de problème, mais sur une quinzaine d'heures, c'est un peu lourd et répétitif, surtout que la partie narrative, si elle est essentielle, est distillée avec peut-être un peu trop de parcimonie. Ce sont les interactions avec les client·e·s VIP qui permettent de faire avancer le récit et vous ne pouvez recevoir qu’un·e VIP par jour, créant un déséquilibre entre la partie gestion qui vous prend la majorité de votre temps et la partie narration qui fait avancer le récit.
Ni cynique, ni naïf
Contrairement à ce que pourraient laisser penser mes critiques jusqu'ici, j’ai beaucoup, beaucoup aimé Flat Eye. D’abord parce que j’aime les jeux de gestion, et les jeux, en général, qui illustrent par leur gameplay l’absurdité du système ou l’abrutissement du monde du travail, peut-être parce que j’ai moi-même la chance de ne pas trop le vivre au quotidien. Je suis fascinée par l’observation et la gestion de ce genre de microcosme, même si c’est souvent objectivement rébarbatif. Et surtout parce que l’univers que nous propose d’explorer Flat Eye est fascinant.
L’équipe s’est beaucoup documentée sur les algorithmes, sur le fonctionnement du capitalisme et sur les possibles futurs qui s’offrent à nous (on peut d’ailleurs consulter, à partir du jeu, la bibliographie utilisée). En se basant sur ces recherches et notre réalité, déjà relativement dystopique, se crée un monde où il paraît de plus en plus difficile de s’extraire de l’emprise des grandes entreprises et d’imaginer quoi que ce soit d’autre. Les clients VIP avec leurs problèmes et leur vie quotidienne racontent chacun une facette de cette réalité. L’écriture de ces personnages aurait pu tourner à l’exercice de caricature un peu méchant qui aurait enfoncé le dernier clou dans le cercueil de l’humanité, mais ce n’est pas le cas.
Une réelle tendresse et finesse émane de chacun des portraits. Ils sont imparfaits, mais beaux, parfois sympathiques, parfois pas, et se débattent à leur manière avec le monde qui les entoure. Au-delà du cynisme du système, ce dont parle Flat Eye, c’est de la résilience humaine et de la possibilité de dessiner un futur viable même si imparfait, voire même parfois très destructeur à court terme. C’est aussi une réflexion sur le pouvoir ou l’inertie du collectif et la beauté de l’individualité, mais également son potentiel aliénant, et sur la difficulté de vivre dans un présent qui n'offre pas d'horizon visible. Même votre IA de compagnie, qui pourrait n’être qu’un prétexte à faire des réflexions cynico-humoristiques, a plus de profondeur que cela. Certes, son mantra est certainement qu’on ne peut pas faire d’omelette sans casser d’œufs et elle ne comprendrait probablement pas que l’humanité se demande quoi faire dans le problème du tramway tant pour elle c’est un non-problème, mais elle apprend, observe et s’émeut parfois, mais sans jamais trahir qui elle est au fond. Sa réponse à certains problèmes reste de faire des expériences sur des humains non avertis ou de sectionner des câbles de freins.
Cette volonté de nuance et cette compréhension que l’expérience humaine est différente pour tous, qu'on voit notamment dans les représentations des VIP, se retrouve dans la conception même du jeu avec un système d’avertissements qui peut être activé et propose de sélectionner les thèmes que l’on souhaite éviter, permettant ainsi à Flat Eye d’aborder frontalement, mais avec subtilité, certains sujets difficiles ou graves, sans traumatiser inutilement les joueur·se·s.
Flat Eye a été testé sur PC via un code fourni par l’éditeur.
Flat Eye n'est pas un jeu parfait. L’équilibrage et le manque de certaines options ergonomiques le rendent lourd et répétitif, mais c’est un jeu auquel j’ai adoré jouer et que j’ai envie de relancer pour suivre d’autres voies que je n’ai pas (encore) pu explorer. Ambitieux par sa forme hybride et son mélange de genres, c’est une belle expérience qui nécessitera néanmoins d’être un peu à l’aise avec (et surtout d'apprécier) les jeux de gestion pour bien en profiter.
Les + | Les - |
- Écriture nuancée et sensible | - Un gameplay parfois très lourd |
- Un univers fascinant | - Une ergonomie discutable |
- Une réflexion très documentée | - Un équilibre gestion/narration mal optimisé |
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