Là où on pouvait s’attendre à une aventure seulement narrative impliquant quelques notions de voyage dans le temps, Eternal Threads surprend. Le jeu développé par Cosmonaut Studios et édité par Secret Mode fait la part belle aux relations humaines, mais impossible de passer outre l’aspect réflexion, donnant une véritable profondeur au concept d’effet papillon.
Le voyage dans le temps est pourtant souvent la voie de garage de scénaristes et créateurs divers en panne d’inspiration. C’est d’ailleurs assez facile de comprendre pourquoi : il permet tout et excuse tout. Mais ça ne veut pas dire qu’il faut ranger tous les jeux conçus à partir de cette idée dans le même panier. The Forgotten City est l’exemple par excellence d’un concept génial qui l’utilise avec intelligence et un bon dosage. Heureusement Cosmonaut Studios, qui a fait du voyage temporel et de son impact une mécanique centrale pour Eternal Threads, emprunte aussi ce chemin-là. Comment ? C’est justement ce qu’on va voir.
Clotho ou tisser le destin
Comme vous l’avez lu au-dessus, les histoires de temps, c’est d’habitude très moyen. C’est un sujet qui soit entraîne de gros problèmes de cohérence, soit de gigantesques problèmes scénaristiques. Et le pire, c’est lorsque les deux se combinent. Or ici, ça n’est pas le cas. Eternal Threads a fait un choix différent en proposant de borner le voyage dans le temps. Ainsi, l’histoire du jeu nous met dans la peau d’un agent temporel envoyé en 2015 afin de réparer une faille dans l’espace temps. Un incendie tragique a frappé les habitants d’une maison et leur terrible destin doit être corrigé. À l’aide d’un dispositif portable, il nous est offert la capacité de visionner des scènes de ce passé dans lequel on a été propulsé. Un scénario de base plutôt classique, mais qui en réalité va s’avérer plutôt original dans la façon dont il est amené.
En arrivant sur place, on sait que six personnes vont perdre la vie dans un incendie. Au départ, on ne les connaît pas du tout, mais très vite leurs profils se dévoilent. Raquel l’artiste, Tom le propriétaire de la maison, Ben le médecin, Jenny sa petite amie infirmière, Neil l’étudiant, et Linda la sœur de Neil. À ce groupe de six à sauver s’ajoutent quelques personnages secondaires, mais dont le destin ne nous appartiendra pas. On va être amené, petit à petit, à constater les liens qui unissent tous ces habitants. Un constat qui se mue vite en objectif à mesure que l’on découvre l’importance vitale que constituent leurs relations.
Un travail de fond a été effectué sur ces derniers. Chacun a sa propre histoire, ses rêves, ses craintes, son caractère, ses envies. Eternal Threads réussit à créer une petite bulle sociale où la colocation de ces gens parfois très différents possède un véritable sens. On le voit ainsi dans les rapports qu’ils ont entre eux, mais aussi dans leurs vies personnelles et leur intimité. Naît vite un sentiment que l’on retrouve lorsque l’on regarde parfois des séries TV : une forme d’attachement, de fascination, ou même de dégoût pour certains personnages. Un point essentiel puisqu’il va renforcer l’intérêt de remplir l’objectif principal du jeu, qui est donc de les sauver tous les six.
Une des grandes réussites de Eternal Threads est justement d’avoir construit ce petit univers humain de façon cohérente. La présence de chacun des habitants a un sens et leur vécu durant les quelques jours qui précèdent la catastrophe rentre en totale adéquation avec ce qu’ils sont et ce qu’on comprend d’eux. Au passage, cela est renforcé par la qualité des doublages anglais et une bonne traduction française. On se prend d’affection pour leurs histoires personnelles et cela s’accentue à force de visionner les moments qu’ils passent au sein de la demeure. Une évolution qui, bien évidemment, impacte les choix qui sont offerts et les conséquences qui en découlent.
Lachésis ou dérouler le destin
Vous l’avez compris, le principe du truc c’est que, en tant que joueur ou joueuse, on est avant tout dans le passé pour observer avant d’en arriver à des phases d’intervention. Pour cela, on a en notre possession un appareil qui dispose de plusieurs utilisations. C’est via ce dernier que l’on navigue dans l’ensemble des événements ayant précédé l’incendie mortel. Son fonctionnement est plutôt simple et il est d’ailleurs présenté par un tutoriel au départ. C’est grâce à cet outil que l’on effectue les choix déterminants, mais il a aussi une importance plus vaste et centrale : afficher une longue frise chronologique sur laquelle on peut se déplacer. Sur ce long fil du destin qui se déroule, on nous présente des dizaines de points qui correspondent à des instants précis, dont certains sont au départ indisponibles, avec pour fin inéluctable l’incendie.
Une fois un point sélectionné, la scène s’affiche dans la maison et il suffit de suivre l’indicateur du dispositif pour s’y rendre. On active ensuite la scène en validant auprès d’une des projections quasi-holographiques des personnages et elle se passe sous nos yeux. Très vite, de nouveaux événements à visiter se débloquent, avec certains à choix, et ainsi de suite. Si les points-clés sont représentés par des losanges et les autres par des ronds, ces derniers restent souvent déterminants, comme on le verra un peu plus bas. À côté de ça, la frise permet de faire ressortir la chronologie d’événements de personnages que l’on sélectionne. Ainsi, on peut choisir de ne voir que les scènes avec un personnage seul, ou que les interactions de certains personnages spécifiques entre eux.
Cependant, on peut émettre quelques regrets ou pistes d’amélioration à propos de cette fameuse frise. Premièrement, l’absence d’un “dezoom” freine la navigation entre les événements et empêche parfois de bien appréhender l’enchaînement de scènes liées. Deuxièmement, l’absence d’un récapitulatif des informations connues sur un personnage, à l’instar de la fiche de destin finale de chacun, alors que cela permettrait d’éviter la recherche un peu hasardeuse de détails précis. Troisièmement, l’impossibilité de mettre des événements en favoris afin d’éviter de se perdre, notamment pour l’optimisation des destins à la fin.
Pour en revenir à l’appareil, sa seule vraie limite, elle est physique : une pièce fermée dans le présent de notre protagoniste le restera dans le passé, empêchant de visionner certaines scènes. Et c’est pour cela qu’il est intéressant de s’arrêter sur la maison en elle-même avant d’aborder la dernière partie. Déjà parce qu’elle possède une ambiance lugubre, s’étale sur plusieurs étages et le design sonore entre craquements, grincements et bruits de pas fait que l’on n’est jamais totalement rassuré par ce qu’on s’apprête à voir dans chaque pièce. Ensuite, elle nous offre des petites interactions bienvenues qui, même lorsqu’elles paraissent anodines, peuvent en réalité prendre un sens tout nouveau après avoir visionné un événement précis. Enfin, parce que, comme je le disais, ses multiples pièces ne sont pas toutes ouvertes et c’est pourtant dans ces salles fermées, ou en tout cas inaccessibles, que se tiennent quelques-unes des scènes-clés. Ces endroits sont malgré tout indiqués, montrant bien que la maison est le cadre invariable du jeu. Les modifications viendront donc des interactions entre personnages et la manière dont on va décider ou non de couper le fil de leur destin.
Atropos ou couper le destin
Si au début d’Eternal Threads, on aura tendance à papillonner d’événement en événement afin de découvrir le plus d’informations et de scènes possibles, très vite, cela va se muer en réflexion. Une dimension puzzle-game inattendue et franchement bienvenue. L’objectif de sauvetage des habitants va donc passer par l’exploration minutieuse de la maison et le visionnage et l’altération des choix des personnages avant la tragédie. Ces deux mécaniques se cumulent : c’est en modifiant des événements passés que l’on peut constater le résultat dans le présent du protagoniste (mais qui reste le passé par rapport au moment où on est téléporté, oui ces histoires de temps c’est toujours le bordel). Exemple simple et qui ne divulgâche rien : après quelques choix, Neil l’étudiant se voit proposer un vélo par Ben le médecin. Le fait que Neil ait le vélo ouvre désormais de nouveaux événements dont un où il peut choisir de sortir pour faire du vélo ou rester à la maison pour réviser. Dans le présent du protagoniste, si Neil est resté réviser, le vélo sera devant sa chambre. S’il a décidé de sortir, il se fera agresser et voler le vélo, qui ne sera donc pas devant la chambre dans le présent.
À ce titre, le fameux effet papillon prend donc tout son sens : on effectue un changement en sachant ce que cela va affecter, mais aussi en ayant la surprise d’une ou plusieurs conséquences inattendues. Ces dernières vont ensuite ouvrir de nouvelles possibilités et événements à visiter, et ainsi de suite, menant quoi qu’il arrive à l’événement final qu’est l’incendie. Or, comme précisé quelques paragraphes au-dessus, cela va avoir une importance cruciale pour débloquer les pièces fermées. Les projections des personnages peuvent s’y rendre mais le protagoniste reste lui bloqué tant que les portes n’ont pas été ouvertes. On doit pour cela orienter les choix non plus pour tenter de sauver les personnages mais pour les amener à révéler par leurs actions ou lors d’un dialogue, où se cache telle clé ou tel code bloquant une entrée.
La manipulation des événements et la compréhension des conséquences de chaque choix offrent un rôle de quasi-scénariste et de monteur au joueur. Pour cela, le dispositif permet de sélectionner en direct un choix lors d’une scène ou cela peut même se faire via la frise une fois celui-ci déjà débloqué. On décide de la manière dont les événements apparaissent, on modifie les relations entre les personnages et finalement on se permet même de les ramener à leur destin initial au gré des besoins de découvertes et d’avancées. Car la complexité sera d’obtenir l’ensemble des informations nécessaires pour sauver l’intégralité des six colocataires. Est-ce qu’en amenant à la mort d’un personnage avec un choix, cela m’ouvre ensuite une série d’événements pour les autres, m’offrant des indices sur comment une scène passée peut m’aider à les sauver tous ? Voilà le type de raisonnement qu’on nous amène à effectuer peu à peu et cela se révèle aussi intrigant que passionnant.
Eternal Threads a été testé sur PC via une clé fournie par l’éditeur. Le jeu sera également disponible dans le courant de l’année sur PlayStation 4, Switch et Xbox One.
Eternal Threads est une excellente surprise narrative. Les phases de récit forcément plutôt passives sont contrebalancées par un aspect réflexion bien travaillé. L’effet papillon, au cœur de la mécanique du jeu, laissait craindre des incohérences, mais il n’en est rien. On prend un vrai plaisir à jouer avec le fil du destin des six personnages, débloquant de nouveaux dialogues, rendant possible l’exploration d’endroits fermés ou cachés de la maison, et espérant leur offrir un destin optimal. Alors oui, c’est un titre qui parle beaucoup et quelques modifications sur l’interface de la frise chronologique peuvent être faites afin d’améliorer le confort de jeu et faciliter l’obtention de « la meilleure fin possible ». Mais avec une dizaine d’heures de jeu, des personnages travaillés, une cohérence temporelle réussie et une fin inattendue, Eternal Threads a clairement de quoi convaincre.
Veltar
Joueur de jeux vidéo qui aime la politique. Du coup j'écris surtout des trucs qui parlent des deux. Stratégie, Outer Wilds, Metal Gear Solid et indés en pixel art.
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