Decarnation, c'est un étonnant mélange de pixel-art, d'horreur et de burlesque. En comptant sur une esthétique de grande qualité et des musiques en parfaite adéquation, le jeu raconte une histoire sombre tout en métaphores et symboles.
À peine sorti ou presque de Planet of Lana, on repart dans un nouveau jeu à prétention narrative : Decarnation. Le titre est développé par Atelier QDB et édité par Shiro Unlimited, branche éditrice du studio Shiro Games. Deux entités françaises situées sur l'axe "jeux indés" dans toute sa diversité et amplitude. Quelque chose qu'on assimilait vite en voyant les premiers trailers du jeu et qui se confirme ici. On y joue Gloria, une danseuse de cabaret dans les années 90 à Paris, qui se retrouve rapidement dépassée par des bouleversements successifs, tant sur le plan professionnel que sentimental. Or, cette jeune femme est déjà en proie à de nombreux doutes personnels. Tous ces éléments cumulés expliquent en grande partie pourquoi elle va accepter une offre surprenante dont elle est loin de mesurer la réalité.
Une audace dans le choix de l'esthétique et du propos, mais radicalement éloigné de ce qui a pu faire la réussite du titre de Wishfully Game, que j'évoquais quelques lignes plus haut à titre de comparaison. Si Decarnation se pare de ses plus ravissants pixels, c'est pour mieux attraper le joueur ou la joueuse avec une horreur suintante qui prend appui sur des scènes et des dialogues un peu trop réalistes pour notre propre bien. Quelques morceaux d'un quotidien glaçant ne manqueront pas ainsi de mettre à l'épreuve le moral des femmes qui font face à certaines situations similaires. Je reviendrai sur ce sujet complexe en dernière partie, car avant cela, parlons du jeu dans ce qu'il est visuellement et techniquement.
Musée et muse
J'aime beaucoup les jeux vidéo qui annoncent directement leurs sources d'inspiration. C'était le cas avec SIGNALIS, qui puisait notamment dans les travaux de Kubrick (2001, l'Odyssée de l'espace) et Hideaki Anno (Neon Genesis Evangelion). Pour Decarnation, on retrouve l'étrangeté des créations de David Lynch, particulièrement le film Mulholland Drive, et surtout le film d'animation de Satoshi Kon, Perfect Blue. Cela m'a permis de visionner ce dernier et d'en ressortir absolument estomaqué tant par la qualité visuelle que la similarité des propos avec Decarnation. En plus de cela, l'évocation dès le début de l'aventure dans le musée de nombreuses œuvres réelles (peintures, films et sculptures) qui sont en totale résonance avec l'intrigue ouvre pleinement une manière intéressante de poursuivre le jeu en allant les découvrir ou tout simplement de l'appréhender encore mieux.
Quant au jeu lui-même et sa qualité artistique, on constate l'excellent travail de design en pixel art. Des fulgurances esthétiques à partir des thèmes du cabaret, de la danse, du théâtre même, qui rentrent en collision avec le body horror et le grotesque. Quelque chose qu'on retrouve dans les décors des "rêves", une fois que l'on a passé toute la phase introductive. Des morceaux de Paris se mêlent à des représentations de souvenirs de Gloria, souvent teintés de symbolisme, à l'instar de ces gigantesques visages de marbre abîmés ou détruits, ou cette statue de danseuse, au mouvement circulaire incessant. Decarnation fait preuve d'une créativité impressionnante dans sa représentation des troubles de sa protagoniste. Des monstres boursouflés, tentaculaires, des créatures fantomatiques agressives, des niveaux labyrinthiques, tantôt colorés, tantôt grisâtres, et des animations fluides pour servir le tout. Cela prend même une dimension encore plus importante par la musique et le sound design, deux composantes essentielles du titre.
French touch
Oui, Decarnation est un jeu français, cocorico. Mais plus que ça, il se déroule en France, avec des personnages français et se paye même le luxe de mettre dans sa BO des chansons en français par un groupe français, fleur et bleue. Ces morceaux fonctionnent à merveille et ont de grandes chances de rester dans votre tête des heures (des jours) après les avoir écoutés. En parlant de la BO, on fera mention quand même de la présence de Akira Yamaoka (compositeur de la saga Silent Hill), de Corentin Brasart et de ALT236 et AL9000. Il en ressort un parfait contraste entre des musiques entrainantes et de sombres sonorités inquiétantes, représentation idéale de l'âme en souffrance de Gloria et de ce qu'elle subit.
La place de la musique est donc centrale pour l'ambiance, mais aussi pour l'histoire, ne serait-ce que parce qu'elle est intimement liée au personnage de Gloria. C'est tout naturellement qu'on la retrouve également au cœur de certains mini-jeux à base de rythme, qui ne sont pas punitifs et même plutôt simples (sauf celui de rythme du cœur vers la fin, celles et ceux qui ont joué au jeu sauront de quoi je parle, mais un patch a été fait il y a quelques jours qui a apparemment corrigé cela) et marquent avant tout des étapes. Cependant, c'est ce statut étrange, entre aventure purement narrative et tentative de rythmer par du gameplay qui peut vite se révéler ennuyeux.
Peut-être que Decarnation aurait pu partir sur de la narration intégrale en repensant ces petites phases de gameplay. Ou alors aller chercher du côté des puzzle games, comme l'avait fait en son temps Sanitarium. Ce n'est pas pour rien si j'ai choisi cette comparaison : cet excellent jeu de la fin des années 90 réussissait lui aussi à retranscrire visuellement la perte de repères et l'intrication de souvenirs, le tout avec une grande qualité d'écriture, tout en offrant en plus des énigmes complexes (même un peu trop parfois). Je respecte le choix des développeurs de Decarnation, mais j'ai eu un peu de mal avec le découpage global du jeu, surtout à cause de ces phases. Ce qui est encore une fois dommage, les moments musicaux permettant pourtant de profiter toujours plus de l'excellente BO.
La quête de soi
Toute cette aventure portée à la fois par une narration de qualité et des phases de gameplay un peu plus perfectibles trouve son aboutissement dans le message général de Decarnation. C'est un jeu qui ne cherche pas à faire hurler de peur ou à surprendre au détour d'un couloir. C'est un jeu qui s'agrippe au joueur ou à la joueuse et l'amène sur le terrain de la gêne, du malaise, du dérangeant et cela, il le réussit avec brio. Comme dit plus haut, l'horreur n'est pas là où on l'attend. Certaines personnes ressortiront du titre de Atelier QDB plus impactées que d'autres, et c'est normal. Lorsqu'elle perd pied, qu'elle voit sa vie personnelle et professionnelle se dégrader, sa lutte pour se maintenir à flot et éviter du mieux qu'elle peut de se noyer dans la dépression, l'histoire de Gloria a de quoi résonner chez beaucoup de gens. Sauf que c'est aussi un cas un peu plus spécifique, car une grande partie de ses questionnements, de ses doutes, de son mal-être, vient du regard porté par les hommes. Pas uniquement dans le cadre de son métier de danseuse de cabaret, mais de sa condition de femme en général.
À ce titre, j'aimerais donc conclure sur le message féministe. Il est en toile de fond de tout le jeu et transparaît surtout dans le questionnement de l'image de la femme. La symbolique de la statue à elle seule suffit à résumer cela : le sculpteur et ses remarques sexistes, son métier dépendant de son physique, le musée fait d'œuvres bien particulières, la place de la statue dans une salle aux côtés de deux œuvres qui sont des têtes dénaturées (L'esprit de notre temps de Raoul Haussman et Tête de la Muse Tragique d'Auguste Rodin) et enfin la statue en elle-même et le traitement qu'elle subit. Tout montre que Gloria incarne la femme-objet, un réceptacle pour les convoitises des hommes, y compris dans son métier. La suite de Decarnation est un enfer personnel pour l'héroïne, entre captivité réelle et évasions irréelles. Là encore, c'est la femme comme objet gardé contre sa volonté, possédé et surveillé, représenté par un enfermement autant physique que psychique. Il y aurait sûrement beaucoup à dire encore, mais j'estime être à ma limite quant à ma légitimité à parler de ce sujet précis, car loin de moi l'envie d'apparaître comme tous ces hérauts masculins des combats féministes qui le sont en réalité par intérêts personnels plus que par conviction profonde. Un regard cynique d'ailleurs parfaitement évité par Atelier QDB et c'est tout à leur honneur.
Decarnation a été testé sur PC via une clé fournie par l'éditeur. Il est également disponible sur Switch.
Decarnation est un titre qui montre qu'il est toujours possible d'innover en matière de représentation de l'horreur vidéoludique. Certes, les mini-jeux et surtout ceux rythmiques ne sont pas des plus inventifs et n'étaient peut-être même pas nécessaires, mais c'est un point presque anodin au regard de la qualité du pixel art, et de l'excellente BO. Enfin, le propos global, fait de thématiques jamais simples à aborder, est maîtrisé de bout en bout par Atelier QDB, avec toutefois un léger regret personnel sur la fin du jeu.
Les + | Les - |
- Bande originale de grande qualité | - On aurait voulu quelques titres en plus |
- Quelques mini-jeux sympas... | - ... Mais perfectibles et pas vraiment nécessaires |
- Narration puissante autour de sujets forts | - Une fin un peu décevante |
- Direction artistique géniale au service de l'aventure |
Veltar
Joueur de jeux vidéo qui aime la politique. Du coup j'écris surtout des trucs qui parlent des deux. Stratégie, Outer Wilds, Metal Gear Solid et indés en pixel art.
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