Avez-vous remarqué que les années 80 se déroulaient dans les années 80 ? Vous vous souvenez ? Quand on était petits, avec une Nes, des VHS de Spielberg et des baskets à scratch fluo ? Néons, Grosquick, Amstrad, Bolino, Atari, Kurt Russell, Retour Vers le Futur, les Goonies, les synthétiseurs, Récré A2, les Biomans, Mitterand, l’Aérobic, Berlusconi, Arnold Turboust. Vous n’en pouvez plus, et moi non plus je n’en peux plus. Mais il faut croire que la quatrevingstalgie (terme que je m’apprête à déposer à l’INPI), version idéalisée et fantasmée d’une décennie pourtant pas si lointaine, n’a pas encore fini de gaver tout le monde. Crossing Souls, avec sa communication forçant à l’extrême le trait et se donnant les atours d’un pixel-art générique et remâché typique des productions Devolver, m’apparaissait comme un produit cynique et opportuniste. Plus que suspect en somme. Mais patatras, dans un retournement de situation digne d’un épisode de l’Inspecteur Gadget ou de Scoubidou, Crossing Souls est une excellente surprise
lEs anNéEs QuATre-VinGt
Comme je le craignais avec la promo frénétique et l’habillage criard du premier jeu du studio espagnol Fourattic, le propos de Crossing Souls vous baignera ad nauseam dans une version carnavalesque du début des eighties. Tous les éléments des œuvres « de notre enfance » (désolé à la génération Z) sont là : un groupe de gamins dans une ville américaine typique, incarnant chacun un stéréotype identifiable, des événements surnaturels, un « monde derrière le monde », et une menace terrifiante à combattre pour nos cool kidz sous la forme d’un méchant général trop médaillé aux hommes de mains stupides. Une chouette bande de chouettes gosses, seul rempart quand les adultes trop nuls n’y comprennent rien. Le tout enrobé dans un décor qui vous assénera une référence directe à l’époque des Reaganomics environ deux fois par minutes, à l’image du père du héros, vétéran du Viêt nam avec la tête de Steven Spielberg subtilement nommé « John Williams ». VOUS L’AVEZ ? COMME LE COMPOSITEUR DES FILMS DES ANNÉES QUATRE-VINGT !
Donc, ça force. Mais première bonne surprise : on sent que les équipes de Fourattic ont créé ce décor sans intention cynique. L’univers a une forme de cohérence interne, et a été suffisamment travaillé pour rendre quelque chose d’assez vraisemblable, plutôt amusant. Tout fourmille de détails tantôt farfelus, tantôt bien sentis. Nous y reviendrons, mais le choix d’avoir misé sur une aventure plutôt resserrée et linéaire a donné le loisir aux équipes de Fourattic de se concentrer sur tous les éléments et d’en soigner chaque aspect. Le seul écueil dans lequel s’est malheureusement vautré le studio est celui du trop-plein narratif : en voulant caser en huit ou dix heures la grille entière des tropes pour trentenaires nostalgiques, cette histoire de relique égyptienne et d’autres mondes remplis de spectres et d’invocations se perd en partant dans toutes les directions sans aller jamais nulle part.
Mais soit : si on transpire ici ou là face à quelques moments un peu gênants ou soufflant trop fort et pas très bien dans la cornemuse à nostalgie, il faut admettre que les efforts de Crossing Souls pour raconter son histoire fonctionnent bien. Le rythme est dense, les dialogues font mouche, et chaque écran réserve assez de surprises pour donner l’envie de découvrir ce que les développeurs ont prévu pour la séquence suivante. Il faut, bien sûr, arriver à mettre de côté que cette histoire vous a déjà été racontée un millier de fois, et souvent mieux. Mais mieux vaut être sur des rails et dans des chaussons confortables que dans un train fou cherchant à rejoindre la lune avec un tremplin de saut à ski. Crossing Souls n’a pas le goût de l’originalité, mais a au moins celui du travail bien fait, là où un Stranger Things peine à savoir où il cherche à aller et où un Hotline Miami joue la carte du meta et de l’opacité au risque de perdre une partie des joueurs.
T’as le look coco
Se présentant concrètement sous la forme d’un beat-them-all mâtiné de plate-forme où vous serez amenés à switcher entre les cinq gamins aux compétences très différentes, Crossing Souls s’avère être un plaisir immédiat à prendre en main. Chacun des héros possède une ou deux caractéristiques faciles à appréhender (pousser des caisses, grimper, passer entre les murs…), et il est simplissime de passer de l’un à l’autre, en partie grâce à un tutoriel bien pensé et peu intrusif servant de longue intro au jeu.
L’idée qui semble avoir dirigé la main des équipes de Fourattic est celle de la diversité dans la simplicité. A des phases d’exploration assez courtes et des énigmes assez simples succèdent des phases de combat brèves mais répétitives qui auraient facilement pu lasser, sans la volonté constante de renouveler le gameplay par divers événements qui modifient, cassent ou subvertissent la routine « explorer, avancer, taper sur des trucs ».
Si l’intrigue de Crossing Souls a tapé un peu trop fort dans le kitsch, l’orientation ludique du titre le place plus volontiers dans une démarche intuitive et fun, très similaire au plaisir immédiat et précis ressenti sur les bornes d’arcade de l’époque : peu de commandes différentes à maîtriser, mais chacune d’elle est précise et compréhensible. A rebours du game design à base de sous-menus et de multitude de coups spéciaux à débloquer si omniprésent dans de nombreuses productions récentes. Crossing Souls est un jeu ramassé, qui comprend vite et bien (à l’instar d’un Owlboy, par exemple) que des mécaniques simples et efficaces n’ont pas le temps de lasser quand elles se placent au service d’un jeu qui se boucle en une dizaine d’heures. Et le soin apporté à chaque environnement est appréciable : Crossing Souls est beau, et il le sait.
Un bon son brut pour les vieux cons
Reste ce qui me tracasse le plus en reposant le pad au terme d’une aventure qui essaye un peu trop fort : à qui s’adresse le titre de Devolver ? L’essentiel du propos ne parlera pas vraiment à ceux qui ne nourriraient aucune nostalgie ou aucun souvenir à l’endroit des eighties. Car plus encore que Stranger Things, dont l’intrigue se laisse suivre avec une narration moderne « à la Netflix », Crossing Souls est une expérience qui ne s’appuie que sur le contrat passé avec le joueur stipulant que ça sera « comme dans vos souvenirs ». Le jeu risque de passer un peu au dessus du public purement gamer, car s’il est propre et agréable à jouer, rien n’y est mémorable non plus. C’est « juste » du bon travail. Les narrativistes seront laissés sur le côté par une trame un peu confuse aux entournures.
Reste les autres. « Nous les vieux ». Les trentenaires, quarantenaires, envahis par nos problèmes de couches, de feuilles d’impôt, de plannings intenables et de soirées un peu nulles à déguster du brandy sophistiqué entre amis alors qu’on y connait rien, qu’on aime pas tellement le brandy et même pas tellement nos amis. Nous qui troquerions bien le monde des adultes contre quelques heures d’une enfance américaine reconstituée par des espagnols d’après les souvenirs implantés par Hollywood dans nos cortex il y a quelques dizaines d’années. Oui, il y a nous. Cette partie de nous, du moins, qui achète des jeux indés Devolver par confiance en l’éditeur, est assez à l’aise avec l’actualité des « petits jeux » pour en avoir entendu parler, et qui a envie de sortir de sa zone de confort, tout en ayant une vague envie de retrouver les sentiments des jeux d’arcade d’autrefois. Au risque de me répéter, Crossing Souls est un bon jeu, dont je vous recommande l’achat. Mais saurai-je vous convaincre de donner sa chance au titre ?
Élément de réponse : d’après Steam Spy, le jeu émarge, un mois après sa sortie, autour des 6 500 exemplaires écoulés sur PC. Ouch.
Formellement, Crossing Souls est un bon jeu, beau et plein d’idées, qui sait être varié sans s’éparpiller. Fourattic et Devolver ont fait ce qu’ils avaient à faire. Malgré un ton agaçant et une tendance à fourrer des références au forceps à chaque bout de pixel, on ne peut qu’admirer le résultat final, dont bien des jeux indés pourraient s’inspirer, en particulier ceux qui oscillent entre dix genres sans en maîtriser aucun. Il est cependant à craindre que le jeu, sorti dans une période dense, au-milieu de dizaines d’autres projets surfant sur l’image d’années 80 reconstituées toujours un peu de la même manière, peine beaucoup à atteindre un public plus large que la micro-niche qui attendait depuis plusieurs mois l’aboutissement du projet.
zalifalcam
J'aime les jeux double A, les walking simulateurs prétentieux et les JRPG, et plutôt que de me soigner, j'écris à leur propos.
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