Premier jeu du studio britannique Canteen, CorpoNation: The Sorting Process a pour ambition de nous faire « vivre l’écrasante monotonie d’un travail vide de sens dans un État gouverné par une entreprise ». Est-ce qu’il tient sa promesse ? Oui, mais est-ce que ça suffit à en faire un bon jeu ? Peut-être pas tout à fait.
J’ai joué à un certain nombre de Papers, Please-like, j’ai postulé chez The Pixel Post avec une critique de Not Tonight et mon premier jeu pour le site était un Papers, Please-like étonnamment dépourvu de toute narration. Bref, dans la liste des choses surprenantes à propos de moi, mon amour des jeux (un peu) déprimants et répétitifs figure globalement en dernière place. Mais après avoir joué à un certain nombre de jeux du type, je suis toujours surprise de constater qu’aucun ne fait vraiment mieux, voire aussi bien, que le modèle. Je ne dis pas qu’ils sont tous mauvais, loin de là, Death and Taxes est extrêmement drôle, Not Tonight, bien que ne laissant pas beaucoup de choix dans le déroulé de l’histoire, propose une galerie de personnages originale et un propos marquant. La série Beholder est sans doute ce qui se réapproprie le mieux la formule. Mais, en général, il semble difficile de créer des enjeux suffisamment prenants pour passer outre l’aspect ultra-répétitif et, disons-le, carrément rébarbatif inhérent au gameplay. Cette longue intro pour dire quoi ? Eh bien, hélas, que CorpoNation: The Sorting Process, malgré d’excellentes idées, est un peu trop long et n’offre pas tout à fait des enjeux suffisants pour qu’on soit tenu en haleine jusqu’à la fin.
Max et les Maxicapitalistes
Nous sommes Max, qui est Max ? Nous, et aussi et surtout un travailleur dévoué de la CorpoNation Ringo. Ringo est tout pour ses employé·e·s, l'incarnation d'une sorte de capitalisme paternaliste poussé à son paroxysme. Ringo fournit un logement, un travail et un salaire à ses employé·e·s en échange de leur travail, de leur dévotion et surtout, de leur volonté de réinjecter leur argent dans l’économie. Et Max aime Ringo, Max n’a guère de raison de ne pas aimer Ringo, d’ailleurs, il ne connaît visiblement que ça. Est-ce que nous, joueurs·euses, aimons Ringo ? Ça, c'est une autre histoire. Ringo, dans toutes ses manifestations, exsude le poison du capitalisme totalitaire et destructeur et on sent bien que ce n’est pas sain. Seulement Max, même s’il le voulait, ne saurait pas trop par où commencer pour s’en extraire.
Sur dix semaines, le déroulé des jours est identique, Max se lève, fait, ou non, son lit, monte dans l’ascenseur où j’aime à penser qu’il dansote sur la petite musique exaspérante, puis il lit ses mails, les consignes de tri d’échantillons de génome du jour. Ensuite, il trie, en faisant ou non des heures sup, puis récupère sa paye, redescend dans sa capsule où il s’assoit à son ordinateur, règle ses factures, lit les actualités, discute avec d’autres employé·e·s de son service que Ringo a choisis pour être ses interlocuteurs·rices, joue éventuellement, acquiert des objets pour décorer sa capsule, puis va se coucher. La vie de Max me donne personnellement envie de mourir, mais il est aussi vrai que Max a un toit au-dessus de la tête et la possibilité d’acquérir des objets et de jouer à des jeux autorisés par la CorpoNation, est-ce que ce n’est pas ça le bonheur finalement ?
Bien sûr, petit à petit, tout se craquelle, certains des interlocuteurs·rices de Max commencent à douter, d’autres disparaissent ou sont réaffectés ailleurs, Max lui-même n’arrivera pas au terme de ces dix semaines sans commettre au moins un faux pas, une mauvaise réponse aux enquêtes. Plus de crédits bonus pendant plusieurs jours, trop d’économies ? Voici une amende de solidarité. Max n’aime pas le jeu de la bagarre sur son ordinateur ? Des mails quotidiens pour lui rappeler de s’y connecter encombrent sa boîte mail. Et si je parle de Max comme d’un personnage distinct de la personne qui joue, ce n’est pas seulement pour un élégant effet de style, c’est aussi parce qu’à presque aucun moment CorpoNation: The Sorting Process ne nous donne le pouvoir de façonner la personnalité de Max.
Bien sûr, on peut décider d’aider, ou pas, l’inévitable résistance qui nous contacte. On peut également décider de dénoncer, ou pas, certains de ses camarades qui ont des pensées tout à fait contraires à l’éthique de Ringo, ou de dépenser tous ses crédits dans le jeu (car oui, les jeux sanctionnés par Ringo sont des free-to-play), mais les conversations avec nos collègues se déroulent sans nous et le plan de la résistance se déroule également quasiment sans nous. Même l’argent qui est un problème en général n’est pas si difficile à gagner et en gérant correctement ses affaires, il n’y a pas besoin d’exceller dans le tri du génome, qui, en raison de la quasi-monochromie du décor, est un des jeux de tri les plus abrutissants que j’ai eus à faire.
Le blues de l'employé de bureau
CorpoNation: The Sorting Process est donc une excellente représentation de ce que donne le capitalisme poussé à son maximum et il regorge de détails vraiment bien trouvés. Du free-to-play aux incontournables actualités, aux punitions pour avoir failli à l’éthique Ringo en passant par les événements organisés par l'entreprise, il y a plein de trouvailles et de propos qui font mouche. Les incitations à dépenser ses crédits rivalisent en ingéniosité sadique. Le problème, et c’est le cas pour toutes les œuvres du type qui flirtent avec la dystopie, quand on vit dans un présent déjà relativement dystopique, c'est que ça ressemble moins à une caricature ou à une lointaine dystopie qu’à notre présent, et est-ce qu’on a envie de rejouer sa journée de travail sur ses heures de loisir ? Selon Ringo, oui, selon moi, pas forcément. L’autre problème, et je le mentionnais plus haut, c'est le manque quasi total d’impact sur la vie de Max. Bien sûr, c'est le·a joueur·euse qui détermine ses habitudes de consommation et de jeu, mais sans aucune possibilité de s’engager pour aider ou enfoncer ses petits camarades, les regarder lentement sombrer en réalisant tout ce qui ne va pas avec le modèle Ringo est à la fois sacrément déprimant et un peu ennuyeux.
Ce manque d’impact couplé au fait que les jeux sanctionnés par Ringo sont, en toute logique, assez peu intéressants (même si je ne suis pas contre une petite partie de solitaire çà et là) fait que plus ça va, plus on fait mécaniquement défiler les jours en espérant arriver à la fin. Il est souvent arrivé à Max de ne pas effectuer les tâches confiées par la résistance (je ne rentre volontairement pas dans le détail de cet aspect du jeu pour ne pas spoiler celles et ceux qui voudront y jouer) ou de ne le faire qu’à moitié sans que cela ait un réel effet. Pour être honnête, tout ceci ne devient un vrai problème qu’au regard de la durée d’une partie. Il m’a fallu presque sept heures pour arriver au bout et c’est facilement trois de trop. Sur 3-4 heures, j’aurais trouvé ça imparfait, mais impactant, surtout que la fin explique beaucoup de choses qui paraissent un peu absurdes pendant le jeu, mais 6-7 heures, c’est trop long et c’est dommage. Tout ceci me fait terminer sur une réflexion que j'ai déjà eue de manière partielle en jouant à Beholder 3, que je mentionnais plus haut et que Shift développait mieux que moi dans sa critique sur End of Lines, c'est au fond l'intérêt de ce type de jeu qui, indépendamment de leurs qualités vidéoludiques, ne changent pas grand-chose à la marche du monde, malgré leur évidente volonté (salutaire au demeurant) de tirer la sonnette d'alarme. Surtout si, comme dans Beholder et dans une certaine mesure CorpoNation: The Sorting Process, ils n'offrent guère de perspectives motivantes.
CorpoNation: The Sorting Process a été testé sur PC via une clé fournie par l’éditeur.
Au final, CorpoNation: The Sorting Process est une expérience de la frustration, tant celle d'effectuer un job sans intérêt ni justification que celle d’un jeu auquel il ne manque pas grand-chose pour être vraiment bien, pour peu qu’on aime ce type de gameplay, mais qui s’étire un peu trop sur la longueur et finit par provoquer l’ennui et un stress post-traumatique de musique d’ascenseur, malgré une quantité de détails bien pensés et intéressants.
Les + | Les - |
- Narration environnementale bien pensée | - Un peu trop long |
- Son humour grinçant | - Un gameplay très répétitif |
- Un univers logique et un propos clair et pertinent | - Un manque d'enjeux suffisamment importants |
BatVador
Traductrice ascendante topiaire qui aime les city builders, les dystopies et les jeux avec des gens déprimés dedans.
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