Le nouveau projet de Gareth Damian Martin, unique membre de Jump Over the Age, semble être la rencontre des codes du jeu de rôle et du visual novel. Citizen Sleeper nous plonge dans un futur sombre mais où demeure toujours une once d’espoir.
Admettons qu’on copie vos souvenirs dans une machine, cette machine serait-elle vous ? Aurait-elle votre âme et votre esprit ? Serait-elle consciente ? Et si c’est le cas, serait-elle alors un être humain ? Ce sont ces questions compliquées et pointues que Citizen Sleeper essaie d’appréhender. Et si le titre n’y répondra jamais de manière ferme, il permettra aux joueur.ses de construire leur propre avis, le tout servi dans un univers cohérent et beau malgré les injustices qui règnent sur Erlin’s Eye. À la lutte pour la survie de notre protagoniste « Sleeper » s’ajoutera la lutte écologique et sociale contre un capitalisme interplanétaire monstrueux et chaque cycle comptera pour faire la différence étant donné la faible rejouabilité du titre.
Wake up stand up
En introduction de cet article, on se posait beaucoup de questions métaphysiques, mais il faut en ajouter une beaucoup plus terre à terre : est-ce qu’on ne déteste pas tous et toutes le capitalisme ? C’est une question rhétorique bien sûr (on est chez TPP quand même), mais Citizen Sleeper met un point d’honneur à nous faire détester les adorateurs de la croissance et du profit, car ils sont à l’origine de tous nos problèmes. Notre personnage est littéralement la propriété de la société Essen-Arp, une entreprise qui ne fait pas dans l’humanitaire car elle propose à qui le veut de copier ses souvenirs dans un androïde appelé Sleeper. Une fois que la personne est « émulée », elle est placée en stase et son Sleeper vaque à des occupations dignes des plus belles périodes de l’esclavage. N’ayant pas vraiment besoin de respirer ni de manger de la nourriture sophistiquée, les Sleepers sont la main-d’œuvre idéale pour les travaux pénibles sur les stations ou dans le vide spatial. Entre les Opérateurs, spécialisés dans le software et les interactions à distance, les Machinistes qui réparent et modifient les machines, et les Extracteurs dont l’endurance hors norme permet l’extraction de ressources dans les milieux les plus hostiles, Essen-Arp a su mettre la main sur du personnel à moindre coût qu’ils gardent jalousement sous leur contrôle.
Le machiavélisme de votre maison-mère n’ayant pas de limite, notre premier problème dans Citizen Sleeper sera de trouver un moyen d’empêcher notre corps de s’autodétruire à petit feu. En effet, pour éviter les vols ou dissuader les Sleepers de s’échapper, leur corps est condamné à une obsolescence programmée qui ne peut être contrée que par l’injection régulière d’un stabilisateur. Notre Sleeper (qu’on appellera désormais juste « Sleeper ») a réussi à s’échapper suite à une mutinerie, et après avoir dérivé dans l’espace, iel s’est retrouvé.e seul.e sur Erlin’s Eye, une station spatiale en forme d’un tore de Stanford.
Les premiers cycles sur la station, c’est-à-dire les premiers jours, sont rudes bien évidemment. Il faut travailler pour se faire quelques crédits, trouver à manger et un moyen de ralentir notre dégénérescence, le tout alors que nos possibilités d’actions sont limitées par notre état de santé. D’ailleurs, nos actions dépendront tout au long du jeu d’un jet de dés lancé à chaque début de cycle. Vous êtes en bonne santé et vous n’avez eu que des 6 ? Bravo, vous aurez donc cinq dés qui vous permettront d’avoir 100 % de réussite sur toutes vos actions, que ce soit pendant votre travail ou lors de vos échanges avec les habitants de Erlin’s Eye. Par contre si vous avez un tirage pourri, vous prendrez de gros risques lors des tâches dangereuses qui pourront affecter vos crédits, votre énergie et votre santé. Bref, il faudra mouiller le maillot et parfois serrer les fesses pour terminer certaines tâches à temps sous peine de rater des quêtes. En progressant dans Citizen Sleeper, on tombera rapidement sur une kyrielle de personnages hauts en couleurs, remplissant des fonctions stéréotypées mais avec des personnalités travaillées et bien marquées. Comme dans la plupart des œuvres cyberpunk, on retrouvera le hacker, la mécano, la mercenaire ou encore le.a médecin, mais iels auront toutes et tous un background fouillé et des motivations crédibles qui pousseront le.a joueur.se à s’investir pour essayer de régler leurs problèmes. Ce sera donc un véritable crève-cœur lorsque leur vie sera sur le point de basculer parce qu’on n’a pas eu de chance lors d’un lancer de dés. Rassurez-vous cependant, il est assez rare de louper une quête sans le faire exprès.
Je est un autre
Le cadre de Citizen Sleeper est riche, et de nombreuses forces en présence se tirent la bourre : des syndicats, des mafieux, des utopistes écolos ou encore une société interplanétaire se battent pour mettre la main sur le champ de ruine qu’est Erlin’s Eye. Mais le quasi visuel novel de Jump Over the Age ne se focalise pas uniquement sur la lutte extérieure de Sleeper pour sa survie contre un système qui cherche à l’écraser, il se penche aussi sur sa lutte intérieure pour lui permettre de comprendre sa véritable nature.
Sleeper est une conscience émulée dans un corps robotique, c’est-à-dire qu’on a copié les souvenirs d’une personne et qu’on les a partiellement gravés sur un circuit imprimé. Cette copie imparfaite n’est pas due à une limitation technologique mais bien à une volonté des créateurs de laisser un certain « flou » dans l’esprit de l’androïde pour faciliter son asservissement. Sans vraiment savoir d’où iel vient ni pourquoi iel se retrouve dans ce corps, Sleeper va devoir se construire avec l’image que les autres personnages ont d’ellui : parfois juste un outil dénué de droits fondamentaux qui s’est échappé, comme une victime du capitalisme galactique condamnée à souffrir, ou avec un peu de chance comme une personne à part entière.
Heureusement, il n’y a pas que des mauvais côtés à notre nature cybernétique, elle nous permet même d’accéder à un autre niveau de conscience que les humains ne pourraient pas appréhender. Alors que l’on cherche à accéder à des informations disponibles sur les systèmes de la station spatiale, on se rend compte que celle-ci est assez ancienne pour que certains de ses programmes soient devenus indépendants. On se retrouve alors à arpenter ce monde numérique qui, à l’instar du monde physique, n’est pas sans danger mais qui pourrait aussi nous servir de refuge. Un pied dans chaque monde, Sleeper devra se démener pour affirmer sa propre identité et aura des choix difficiles à faire, mais iel incarne la formule même « je pense donc je suis » et c’est une motivation bien suffisante pour avoir envie de se battre pour exister.
Citizen Sleeper a été testé sur PC via une clé fournie par l’éditeur. Le jeu est également disponible sur Mac OS, Nintendo Switch et sur les consoles Xbox.
Le seul vrai défaut que l’on pourra trouver à Citizen Sleeper est de rester un peu trop confortablement dans les carcans du cyberpunk, mais cette faiblesse dans le renouvellement du genre est largement compensée par le travail de Gareth Damian Martin pour le deuxième titre de son studio. Il est aussi important de saluer la participation d’Amos Roddy à la musique et de Guillaume Singelin aux illustrations, car ils s’accordent parfaitement pour donner du corps à l’univers foisonnant de Citizen Sleeper. C’est donc un véritable coup de cœur pour ce titre qui, j’en suis sûr, restera dans les mémoires (émulées).
Kalkulmatriciel
Cc c Kalkul. J'adore parler à tous les PNJ, mettre des mandales et saboter les coop.
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