Dans son formidable dossier traitant des jeux de guerre sans combats, BatVador soulevait un point intéressant : la nécessité de se détourner de gameplays et récits centrés sur la violence, la guerre ou l’enrichissement personnel, pour explorer d’autres aspects, à la fois pour porter des messages plus positifs, mais également proposer de nouvelles formes de game design. La conclusion dudit dossier se montrait d’ailleurs optimiste, en remarquant que la tendance allait effectivement dans cette direction. Une conclusion que le tout récent Chants of Sennaar ne fait pas mentir, puisque le titre de Rundisc a construit tout son gameplay autour du langage et de la communication comme outil pour la paix entre les peuples.
Le studio accouche ainsi d’un jeu d’aventure à la croisée du puzzle game, de l'exploration et de l’infiltration, tordant ces genres pourtant bien codifiés et établis pour les adapter de manière généralement pertinente et intelligente à son cœur de gameplay, entièrement tourné autour du déchiffrage, de la compréhension et traduction de différentes langues fictives. Et malgré une aventure souffrant de quelques toussotements dans son rythme et de séquences superflues, le résultat reste très enthousiasmant.
La tour de l'Obra Dinn
Chants of Sennaar nous place dans une version miniature de la tour de Babel, dans laquelle les civilisations sont entrées en conflit après la disparition d’un langage commun, et que notre protagoniste va tenter de réconcilier, en jouant un rôle d’interprète. Nous démarrons ainsi à la base de la tour, qu’il s’agira de gravir étage après étage, tout en rencontrant ses habitant·e·s et en se familiarisant avec leurs modes de communication. Car pour jouer ce rôle d’interprète et de modérateur, il va d’abord falloir comprendre tout ce petit monde individuellement.
La première grosse partie du jeu va ainsi consister à décoder quatre langages, à l’aide d’un gameplay à mi-chemin entre Heaven’s Vault et Return of the Obra Dinn/The Case of the Golden Idol. À chaque fois que l’on croise un mot, on peut s’annoter une suggestion de son sens, supposé en fonction du contexte ou des autres mots que l’on connait déjà et qui l’entourent. Ce sens pourra ensuite être validé à l’aide du carnet de dessin du protagoniste, qui permet d’associer un mot à une illustration – généralement suffisamment explicite, même si quelques ambiguïtés peuvent se manifester ici et là – à condition que toutes les propositions de la page soient correctes. Une technique éprouvée dans les titres de Lucas Pope et Color Gray et qui empêche globalement de tester au pif des traductions et de brute force une solution.
Il s’agit clairement de l’aspect le plus réussi et amusant du titre : passer de l’incompréhension totale à une connaissance suffisamment solide pour déchiffrer sans aide les différents langages a quelque chose de grisant, d’autant que les manières d’approfondir la compréhension des différentes langues s’avèrent assez variées et créatives. Panneaux de direction, mini-jeux, gestes accompagnés de paroles, livres imagés, gravures, formules scientifiques, pièces de théâtre : tout sera utile – si ce n’est indispensable – pour grappiller la moindre bribe de sens et de contexte afin d’intégrer le vocabulaire, mais surtout la syntaxe et les règles de grammaire inhérentes à chaque peuple.
Tourner ses quatre langues dans sa bouche
C’est le deuxième aspect passionnant de Chants of Sennaar, puisque cet apprentissage n’a pas pour objectif de rester théorique, et finit par être mis en application, afin d’apaiser les tensions entre les différentes cultures. Le titre souligne ainsi sans avoir l’air d’y toucher les liens étroits entre la langue d’un peuple et les valeurs et les aspects importants, voire fondateurs, à la base de sa culture et de sa façon de penser et appréhender le monde. Si les cas présentés restent assez stéréotypés et unidimensionnels – les dévots ne parlent que de religion, les guerriers de guerre, les bardes d’art, les alchimistes de science – retisser les liens entre les différentes factions met tout de même très bien en lumière le fait que le travail de traduction et d’adaptation ne consiste pas qu’à remplacer un terme ou une expression par une autre, et que de vrais changements de systèmes de pensée doivent être effectués pour passer d'une langue à une autre avec pertinence.
Cela passe d’abord par de petits détails, quand on comprend que la marque du pluriel ou de la négation ne s’effectue pas de la même manière d’une langue à l’autre, que la conjugaison s’avère plus ou moins complexe, que les mots ne s’agencent pas du tout de la même manière ni dans le même ordre, puis que des termes n’ont simplement pas de traduction dans l’autre langue, puisque le concept qui se cache derrière n’existe tout bonnement pas chez certains peuples, ou que la perception du monde par une culture peut donner des traductions ou connotations très différentes d'un même objet ou concept.
Le vocabulaire, les règles grammaticales et syntaxiques restent fort heureusement plutôt basiques – on n’est pas là pour obtenir un diplôme en linguistique, le jeu reste avant tout un puzzle game d’aventure – mais les spécificités de chaque langage et culture s’avèrent suffisamment variées pour que l'on prenne conscience de la profondeur et de la complexité du travail d’adaptation et de traduction : l’exercice peut déjà représenter un petit casse-tête pour des langues qui ne brassent ici que quelques dizaines de mots et concepts simples chacune. On regrettera seulement que cette partie traduction, pourtant au centre du scénario et de ses enjeux, prenne si peu de place et arrive si tard dans le jeu, quand d’autres briques de gameplay assez inutiles, voire désagréables, viennent casser le rythme de l’aventure.
S'en tenir aux énigmes et c'est marre
Car Chants of Sennaar a ce fâcheux défaut que l’on retrouve chez beaucoup de jeux indés à high concept : celui de ne pas assumer une certaine radicalité dans son gameplay, et tenter de se raccrocher aux branches en servant à son public des séquences plus traditionnelles, mais qui tombent comme un cheveu sur la soupe. Alors que la mécanique de décodage des langues, puis celle de traduction, m’ont complètement passionné (au point de finir le jeu en seulement deux séances de six heures chacune), mon enthousiasme s’est régulièrement vu modérer par de malheureuses scènes d’infiltration, à base de cache-cache derrière des murets et autres cailloux à jeter sur des cloches pour distraire des gardes, ou de courses-poursuites avec un monstre, de quelques mini-jeux hors sujet et d’allers-retours et de backtracking qui confinent à l’absurde.
C’est toujours un mystère pour moi, et une certaine frustration, que de tomber sur ce genre de séquences dans des jeux qui ont à côté un concept et un gameplay absolument brillants. À aucun moment, dans mon jeu de traduction, je n’ai envie de faire de l’infiltration bas de gamme, et dont la maniabilité n’est en plus pas du tout pensée pour, ajoutant de la crispation à l’ennui devant certains passages. D’autant que Chants of Sennaar sait accueillir un autre type d’infiltration bien plus cohérent, où la crédibilité de notre déguisement tient à la compréhension des ordres donnés et à l’observation du décor, rendant les séquences de cache-cache et de poursuites encore plus incompréhensibles. Si ces passages ne sabordent pas le titre, il s’en serait aisément passé, et nous aussi.
Des baisses de rythme et d’intérêt auxquelles vient en plus s’ajouter le end game, qui, malheureusement, patauge un peu. Une fois l’intégralité des langages déchiffrés, le jeu ne s’arrête pas immédiatement, et nous fait subir une quantité assez pénible d’allers-retours et d’énigmes pas toujours très claires, pour assister à la “vraie fin”, fin qui téléphone à la fois son scénario et les sous-intrigues développées tout au long du jeu, et offre une rédemption bien trop rapide à des peuples guerriers ou esclavagistes. On comprend l’idée : grâce au rétablissement de la communication entre les factions, la paix peut s’instaurer et les problèmes peuvent être réglés, mais il aurait sûrement fallu choisir des enjeux plus légers et des défauts plus faciles à pardonner que "on a réduit une partie de la population en esclavage pour pouvoir s’adonner pleinement au théâtre et à la poésie" pour que cette paix rétablie sonne comme une vraie happy ending. Une conclusion en demi-teinte tant sur le plan mécanique que narratif, que l'on mettra surtout sur le compte de la maladresse. On va dire que ce qui compte, c'est le voyage…
Chants of Sennaar a été testé sur PC via une clé fournie par l’éditeur. Il est également disponible sur PlayStation 4, Xbox One et Nintendo Switch.
Le concept de Chants of Sennaar, consistant à proposer un jeu d'aventure basé sur la compréhension et la traduction de plusieurs langages afin de rétablir la communication entre les peuples, est génial et exécuté avec brio. La variété de vocabulaire, de structures, de syntaxes, en font un casse-tête efficace, en plus d'un sympathique aperçu des problématiques liées à la traduction et l'adaptation. Quel dommage qu'il plombe parfois son rythme avec une infiltration médiocre et dispensable, et que son dernier acte ne soit qu'un pénible enchainement d'allers-retours, à la conclusion moralement discutable. Le résultat reste tout de même extrêmement plaisant et agréable dans sa globalité, mais l'on regrette que l'aventure s'achève sur cette note.
Les + | Les - |
- Le gameplay de déchiffrage et traduction fonctionne à merveille | - Les séquences d'infiltration sont de trop |
- Très belle direction artistique | - Les allers-retours du end game sont pénibles |
- Sympathique réflexion sur l'impact du langage et de la communication | - Une fin assez téléphonée et maladroite |
Shift
Camélidé croisé touche de clavier et militant pro-MS Paint. J'aime les jeux indés à gros pixels, les platformers sadiques et les énigmes.
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