De temps à autre, tel un alpiniste à l'apogée de sa carrière décidant d'escalader la face nord du K2 en hiver, un développeur expérimenté retrousse ses manches et se donne un objectif doublement audacieux : attaquer frontalement une indéracinable franchise ludique – celle des Civilization, invaincue depuis 1991 et même 1980 si on compte le jeu de société – et en même temps récapituler toute l'Histoire de l'humanité, depuis le premier silex jusqu'à la conquête de l'espace. Ça fait beaucoup. Les dernières tentatives, Humankind en 2021 et Millenia cette année, illustrent bien le paradoxe de l'exercice : faire semblant de s'éloigner du modèle pour renouveler la sauce, tout en restant le plus proche possible pour attirer les habitués… ce qui donne généralement un succès critique que l'on peut résumer par mouais/10. L'entreprise serait-elle vouée à l'échec ?
Au final, ceux qui obtiennent un succès relatif sont ceux qui tiennent plus de la parodie (un Microcivilization simplifié à l'extrême, ou tout récemment un Syphilisation anti-colonialiste) ou prennent la voie de la grande stratégie (Old World). Mais avec Ara: History Untold, on embarque avec des anciens de Firaxis, c'est-à-dire ceux qui travaillaient sur Civilization V. Autant dire qu'on va plutôt dans le respect des traditions ancestrales.
L'Histoire ne se répète pas, elle bégaie
Pour autant, Ara va faire beaucoup d'efforts pour aller vers la nouveauté. Ce n'est pas forcément visible lors des premiers tours, d'autant que l'interface respecte clairement la même charte graphique. On s'occupe toujours d'un ensemble de cités que l'on fait patiemment grandir, tandis que nos scouts ratissent la carte à la recherche de menus trésors. On forme quelques guerriers pour se défendre contre bêtes sauvages et tribus mineures, les premiers colons partent fonder une deuxième ville : en un mot, Ara nous tend la paire de charentaises habituelles pour qu'on se sente à la maison. Les zones ne sont pas hexagonales, mais c'est un changement assez cosmétique. Question déco, Ara est d'ailleurs très bien fourni : on ne se lasse pas de zoomer régulièrement sur la cité pour savourer la vie qui s'y déroule, avec tous ces citoyens qui déambulent dans le quartier des artisans ou autour de la Merveille locale.
Rapidement, des divergences plus notables se font voir : Ara repose notamment sur un système de tours simultanés, plutôt que chacun son tour. Un choix qui donne tout de suite envie de tester le multijoueur, puisqu'il est à l'origine du succès d'autres 4X comme la série des Dominions ou Solium Infernum – d'autant plus que l'IA incluse est ici bien capricieuse. Mais d'un autre côté, Ara n'a pas grand-chose à voir avec ces titres guerriers. La diplomatie laisse bien peu d'options, le combat propose quelques systèmes amusants au moment d'assembler ses armées, mais se résume tout compte fait à une comparaison de gros chiffres. Bref, Ara ne brille pas spécialement dans les interactions avec les autres compétiteurs et ne nous y pousse pas spécialement. Car l'intérêt est ailleurs : à l'intérieur de nos frontières.
L'Ara crafte
En effet, Oxide Games mise énormément sur un système de biens si riche qu'il louche parfois sur un Anno. En plus des ressources majeures (nourriture, bois, et les plus abstraits "richesse" et "matériaux"), le monde est rempli de matières premières diverses : du coton, du café, de l'uranium ou des bisons, par exemple. Après la récolte, il faudra transformer ces composants afin de s'en servir de différentes façons : le raisin changé en vin sera consommé dans les villes, les meubles enrichiront les habitations, les outils (en pierre, puis en fer) seront utiles un peu partout... Mais pour cela, il faut mettre en place des chaînes de production : il ne sert à rien de chasser le bison sans un boucher pour le débiter.
Cette mécanique est la force, mais également le point faible d'Ara : il faut vraiment aimer micromanager, car on passe son temps à allouer les bonnes ressources aux bons endroits. Au moment où l'on débloque les fertilisants, il faut les insérer un à un dans toutes les fermes. Pour tous les biens consommables, vérifier que la production dépasse la consommation, sous peine de se retrouver à sec. L'interface fait ce qu'elle peut pour aider à la gestion, mais elle ne peut pas faire de miracles. Quoi qu'il en soit, ceux qui kiffent l'horlogerie de précision vont adorer.
Emparons-nous des moyens de production
Car on ne peut pas tout faire. D'abord parce que même avec plusieurs villes, la place manque pour construire tous les bâtiments d'extraction ou de transformation, d'autant plus si on veut optimiser leur placement. D'autre part, parce qu'il n'est pas nécessaire de tout rechercher : on peut en effet décider de passer à l'âge suivant… en abandonnant certaines technologies, quitte à possiblement les retrouver plus tard par d'autres voies. La théorie de la musique est par exemple bien jolie, mais si l'on vous propose de la zapper pour passer directement à la poudre à canon... difficile de résister. Cela peut poser quelques problèmes imprévus – faute d'avoir développé le moulin, je n'ai pas pu produire de papier, qui m'a cruellement manqué ; il m'a fallu inventer les monastères, bien plus tard, qui produisent également cette ressource et permettent donc de publier des livres, essentiels par la suite.
Il faut donc faire des choix technologiques assez passionnants. En fait, on peut même regretter que le système n'ait pas été poussé un cran plus loin. Par exemple, pour monter une escouade d'éléphants de guerre, il faut logiquement disposer d'une source de pachydermes. C'est logique, mais vu que les ressources sont relativement lissées sur toute la carte, tout le monde peut y avoir accès en cherchant bien. On comprend bien que c'est ainsi plus équilibré... mais moins rigolo que si ces éléphants étaient plus localisés géographiquement : cela forcerait ceux qui n'y auraient pas accès à trouver d'autres tactiques, négocier les ressources nécessaires ou se les approprier. Certes, ce n'est pas là un gros reproche. C'est pire : un symptôme.
Pré-Histoire vidéoludique
Un symptôme de ce qui m'ennuie dans les Civ-likes, au fond : ils ne racontent rien. C'est un grand méli-mélo interchangeable avec des noms collés par-dessus. Sun Tzu conseille Georges Washington dans sa guerre contre Cléopâtre, haha oui très drôle, ok vu. On touche là à une sorte de tradition dans le genre, un décor convenu mais franchement désuet. Le tout enrobe un jeu purement mathématique, dont l'intérêt exclusif est d'intégrer suffisamment les mécaniques pour en sortir une grosse boule de neige. Ce qui est en soi un gameplay plutôt intéressant, mais loin des ambitions affichées.
Si j'exagère un peu, c'est pour souligner le fait qu'Ara n'est pas loin de pouvoir s'extraire de cette malédiction. Au fil des tours, on finit presque par s'attacher à nos villes, que l'on peut spécialiser, dont on peut réaménager les quartiers. Entre les axes religieux et les choix technologiques, on donne presque une direction culturelle à notre civilisation. Le regard tourné vers l'intérieur, rivé à sa colonne vertébrale industrielle, Ara arrive presque à donner du sens au fouillis général, mais refuse au dernier moment de se prendre au sérieux. Dommage : on avait presque là une Histoire jamais racontée.
Ara : History Untold a été testé sur PC via une clé fournie par l'éditeur. Il est disponible sur le Game Pass.
Comme jeu de plateau, Ara : History Untold est solide sur ses appuis : ceux qui aiment ajuster à la main des dizaines de compteurs trouveront une alternative crédible au vénérable Civilization, en tout cas suffisamment pour attendre la prochaine version. Comme conteur, par contre, c'est un peu toujours la même soupe, qui manque encore d'une pincée de sel. Cela dit, les 4X ont l'habitude de se bonifier avec le temps : tout est encore possible.
Les + | Les - |
- Le système de production poussé | - Le micromanagement continu |
- Une sobriété pas désagréable, notamment dans les combats | - Interactions limitées |
- C'est joli ! | - Mais de quoi ça parle, en fait ? |
- L'IA lunatique |
glau
Se perd dans des mondes ouverts, dans les rouages de sa propre usine ou dans le fracas des chars, mais trouve toujours un petit chemin de fer pour rentrer.
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