Deuxième jeu des Espagnol·e·s de Out of the Blue, American Arcadia change d’ambiance après le très chouette puzzle game lovecraftien Call of the Sea, pour s’attaquer au thriller paranoïaque à esthétique 70’s rétrofuturiste. Le résultat est très différent, et compense des aspects ludiques et techniques bien moins maîtrisés que dans le titre précédent par une mise en scène exemplaire et des ambitions ludo-narratives élevées.
Il y a des critiques plus faciles à articuler que d’autres. J’aimerais pouvoir dire qu’American Arcadia est bon ou mauvais, développement en trois parties, conclusion, bonsoir. Sauf qu’une fois le générique de fin achevé, mes impressions étaient bien trop confuses et contradictoires pour trancher. Après huit heures à pester sur des bugs, sur certaines séquences de puzzle ou de plateforme pas très bien conçues et frustrantes, sur son rythme inégal, j’ai coupé American Arcadia avec un grand sourire : j’avais en fait beaucoup aimé.
That '70s Reality Show
Il est d’ailleurs un peu difficile de mettre tout de suite le doigt sur ce qui fonctionne aussi bien dans American Arcadia, car à première vue, tout est quand même assez convenu et déjà vu, autant sur les aspects réussis que ratés. Le point de départ du scénario nous met dans un Truman Show à ambiance années 70 tout ce qu’il y a de plus classique et sympathique : Trevor Hills est un employé modèle, qui ne va pas en boîte, car il travaille tard le soir, occupe le reste de son temps à regarder la TV, jouer du piano et s’occuper de sa tortue de compagnie, mais va voir sa vie chamboulée par une terrible révélation. Il est en fait dans une émission de télé-réalité depuis sa naissance, et toute son existence, ainsi que celle de son entourage, sont diffusées en direct et en continu devant un public avide d’action et de drama. Comme tout le monde s’en doute, Trevor va tenter de s’échapper, aidé par Angela Solano, une agente infiltrée dans la société de média produisant l’émission.
American Arcadia déroule ainsi tout du long les habituelles questions et thématiques liées à ce genre de thrillers dystopiques : les limites de l’éthique et de la morale des médias et productions culturelles et audiovisuelles (à commencer par la télé-réalité, évidemment), le dilemme posé entre rester confortablement emprisonné dans un décor d’années 70 fantasmées ou vivre libre dans la réalité merdique de 2023 sujette aux oppressions diverses, à la guerre et la pauvreté, mais également tous les questionnements un peu satellites sur l’évolution et l’héritage de multinationales ou l’impact du lobbying et des accords politiques. Toute ressemblance avec la réalité n’est évidemment pas du tout fortuite, American Arcadia ne fait même pas semblant, et ce n’est à vrai dire pas plus mal.
La plupart des rebondissements et des péripéties sont ainsi très attendus, et Out of the Blue le sait pertinemment, certains twists étant même spoilés dans les différents trailers. L’enjeu n’est clairement pas de vous surprendre avec un scénario original ou surprenant, pas plus que jouer la carte de la subtilité ou du gros cerveau : que ce soit du côté des thématiques abordées ou des sociétés et personnes critiquées, le studio a enfilé ses plus gros sabots et y va sans prendre de gants. On est régulièrement à la limite d’un exposé sur les dérives de l’industrie du divertissement, des méthodes de propagande ou d’une dissertation autour du concept de liberté. C’est parfois un poil lourd, surtout dans une première moitié qui prend son temps pour dérouler un propos pourtant visible depuis l’espace, mais American Arcadia retourne habilement cette lourdeur d’exposition à son avantage.
Out of the clous
Car Out of the Blue semble se moquer de raconter une histoire que tout le monde connaît déjà (ou presque, certains twists mineurs m’ont agréablement surpris et même fait beaucoup rire), ce qui importe, c’est de la raconter différemment. Le vrai parti pris d’American Arcadia, et qui fait que j’en garde une impression aussi positive, c’est son travail remarquable sur la mise en scène et une vraie conscience de l’impact du gameplay sur la narration. Côté mise en scène, tout le récit est présenté sous la forme d’un documentaire, réalisé bien après les évènements montrés dans le jeu et tire assez bien parti de cette structure et de cette esthétique, notamment en entrecoupant l’action d’interviews des protagonistes – un peu comme avait pu le faire Little Orpheus, avec cependant des ressorts comiques et narratifs différents – et d’extraits d’émissions, documentaires ou documents de propagande à la fin de chaque chapitre, façon épisode des Mystérieuses Cités d’or.
American Arcadia nous met aux commandes des deux personnages principaux, Trevor et Angela, parfois en simultané. Les mécaniques de chaque personnage sont elles aussi assez convenues : les séquences avec Trevor sont du cinematic platformer en 2D très classique (et globalement assez molles, car Trevor ne fait pas de sport, pourquoi en faire puisque son métabolisme l’empêche de grossir ?), tandis que les parties avec Angela sont du puzzle game à la première personne, un peu à la manière de Call of the Sea. Ce n’est malheureusement pas toujours très bien exécuté, le titre est assez bugué, certains passages sont un peu trop longs ou lents pour l’espèce de die & retry qu'ils mettent en place, les checkpoints sont parfois bizarrement placés, et le framerate toussote un peu trop pour certains timings demandés par le jeu. Globalement, même si rien n’est abominable à contrôler, les puzzles à la première personne manquent d’imagination et la partie cinematic platformer peine à atteindre le niveau de rigueur et de précision requis. Ce n’est jamais nul, mais ce n’est que rarement palpitant à manier.
Mais si l’action en elle-même n’est pas folichonne, c’est la manière dont elle est présentée et utilisée pour raconter son histoire qui retient l’attention. Trevor est montré de loin et à la troisième personne pour le garder à sa place de personnage de télé-réalité, dans son statut de sujet observé, tandis qu’Angela, qui le guide et l’aide grâce à l’utilisation de caméras et au piratage de divers objets électroniques, reste dans sa position d’observatrice avec sa vue à la première personne. Trevor est dans l’action et la fuite permanente, d’où son gameplay de cinematic platformer, basé sur la course, la plateforme 2D et l’infiltration, tandis qu’Angela est dans l’analyse, la planification et la réflexion, d’où la pertinence de cette vue à la première personne pour l’observation, l’exploration et la résolution d’énigmes. En variant les gameplays et donc la manière dont sont montrés et incarnés les personnages, Out of the Blue montre à quel point les choix de mécaniques, de caméra et de genres de jeux racontent déjà une histoire et orientent la narration.
Les deux points de vue sont utilisés de manière vraiment maligne, créative et variée en termes de mise en scène : le gameplay est parfois presque plus utilisé à des fins narratives qu’à de vraies fins ludiques. Le résultat est toujours brillant sur le papier, particulièrement quand on se retrouve à contrôler Trevor et Angela simultanément en jonglant entre les deux gameplays sur le même écran – ce qui n’est pas sans rappeler la virtuosité d’une certaine scène de What Remains of Edith Finch – ou quand l’écran sur lequel on incarne Trevor s’avère être une fenêtre de stream, et que l’on se concentre autant sur l’action que sur le nombre de spectateurs et le chat en ligne. On regrettera tout de même que la technique soit un peu trop bancale pour répondre aux ambitions d’une telle narration, mais on ne peut que saluer cet usage de la spécificité du média pour apporter un peu de fraîcheur dans le genre du cinematic platformer.
American Arcadia a été testé sur PC via une clé fournie par l’éditeur.
Oui, j’ai passé toute ma partie à râler sur les problèmes techniques, les puzzles convenus, les petites imprécisions d’American Arcadia et oui, j’ai surtout pointé des problèmes ou une certaine généricité des mécaniques et du scénario dans cet article. Et pourtant, et j’en suis le premier surpris, j’en suis ressorti d’excellente humeur et avec une impression très positive. Est-ce que c’est grâce à cette excellente chanson de générique de fin et qui fait office de leitmotiv ? À ce dernier niveau, qui propose un gameplay beaucoup plus fun que le reste du jeu, un développement des protagonistes très touchant, et quelques péripéties et twists hilarants et définitivement cathartiques ? À toutes ces idées de mise en scène qui, même si elles n’ont pas toujours l’exécution qu’elles méritent, restent brillantes et originales ? Probablement un peu de tout ça, mélangé à cette parfaite formule de pastiche de thriller parano bourré d’humour, mais qui traite avec sérieux ses enjeux, personnages et thématiques. American Arcadia raconte une histoire déjà vue mille fois, mais il la raconte comme seul un jeu vidéo pouvait la raconter.
Les + | Les - |
- Une excellente utilisation du gameplay à des fins narratives | - Assez bugué et framerate très irrégulier |
- Une galerie de personnages très attachants et bien écrits | - Quelques puzzles pas très inspirés |
- Les séquences où l'on contrôle Trevor et Angela en simultané | - La partie cinematic platformer, pas assez précise et plutôt molle |
Shift
Camélidé croisé touche de clavier et militant pro-MS Paint. J'aime les jeux indés à gros pixels, les platformers sadiques et les énigmes.
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