Antagonistes est une série de portraits non exhaustifs de figures du jeu vidéo qui viennent s’opposer au protagoniste que l’on incarne. Mais plus qu’un simple vilain, ces « méchant(e)s » retenu(e)s possèdent à chaque fois une ou plusieurs caractéristiques qui les rendent vraiment uniques. Évidemment, puisqu’il s’agit d’aborder en profondeur les actions et les parcours, les portraits contiennent très souvent des spoils majeurs. Vous voilà prévenus ! Maintenant, place à la lecture.
And do you know what I found there? There, among the silent and battered shells of the innumerable? Peace. Enlightenment. Truth. Only then I realized that this place, this « Life », is an abomination, a horrible distortion of the natural order. This « Life », who mothered Pain, and Fear, and Envy – these twisted children who exist only because we are here to feed them, to nourish them. This « Life », this… afterthought – a disturbance, a mere ripple in that great, dead sea, not even the cause, but merely an effect, sending these souls upwards, screaming for release from the day they are torn from their waters! The effect of what! I do not know. Nor do I care.
Kerghan. Un nom qui ne sonnera familier que pour peu de joueurs et de joueuses, mais c’est aussi ça l’intérêt d’Antagonistes. Car si je devais accorder la première place pour le meilleur ennemi rencontré dans un jeu vidéo, il remporterait le trophée haut la main. Il est de ces vilains qui, convaincus de posséder la vérité, seraient prêts à tout pour aller au bout de leurs convictions. Le héros n’est pour eux qu’une variable négligeable dans la grande équation que représente leur projet.
Et quand, dans Arcanum, on rencontre enfin Kerghan, dernier événement de ce sous-estimé RPG, il ne se présente pas sous les traits d’un ennemi. Il a passé toute l’aventure à faire semblant d’être un autre, tentant de nous tromper pour que jamais nous ne puissions altérer son plan, mais sans nous blesser. Celui-ci nous offre alors un long discours sur qui il est et sur le but derrière ses multiples manipulations.
Ce qui fait de Kerghan un incroyable antagoniste, c’est qu’à aucun moment ses actions ne sont motivées par une volonté perverse de faire souffrir. Bien au contraire. Sa capacité à brillamment justifier ses actes et sa vision nihiliste de l’existence en font un être redoutable et intelligent, à qui il serait presque possible de pardonner. Il n’est ni fou, ni dérangé. Sa seule limite, elle est peut-être la haute estime qu’il a de lui-même. La raison ? Son talent immense de magicien.
En effet, il possède un don pour la Magie. Un don qui a fait de lui un humain exceptionnel. Il est si doué que Nasrudin, Elfe dirigeant le Conseil Elfique, plus haute instance magique d’Arcanum, le fait entrer au sein de ce cercle fermé. Une véritable surprise. Une hérésie même pour certains. Mais lui s’en moque.
Il étudie pendant des dizaines d’années et découvre ainsi l’existence de la Nécromancie. Une forme de Magie visant principalement à soigner les corps et les esprits. Mais il se rend vite compte que cette école de Magie possède deux versants. Une blanche, et une noire. Là où effectivement la blanche permet soins et restauration, la noire, elle, a… d’autres utilités. Elle permet d’infliger des dégâts mais surtout de convoquer l’esprit des morts.
Kerghan, curieux, teste cela sur des cadavres. Avec désormais pour objectif de répondre à la question même de la mortalité et de la vie après la mort. Il en fait naturellement part au Conseil. Mais celui-ci n’est pas disposé à tolérer ses recherches taboues. Il les poursuit malgré tout. Et bien sûr, le Conseil reste soupçonneux, et décide d’enquêter. À la manœuvre de ce rejet général, Arronax, fils de Nasrudin et héritier légitime de ce dernier à la tête du Conseil. Son opposition ne date pas d’hier : il détestait depuis le départ Kerghan car en tant qu’Elfe, la présence d’un Humain était pour lui un affront.
Son travail mis à jour, Kerghan était sur le point de se faire condamner à l’exil. Arronax a toutefois convaincu les membres du Conseil d’aller plus loin. Beaucoup plus loin. Le bannissement dans le Néant. Un monde étrange, oublié, où sont envoyés les êtres les plus vils et malveillants. Si des créatures ont autrefois régné sur cette dimension instable, c’était il y a si longtemps que plus personne ne s’en rappelle.
Ne demeurent que d’anciens portails, quelques bêtes primitives et agressives et un château en ruine. Et c’est dans ce lieu maudit que Kerghan fut banni. Il est ainsi, aux yeux du reste du monde, devenu Kerghan le Terrible, le premier Nécromancien. Une légende si puissante qu’elle a fait naître des adeptes tels le Derian Ka et, après une scission, la Main de Moloch. Des sociétés secrètes, fondées à partir des travaux oubliés de Kerghan et des connaissances qu’il avait réussi à acquérir.
Mais le Nécromancien était désormais coupé de tout cela. Dans le Néant, le temps n’a plus d’emprise, et les limites physiques y sont altérées. Loin d’en être attristé, il va au contraire se servir de cet environnement unique. Car il a enfin l’occasion de perfectionner sa magie pour aller plus loin qu’il n’est jamais allé dans ses recherches : là où vont les âmes des morts.
Au départ, il a été confronté à celles qui refusent leur nouvel état. Trop attachées à l’existence, elles errent, regrettant de ne plus appartenir au monde dont elles ont été arrachées. Puis, en allant plus loin, il s’est confronté aux âmes tourmentées par les derniers reliquats de sentiments qui parcourent leurs consciences. Un restant de souvenir de ce qui était, pour elles, la vie, et qui sans fin les torture.
Affligé devant ce spectacle terrible, Kerghan ne s’est pas arrêté. Il est allé plus loin encore. Là où finissent les âmes qui ont abandonné l’emprise de leur existence passée. Et il a découvert ce qu’il estime être la Vérité. Dans le silence éternel et le vide infini, il y a perçu une forme de quiétude. Un sentiment de paix perpétuel, où les esprits n’étaient plus soumis aux contraintes de la vie terrestre.
Un choc. Lui, humain surdoué, rejeté après ses découvertes, était le premier à entrevoir l’ultime réponse à la question de l’au-delà. L’aperçu furtif des tourments endurés par les morts a été un électrochoc. Pourquoi la vie imposait-elle un plan d’existence fait de mensonges, de douleur, et de tristesse, quand s’offrait aux êtres vivants la paix de la mort. Une éternité libérée du poids de la vie et des blessures psychologiques qui l’accompagnent. Il lui fallait résoudre cela, mettre fin aux innombrables souffrances de tous ceux qui vivent.
C’est pour cela qu’il ne tente pas de nous tuer directement quand on le rencontre. Il veut au contraire parler. Une discussion philosophique qui bouleverse toutes nos convictions. Cet être qui menace le monde virtuel que l’on a tenté de sauver pendant des heures n’est ni le vilain que l’on nous faisait croire, ni l’antagoniste ancestral que l’on s’imaginait affronter. Il tient davantage du philosophe perdu par sa propre pensée. Condamné lui-même à ressasser ses propres convictions car coupé du monde réel.
C’est en cela que la rencontre finale avec Kerghan est unique dans le jeu vidéo. Il est un antagoniste iconique. Il se démarque par sa capacité à dépasser la simple opposition basique de “vilain contre héros”. Kerghan ne cherche pas à voir son nom inscrit dans l’Histoire. Il ne souhaite pas être vu comme un souverain légendaire. Il ne souhaite encore moins devenir un tyran tout-puissant et sans pitié pour obtenir un possible pouvoir supérieur. Son ennemi pour lui n’est pas le héros, mais le monde lui-même. Et Arcanum brille en nous offrant alors 4 véritables possibilités, selon le parcours même de notre personnage.
- La première est de s’opposer au projet de Kerghan et de le combattre. Et il ne restera plus qu’à affronter les conséquences de notre aventure dans Arcanum. Nous terminons donc tout cela en héros plus ou moins salvateur.
- La deuxième est de le suivre. Et tout s’achève car c’est là le plan ultime de Kerghan. Il ne reste plus qu’à spéculer sur le devenir effectif du monde. Les âmes de toutes les créatures vivantes s’uniront-elles dans une paix éternelle ?
- La troisième est la voie de l’égoïsme, uniquement disponible si l’on a causé la terreur dans Arcanum. Convaincu par le discours de Kerghan, il est possible toutefois de rejeter ce prophète inattendu. Si Arcanum doit disparaître, Kerghan ne doit pas en être le décideur. Nous, et nous seuls, en sommes les maîtres. Après l’avoir terrassé, nous régnons finalement en maître sur un monde en ruines, aveuglé par le pouvoir.
- Et évidemment, la dernière solution est à retenir ici, pour Antagonistes. Elle demande de privilégier certaines caractéristiques en jeu que je préfère taire, pour le mystère. Mais elle est atteignable. Elle est finalement même logique. Car Kerghan a clamé tout le long de ses explications agir pour le bien de tous les êtres vivants. Il admettait se baser sur sa propre expérience. Celle-ci était le fruit de sa condition même d’être vivant, et même d’être humain. C’est pourtant ce même raisonnement qui l’a conduit à croire qu’il doit anéantir tous les êtres vivants, pour leur propre salut. Lui faire prendre conscience de cela, c’est lui faire reconnaître qu’il a sûrement fait fausse route en choisissant une voie unilatérale. Sa propre voie et celle du chœur des voix plaintives qu’il écoutait. Et il est possible de lui faire admettre ses torts pour qu’il choisisse de mourir. En laissant Kerghan, antagoniste majeur d’Arcanum, décider de sa propre mort, les développeurs ont créé une anomalie. Un moment d’écriture vidéoludique qu’on aimerait pourtant voir plus souvent.
Il a finalement fallu attendre Disco Elysium (ou auparavant Undertale dans une moindre mesure) pour retrouver une telle implication du joueur dans une narration qui l’implique. Voilà donc pourquoi Kerghan est à part. Les choix de dialogues qu’il offre ne sont jamais là qu’en miroir de nos actes et de compétences. Sa présence finale offre une conclusion cohérente à une arborescence narrative longtemps intrigante. Il est possible de prendre sa place, il est possible de le suivre, il est possible de l’annihiler. Mais surtout, il est possible de le convaincre de ses erreurs.
Le joueur peut décider de raisonner un ennemi tout-puissant. Il peut choisir ne pas tuer son antagoniste final en parlant avec lui. Kerghan incarne ainsi à mes yeux un ennemi unique. Celui qui peut admettre s’être trompé.
Veltar
Joueur de jeux vidéo qui aime la politique. Du coup j'écris surtout des trucs qui parlent des deux. Stratégie, Outer Wilds, Metal Gear Solid et indés en pixel art.
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