Antagonistes est une série de portraits non-exhaustifs de figures du jeu vidéo qui viennent s’opposer au protagoniste que l’on incarne. Mais plus que de simples vilains, ces « méchant(e)s » retenu(e)s possèdent à chaque fois une ou plusieurs caractéristiques qui les rendent vraiment uniques. Évidemment, puisqu’il s’agit d’aborder leurs actions et leurs parcours, parfois en profondeur, les portraits contiennent très souvent des spoils majeurs. Vous voilà prévenus !
You came out to put your memories behind you and they’re still right there in front of you.
Alliée, partenaire, fantasme, Delilah est loin de la définition d’une ennemie. Pourtant, à la fin de Firewatch, tout s’effondre. Henry est surpris et nous, derrière l’écran, aussi. Au point de faire de cette interlocutrice cruciale une antagoniste ? L’idée m’a paru intéressante à creuser. Qui est véritablement Delilah au regard de l’aventure de Firewatch ? Alors évidemment, au sens littéral, elle est considérée comme la deutéragoniste, c’est-à-dire un second rôle dépendant du protagoniste. Or, si rien n’empêche un deutéragoniste d’être un antagoniste, force est de constater que Delilah ne semble pas correspondre à la définition de ce dernier. Elle ne viendra jamais affronter le joueur. Elle n’est pas un boss aux mouvements complexes ou un PNJ au projet machiavélique.
Cependant, tous ceux et toutes celles qui ont joué à Firewatch le savent : Delilah est une énigme. Énigme qui est une des raisons de la réussite du jeu. C’est en introduction comme pour chaque publication d’Antagonistes mais je le répète ici plus que jamais : ne lisez pas la suite si vous n’avez pas joué au jeu. Et si vous n’y avez pas joué, bah il serait temps !
Bref, pour faire plus simple, Firewatch ne serait pas Firewatch sans Delilah. Sa présence, ses traits d’esprits, ses remarques, son ton parfois cynique, parfois sarcastique, son humour, tout cela participe à construire une image. Et ce peu importent les choix effectués dans les dialogues. Ceux-ci ne sont d’ailleurs pas vraiment là pour orienter l’histoire, mais pour créer un lien humain assez fort entre Henry et Delilah, rendant la fin de Firewatch si… spéciale.
Une romance complexe
Ce lien est d’autant plus étrange qu’il se construit uniquement par le biais de discussions via leurs talkies-walkies respectifs. Des échanges au départ assez formels, même si le premier contact avec Delilah est pour le moins déroutant. Une attitude bizarrement enjouée et des questions assez intrusives. De quoi surprendre, pour celle qui est sa nouvelle supérieure hiérarchique. C’est toutefois vite oublié dès le lendemain où elle reprend un ton plus professionnel. Mais le naturel de Delilah s’impose vite, et on finit même à un moment par entendre à nouveau la Delilah du premier soir, celle qui était, en fait, enivrée par l’alcool.
Alors que le jeu avance, que les échanges se multiplient et deviennent plus amicaux, cela devient clair : cette femme plaît à Henry. On peut choisir de l’ignorer avec des réponses froides voir pas de réponse du tout, mais c’est presque contre-intuitif. Une décision rendue encore plus compliquée par les signaux envoyés par Delilah : demandes sur le statut relationnel, sur la situation en dehors de ce travail de “garde forestier”, et d’autres questions toujours plus personnelles. Pendant un moment, on ne peut pas être vraiment sûr de ce qu’elle pense et puis une nuit, le doute s’envole. Alors qu’Henry et Delilah observent le départ d’un feu de forêt depuis leurs tours respectives, ils discutent en plaisantant sur le nom à donner à ce feu. Une chose en amenant une autre, elle lui confie qu’elle aimerait être près de lui, là, tout de suite. Évidemment, c’est le moment que choisit le jeu pour couper et faire une ellipse de plusieurs jours. Mais on a enfin la certitude qu’il y a plus qu’une relation amicale et une attirance un peu candide.
Sous ce prisme nouveau, certains dialogues passés résonnent forcément de manière différente. Et les nouveaux aussi. Sauf que la situation d’Henry n’a sûrement que peu de mystère pour Delilah. Même si on décide dans les dialogues de ne rien lui avouer de la situation avec Julia, des éléments lui indiquent clairement qu’il a quelqu’un dans sa vie. Ce qui ne paraît pas la gêner : au contraire, elle semble se complaire dans ce jeu de séduction.
C’est d’autant plus étrange qu’il lui arrive assez souvent d’être évasive là où on peut faire en sorte qu’Henry soit impliqué. Elle se confie très peu, ou lorsque c’est le cas, de manière assez superficielle. En fait, la plupart des informations fiables que l’on obtient ne viennent pas d’elle directement mais de la fiche récupérée dans la tente à Wapiti Station. On apprend qu’elle a 43 ans, qu’elle n’a jamais été mariée et surtout qu’elle a eu de multiples amants en parallèle d’une relation complexe avec un certain Javier. Et selon la réaction d’Henry, soit elle nie en bloc avoir eu un petit ami, soit elle admet qu’il est parti parce qu’elle refusait de s’engager davantage. Là encore, de minuscules confessions pour cette femme qui a pris l’habitude de fuir la plupart de ses responsabilités.
Ce côté un peu malhonnête ne suffit pas encore à la changer en possible antagoniste de Firewatch. Sauf qu’en manquant de sincérité, y compris si on rentre dans le schéma de drague qui s’installe, il y a de quoi penser qu’elle se sert d’Henry. Une situation étrange qui prend une nouvelle direction au milieu du jeu quand l’aventure se mue en thriller.
Esquive ou malveillance ?
En plus de douter de la sincérité de ses sentiments, existe aussi le souci de son comportement général. Sa personnalité charismatique autant que flegmatique ne paraît pas tout excuser, et ses intentions deviennent floues. Trois éléments vont servir de faisceaux d’indices pour étayer les doutes légitimes qu’on peut avoir envers Delilah : la disparition des jeunes filles découvertes près du lac, les événements mystérieux autour des fréquences des talkies-walkies et, enfin, le cadavre découvert dans la grotte.
La disparition des adolescentes déjà. Après leur rencontre avec Henry, elles prennent la fuite. Quelques jours plus tard, leurs parents font état de leur disparition. Delilah préfère ne rien dire aux autorités, quand bien même Henry semble être la dernière personne à les avoir vu. Et cela peu importe ce que ce dernier dit à sa supérieure. Une attitude qui en dit déjà beaucoup sur elle. Heureusement, on apprend à la fin du jeu qu’elles avaient juste fugué.
On a ensuite les multiples événements liés aux talkies-walkies. Deux surtout sont à retenir. Le premier, c’est la conversation captée entre Delilah et un mystérieux interlocuteur, où elle semble parler d’Henry. Or, si on choisit de la confronter à propos de ça, elle est vite sur la défensive et refuse de donner plus de détails. Elle est la cheffe, donc ça peut se comprendre, mais paraît un brin trop agressive. Soit… c’est sujet à interprétations. Le second événement, c’est lorsqu’il y a des interférences dans les fréquences captées par le talkie-walkie d’Henry. Que ce dernier explique à Delilah ce qui se passe, qu’il confie ses inquiétudes, elle est sceptique. C’est encore le cas lorsqu’il se fait agresser après avoir lu des comptes-rendus de discussions. Elle refuse de le croire directement, elle hésite à réagir avant d’admettre qu’il se passe quelque chose de louche. Mais là où Henry est prompt à lui faire confiance, la réciproque n’est pas vraie. Un climat de paranoïa s’installe et Delilah met du temps à s’impliquer vraiment.
Enfin, le plus troublant, la découverte du cadavre de Brian Goodwin. Delilah nous apprend qu’il était venu avec son père, Ned, lors d’un été, et cela malgré les interdictions. Elle avait fermé les yeux, pensant que ce gamin sympathique allait pouvoir passer un été agréable. Alors, quand Henry découvre le cadavre de Brian, Delilah voit un peu sa bulle de mensonges exploser. Elle est habituée à fuir les problèmes, à cacher des informations pour se protéger. Elle savait que Ned avait disparu, mais n’a prévenu personne quand bien même des éléments attestent d’une présence humaine à proximité. Et, comme elle le dit elle-même, informer les autorités de la mort de Brian et de la localisation de son cadavre, c’est devoir confier qu’elle a fermé les yeux sur la présence de l’enfant et avouer celle de Ned. Deux fautes à assumer, à l’encontre de tout ce qui fonde sa personnalité.
Delilah n’est pas intrinsèquement quelqu’un de bon. Elle fuit, elle nie, elle ment. Pour certains, ces détails pourraient prouver qu’il y a eu un lien direct entre Ned Goodwin et Delilah. Je pense cependant que l’on s’embarque vite dans ces théories comme Firewatch embarque Henry dans le doute et les suspicions de complot. Or, la fin du jeu, si elle va rajouter une couche supplémentaire de doutes, va aussi lever le voile sur les réelles intentions de l’œuvre. Et pourquoi Delilah est telle qu’elle est.
Delilah, fantasme révélateur
Ainsi, alors que l’on effectue sans le savoir nos derniers pas dans la peau d’Henry, on pénètre dans la tour où réside Delilah. Ou plutôt, où elle résidait. Elle n’est plus là, la promesse d’une rencontre s’est envolée avec l’hélicoptère qui l’a emmenée loin des flammes rongeant la forêt. Cet incendie instoppable dévore en même temps les instants hors du temps dans lesquels Henry s’était réfugié. Un songe étrange, au cœur de ces milliers d’hectars forestiers du Wyoming, havre paisible qui désormais se consume, et la figure fantasmée de Delilah avec. Comme un amour d’été, tout disparaît et les derniers échanges entre elle et Henry ne laissent entrevoir aucun véritable espoir de quelque chose de plus.
On en revient alors forcément aux anciens doutes qui ont pesé sur elle : a-t-on vraiment compté pour elle ? Est-ce qu’elle ne nous a pas tout simplement manipulé pour se sauver, dans une affaire où elle a sa part de responsabilité ? On est en colère car le jeu nous a amené à faire de la relation Henry – Delilah un pilier du jeu. Un investissement émotionnel qu’on espère voir conclure par une rencontre, mais qui n’arrive pas. Pour nous, comme pour Henry, elle redevient alors, pendant un court instant, l’antagoniste. Sauf que ce sentiment brûlant de trahison disparaît presque aussi vite qu’il est réapparu. Car oui, Delilah s’est servi de lui. Mais la frustration qu’il ressent, elle n’est là que parce qu’il a choisi de se rapprocher d’elle. Il s’est lui aussi servi d’elle, comme une échappatoire, loin de ses proches, loin de Julia et loin de ses propres responsabilités.
Delilah est donc, d’après moi, une des antagonistes de Firewatch. Mais elle n’existe sous cette forme que pour en révéler un autre, un ultime. L’intrigue nous offre un ennemi, Ned Goodwin. Il est l’antagoniste évident et littéral. Le vécu du jeu et nos sentiments de joueurs nous orientent par contre un peu vers Delilah. Sauf que le fait qu’on la considère comme telle n’existe que parce que le jeu nous a fait miroiter un fantasme. Lorsqu’il disparaît, la fin douce-amère de Firewatch révèle sa réalité cathartique : l’antagoniste, c’est Henry lui-même. Et il l’est depuis l’instant où il a décidé de quitter son quotidien difficile pour s’enfermer dans son poste de surveillance, et surtout dans son déni.
Veltar
Joueur de jeux vidéo qui aime la politique. Du coup j'écris surtout des trucs qui parlent des deux. Stratégie, Outer Wilds, Metal Gear Solid et indés en pixel art.
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