Une simple note (un sol bémol ?) perdue dans l’espace, évanescente dans un effet de reverb, s’éloignant jusqu’à laisser place au silence. Voilà sur quoi démarre Space Cruise, le thème principal de Faster Than Light (FTL pour les intimes), probablement le morceau le plus connu de Ben Prunty et celui qui a signé l’entame d’une très belle carrière.
Faster Than Light, Into The Breach, Subnautica: Below Zero sont les trois jeux les plus connus que l’on retrouve sur le CV de Ben Prunty et accaparent la quasi-totalité des interviews du compositeur. Le ciel, les robots et la mer, un joli programme en perspective qui ne doit pas faire oublier ses autres travaux. Ça tombe bien, nous allons détailler tout cela. Et pour débuter de la manière la plus logique qui soit, direction l’extrême nord-est des États-Unis.
Maine Character
Bienvenue à Scarborough, au sud de l’État du Pin, où Ben Prunty est un jeune garçon, fan de Jurassic Park, au point de créer son propre jeu de cartes inspiré de l’univers du film. Intrigué par le micro-ordinateur TRS-80 de son père, il découvre et apprend son premier langage de programmation. En parallèle, il développe un attrait pour les jeux vidéo qui se porte autant du côté du gameplay que de la musique. L’acquisition dans l'adolescence du logiciel Acid Pro lui permet de fusionner ses centres d’intérêt via la composition musicale sur ordinateur. De son propre aveu, il n’en tire pas des créations très intéressantes, mais l’important, tel un combo veste-jupe assorti, est ailleurs.
Diplômé en tant qu’ingénieur du son, Ben Prunty sait qu’il veut travailler dans le milieu vidéoludique. Afin d’augmenter ses chances de réussite, il quitte sa région natale pour s’installer en Californie. Sans lien apparent avec sa formation, il trouve un poste de maintenance de Data Center chez Google. Il apprend les rudiments du métier sur le tas avec l’aide de ses collègues, parmi lesquels un certain Anton Mikhailov. En parallèle, il poursuit son auto-apprentissage dans la composition et décide de s’intéresser à la théorie musicale pour améliorer ses créations. The Complete Idiot's Guide to Music Theory est le livre de la bascule, celui qui lui fait percevoir la musique autrement et lui permet de franchir un palier qualitatif, augmentant ses chances de trouver un poste dans ce domaine. Après quelques échanges sur des forums en ligne avec - excusez du peu - Jesper Kyd, il décide d’acquérir le logiciel Cubase. Toutes les pièces sont en place, il est temps de laisser le destin faire son travail.
Un peu plus près des étoiles
Fin 2011, Anton Mikhailov n’a pas oublié que son ex-collègue portait l’espoir d’une carrière dans la composition musicale. Il reprend contact avec lui en apportant le prototype d’un jeu co-créé par un de ses amis, Matt Davis. Ce dernier et son acolyte, Justin Ma, cherchent quelqu’un pour composer la musique. Devant ce rogue-like spatial que Ben Prunty qualifie, sans jugement, de "rétro, sorti des années 80", il choisit de ne pas composer quelque chose de menaçant ni qui fasse penser à une épopée spatiale. Afin de se démarquer, il préfère une approche plus légère, presque minimaliste. Avec son ancien collègue comme intermédiaire, il envoie une démo avec un seul morceau qui fera mouche et lui offrira le poste. Cette musique restera inchangée jusqu’à son implémentation dans le jeu de base, devenant même le morceau le plus iconique de la bande-son de Faster Than Light : Space Cruise.
Le 28 février 2012, un Kickstarter est créé pour financer le développement du jeu. Deux jours plus tard, l’objectif est atteint à 500%. Le 1er avril 2012, il est clôturé avec 200 000 dollars récoltés pour un objectif initial de 10 000. Au regard de ce résultat, les deux créateurs décident de renégocier le contrat de Ben Prunty, qui après quelques discussions obtient les droits exclusifs sur la musique du jeu. Un pari gagnant, puisque les ventes de la bande-son de FTL permettront à Ben Prunty de quitter son travail pour devenir compositeur freelance à temps plein.
Space Cruise, Milky Way, Mantis, des morceaux en version "Explore" ou "Battle" selon les situations (différenciés entre autres par les différences de percussions), autant de titres qui seront acclamés avec la même ferveur que le jeu. Au-delà de son impact en jeu, la bande-son se révèle un excellent outil de concentration, et rejoint les playlists LoFi (aucun lien avec One Piece) et autres sélections musicales propices à un environnement studieux, y compris chez les personnes n’ayant pas joué au jeu. En plus du complément réalisé avec la sortie de l’Advanced Edition du jeu en 2014, Ben Prunty a composé deux albums solo qu’il décrit comme des prolongements de l’univers musical de FTL, Color Sky et Transmissions from a Hidden World (accessibles sur son Bandcamp). De quoi rester dans le flow encore plus longtemps.
En apesanteur
Durant son travail pour FTL, Ben Prunty continue d’arpenter les conventions et game jams pour se faire connaître et rencontrer des équipes de développement. C’est à l’occasion d’un hackathon qu’il croise Erin Robinson et s’intéresse à son jeu, Gravity Ghost. Après quelques discussions, il prend l’initiative de se proposer pour en composer la musique. Moins connu que FTL, Gravity Ghost est à mi-chemin entre le puzzle game et le platformer. En sautant de planète en planète avec des variations gravitationnelles, il est demandé d’atteindre une étoile pour accéder au niveau suivant. Il y a aussi une histoire de cheveux longs et d’animaux, mais ce serait trop long à expliquer. Pour s’aligner sur l’ambiance du jeu d’Erin Robinson, Ben Prunty crée une bande-son bien plus poétique que pour FTL, pleine de malice et de délicatesse.
Après un roguelike et un puzzle game, il s’attaque à un dungeon crawler, toujours dans une ambiance spatiale, avec Starcrawlers. Les percussions sont plus présentes, la patte Prunty s’étoffe l’espace de quelques morceaux d’une couche oppressante qu’on ne lui connaissait pas encore. Après Starcrawlers, il décide de refuser tous les projets évoquant de près ou de loin l’espace par peur d’être enfermé dans un genre. Il est temps de montrer qu’il peut faire autre chose. Pour mener à bien sa mission, il change de médium en composant la musique du documentaire Banking on Bitcoin. Curieusement, il propose ce travail sous le nom d'album Cipher sur son bandcamp sans autre filiation au documentaire que la courte description en bas de page.
L’année suivante, retour au jeu vidéo avec un point & click fantastique (dans tous les sens du terme), déjanté et inspiré de la pop culture des années 90 : The Darkside Detective. Les consignes du bien nommé studio Spooky Doorway sont de rechercher l’inspiration du côté des bandes-son des films de John Carpenter. Afin de coller au mieux à l’ambiance du jeu, Ben Prunty pioche surtout des idées du côté des œuvres de Danny Elfman. Et le résultat est aussi qualitatif que surprenant. Loin du côté burlesque que l’on aurait pu anticiper, l’OST de The Darkside Detective reste globalement sérieuse, parfois même lourde, alternant le style Prunty avec des sons rétro collant à l’aspect pixel art du jeu.
Robot Rock
Peu après avoir terminé son premier travail pour un jeu VR, avec la bande-son de Dead Secret, Ben Prunty est contacté par Lena Raine pour reprendre à sa convenance le morceau Resurrection, l’un des plus iconiques de l’OST de Celeste, pour les faces B du jeu. Le compositeur était déjà proche de l’équipe car en plein travail pour Skytorn, le metroidvania de Noel Berry (co-créateur de Celeste) qui sera malheureusement annulé un an après la sortie de l’ascension de Madeline. Ce n’est pas la première fois que Ben Prunty voit l'un des jeux sur lesquels il travaille finir dans le vaste cimetière des projets inachevés. Sa précédente expérience du genre était FranknJohn, un roguelike qui ne dépassa jamais le stade d’early access. Vous pouvez cependant retrouver son travail pour le jeu sous le nom d’album ElectroCrypt. Pour ce qui est des musiques de Skytorn, il faudra vous en remettre à votre imagination.
Six années se sont écoulées depuis le succès de FTL et Subset Games s’apprête à sortir son nouveau jeu. Des kaijus insectoïdes, des gros mécha, et vos talents stratégiques pour empêcher l’apocalypse, voilà le programme d’Into The Breach. Mais oubliez l’ambiance musicale décomplexée de Ramin Djawadi dans Pacific Rim (le meilleur film de tous les temps), ici, c'est Ben Prunty aux commandes. Au lieu de foncer comme des bourrins avec un cargo dans la main en guise d’arme, vous allez devoir réfléchir mûrement avant de prendre la moindre décision sous peine d’écourter fortement votre partie. Pour ce nouveau projet, le compositeur décide d’expérimenter différentes approches. D’abord une ambiance lo-fi presque dénuée de mélodie, mais le résultat est trop horrifique à son goût. Dans un deuxième temps, il ajoute des notes de violoncelle pour un résultat plus mélodieux et très effacé afin de ne pas trop détourner l’attention. Ni lui ni les développeurs du jeu n'accrochent. La solution vient de Justin Ma, co-créateur du studio, qui lui envoie un clip de 2Cellos reprenant Mombasa, composé par Hans Zimmer pour Inception. Sur cette inspiration, Ben Prunty compose ce qui deviendra la musique du trailer du jeu.
Il a trouvé l’identité sonore qu’il voulait pour ce projet, l’équipe est convaincue, c’est parti pour 25 morceaux qui accompagnent parfaitement l'exigeante expérience Into The Breach. Loin de se cantonner à la seule composition musicale, Ben Prunty se penche sur l’implémentation en jeu de son travail. Pour impacter au mieux sur l’expérience de jeu au travers de sa musique, il décide de faire s’effacer la musique, à un niveau simplement ambiant, le temps de choisir le placement de nos mécha (un moment hautement important et stratégique). Après validation, la musique semble se contenir pour revenir entièrement à la seconde où les mécha posent les pieds au sol. Une simple idée, un petit détail, qui change totalement l’influence de la musique sur notre aventure. Sans atteindre les sommets de FTL, Into The Breach est un nouveau succès pour le studio et sa musique n’y est pas pour rien. En 2022, la bande-son d’Into The Breach s’enrichit de 10 nouveaux morceaux avec la sortie de l’Advanced Edition. L’occasion pour Ben Prunty de mesurer le chemin parcouru en seulement 4 ans en réalisant la facilité avec laquelle il réussit à composer ces nouvelles musiques.
Sous l'océan
Photographs, sorti en 2019, est un mélange de puzzle game et de mini-jeux (pour en apprendre plus dessus, je vous renvoie à la critique de Seastrom qui avait été on ne peut plus conquis). Pour ma part, n’ayant pas joué au jeu, je vais en rester à sa bande-son et vous dire qu’il s’agit de mon album préféré de Ben Prunty. Le jeu proposant cinq histoires distinctes, c’est autant d’ambiances et d’univers variés que le compositeur nous offre au fil de cet album (en dehors des morceaux épilogues). La bande-son de Photographs transpire le style reconnaissable de Ben Prunty tout en le déclinant de cinq manières différentes. Elle est, selon moi, son travail le plus complet et complexe et le meilleur condensé de son univers créatif pour quiconque voudrait se contenter de l'écoute d'un seul de ses albums.
Pour son dernier projet en date (même si avec ma chance, il va annoncer quelque chose entre la rédaction et la publication de cet article), Ben Prunty est contacté par Unknown Worlds Entertainment qui s’attaque à un gros pari, offrir une suite à l’incroyable Subnautica. Grand amateur du premier jeu, il accepte très rapidement, conscient que la tâche ne sera pas aisée. Le jeu possède déjà une identité sonore propre (que l’on doit au très peu recommandable [ceci est un euphémisme] Simon Chylinski), et ça tombe très bien puisque le studio lui demande de venir avec ses propres idées. Pour le compositeur, c'est un nouvel exercice avec la gestion d’un monde ouvert et d’une expérience centrée quasi-exclusivement sur l’exploration. La solitude, l’isolement, la peur de l’inconnu, voilà les trois éléments clés sur lesquels il centre son inspiration.
Son idée initiale de ne réserver la musique qu’au gameplay sous-marin est vite oubliée lorsqu’il découvre que cette suite contient bien plus de contenu terrestre que son prédécesseur. Finalement, il décide de différencier les deux phases de gameplay avec des variations de reverb et des sonorités de synthé’ bien plus dures en surface. Au total, il compose 54 morceaux, de quoi varier au maximum l’expérience sonore en jeu, et décide d’optimiser le tout en refusant une présence musicale constante. La solitude et le froid qui se dégagent de cette bande-son nous frappent encore plus en jeu en intervenant entre deux phases d’un silence oppressant. Le sound design du jeu n’a plus qu’à faire son travail pour nous immerger au plus profond de l’expérience Below Zero avant que la musique ne revienne achever son œuvre.
Je souhaiterais clôturer cet article avec un conseil. Nous venons d’aborder les compositions de Ben Prunty pour le jeu vidéo, mais son travail s’étend au-delà de ce médium. En interview, il exprime une certaine tristesse face au gouffre des chiffres d’écoute entre ses albums composés pour des jeux vidéo et ses travaux plus personnels. T-Rex, Music Workbench, Fragments, Dark Window sont autant d’albums prolongeant l’expérience musicale de Ben Prunty. Rien de tout cela n’est jamais très loin de ce qu’on lui connaît sur FTL, Into The Breach ou Subnautica Below Zero. Cependant, libéré de toute contrainte créative liée aux spécificités du média vidéoludique, il peut s’y exprimer à sa convenance et c’est peut-être dans ces albums que vous capterez le plus fidèlement son univers créatif.
Rifampicine
Je vous dirais bien ce que j'aime comme style de jeux mais ça change toutes les 6 heures. Alors disons que j'aime aussi beaucoup les musiques de jeux vidéo et écrire dessus.
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