Le roguelite a, je trouve, suivi la même trajectoire que l’open world dans le début des années 2010 : la formule est à la mode, et est donc ressortie à toutes les sauces, même quand le scénario ou le gameplay ne s’y prêtent pas franchement. Heureusement, tout comme il est toujours possible de sortir un open world pertinent et original – des titres comme Subnautica ou Outer Wilds y arrivent encore très bien – , la formule du roguelite en a toujours sous le capot, pour peu qu’on prenne la peine de sortir un peu des sentiers battus. Ça a été le cas de Hades l’année dernière, et ce début d’année me permet de remettre une pièce dans la machine à disserter sur le genre, avec les sorties coup sur coup de Curse of the Dead Gods, mais surtout de Loop Hero. L’occasion de réfléchir une nouvelle fois sur les enjeux et mécaniques du roguelite – et tout particulièrement la mécanique de synergie – et sur les raisons de ces nouveaux succès.
Le genre est clairement surcodifié, réutilisant – souvent à raison – gimmicks et structures d’un titre à l’autre (méta-ressources, objets et personnages à débloquer), et menacé par l’éternel écueil de la répétitivité, puisque condamné par sa formule à faire recommencer l’aventure depuis le début à chaque mort ou échec. Et pourtant, avec une même formule de base, Dead Cells est une réussite totale quand Skul: The Hero Slayer est ennuyeux à mourir, et Into the Breach a pu me captiver des heures durant tandis que Othercide m’a donné envie de décrocher en moins de trois heures. Et cette différence tient, en grande partie je pense, à l’utilisation de synergies. La mécanique n’est évidemment pas l’unique élément à faire tenir un roguelite debout, certains titres s’en sortent bien sans, mais cela nécessite en contrepartie un high concept suffisamment costaud côté structure ou scénario pour encaisser des dizaines de parties sans s’essouffler. Mais quand ce n’est pas le cas, particulièrement dans le jeu d’action ou le deckbuilder, le salut repose principalement sur les combinaisons.
La synergie dans le jeu vidéo, c’est l’association de différents facteurs (effets d’armes, pouvoirs passifs, conditions environnementales…), que les joueurs et joueuses devront exploiter pour gagner en puissance. Dans un roguelite, où la plupart des objets, ennemis et environnements apparaissent aléatoirement, il s’agira donc d’un savant mélange de chance, de stratégie et d’expérimentation : un objet ou pouvoir à première vue inutiles peuvent ainsi devenir redoutables une fois combinés à d’autres effets. Ce phénomène peut être confondu avec une profusion de contenu – The Binding of Isaac n’aide pas, avec ses centaines d’objets à disposition – , mais sans une réflexion autour de leurs interactions, leur grand nombre n’aura aucune utilité. Que ce soit en termes de visuels ou de mécaniques, la synergie peut prendre différentes formes et se manifester de bien des manières, pouvant aussi bien servir de moteur à la progression que complètement casser ou déséquilibrer un titre. Et il est enfin temps de faire un petit tour d’horizon de cet enjeu majeur du roguelite.
The Binding of Isaac : synergies et récompenses
À tout seigneur, tout honneur, le titre de McMillen a posé pas mal de bases et de standards du roguelite moderne, notamment grâce – à cause – de la quantité astronomique de trucs à débloquer : zones, armes, boss, défis, personnages jouables, fins alternatives, il y a moyen d’y passer littéralement des centaines d’heures – j’en ai 503, et je n’ai achevé que les trois quarts du jeu. Le titre doit sa longévité certes à son gameplay accrocheur, son atmosphère glauque, une multitude d’objets telle que chaque partie est différente de la précédente – puisque la combinaison d’objets à collecter est (plus ou moins) générée aléatoirement – et la satisfaction mêlée de curiosité de voir se débloquer le nouveau contenu run après run. Cependant, si le titre se tient si bien, c’est parce que cette multitude de trucs à ramasser se combine de manière souvent surprenante.
Il sera ainsi commun de mélanger un passif un peu nul comme des projectiles aimantés ou tournant en orbite autour de notre personnage avec des lasers ou des faux pour les rendre redoutables, de trouver cette amélioration qui fait sauter la limite de dégâts autorisés, de combiner ce pouvoir peu utile balançant des larmes autour de soi avec des couteaux, des bombes, ou que sais-je. Bref, s’il est conseillé d’apprendre et de retenir rapidement les propriétés de chaque objet (ou d’avoir un wiki sous le coude) afin d’éviter les plus nazes ou sources de malus (il y a bien sûr des pièges), il sera surtout recommandé d’expérimenter au maximum les combinaisons, puisque même les pouvoirs les moins intéressants ou a priori moins compatibles pourront donner des effets puissants et/ou étonnants. Mais il ne s’agit là encore que de la base des synergies offertes par The Binding of Isaac, celles qui se composent naturellement quasiment à chaque partie, et empêchant le jeu d’être rébarbatif.
Avec suffisamment de chance et de connaissance – voire de manipulation, il est possible grâce à quelques astuces de tordre le système d’apparition d’objets – du jeu, il sera possible de complètement le casser, en se créant un système de régénération de vie infinie, de dégâts si élevés et avec tellement d’amplitude que tous les ennemis, mobs ou boss, meurent dès leur apparition, de jauges à rechargement constant, d’apparition d’objets par centaines dans la même pièce, transformant notre personnage en Dieu le temps d’une ou plusieurs runs – et restant ainsi dans le sujet et les proportions bibliques du titre. Les synergies, en plus d’offrir une diversité plus que bienvenue au cours des centaines, voire des milliers de parties, deviennent ainsi une récompense pour les plus chanceux·ses et/ou connaisseur·euse·s du jeu, qui chercheront plus à le tordre et briser qu’à y jouer de manière conventionnelle – sept ans plus tard, peu de roguelites peuvent se targuer de permettre autant d’expérimentations et de possibilités de détourner les règles.
Enfin, et même si cet aspect s’avère moins jouissif que la toute-puissance des combinaisons d’objets, The Binding of Isaac propose une utilisation somme toute assez peu fréquente de ses objets – et donc de ses synergies – , à savoir la partie visuelle. S’il est assez amusant (ou répugnant, c’est selon), de constater les différentes dégradations ou modifications corporelles provoquées par les armes et objets au cours de la partie, le système de synergies est poussé au point que des combinaisons bien particulières d’armes, objets et ornements pourront changer l’intégralité de l’apparence d’Isaac et le remodeler en chat, roi des mouches ou créature lovecraftienne – avec bien entendu des particularités positives et/ou négatives à la clé. Une récompense de plus pour qui chercherait à expérimenter un maximum de combinaisons. Et puisque le timing fait bien les choses, Repentance, l’ultime extension de The Binding of Isaac: Rebirth, arrive en fin de mois, et devrait ajouter encore quelques centaines d’heures de recherches de synergies.
Curse of the Dead Gods : synergies et prises de risque
Très injustement traité de sous-Hades depuis sa sortie en février dernier – on parlait il y a peu des effets bénéfiques de l’après-Celeste vis-à-vis de l’accessibilité et de la bienveillance, il semblerait pour le moment que l’après-Hades ait seulement comme conséquence une comparaison systématique des roguelites d’action avec le dernier Supergiant, même quand ça n’a aucun rapport – le dernier titre de Passtech Games en a pourtant pas mal sous le capot. En plus d’une DA bien à lui et franchement accrocheuse, d’un système de combat plutôt exigeant et plus orienté FromSoft – avec ses roulades, parades et points d’endurance – que Supergiant, Curse of the Dead Gods se distingue plus particulièrement sur deux aspects : sa gestion assez maligne de la lumière, et son système de malédictions.
Côté lumière, l’élément central du titre reste la torche, portée par notre personnage pour explorer le temple et assurant plusieurs rôles à la fois. Elle servira ainsi autant de protection, puisque que notre personnage subira moins de dégâts en restant dans la lumière, que d’arme, capable d’enflammer les ennemis et de déclencher certaines tourelles, et d’outil d’exploration, en dévoilant l’emplacement de pièges et passages secrets. La puissance de cet outil est bien sûr équilibrée par quelques contraintes : il est impossible de tenir une autre arme en même temps qu’elle, elle cessera d’éclairer le temps d’une roulade, et nombre d’attaques ou pouvoirs ennemis auront tendance à l’éteindre. Mais surtout, les malédictions auront une grande tendance à en modifier les propriétés.
Il s’agit du second aspect majeur du titre : à chaque changement de niveau, ou en prenant des dégâts de la part de certains ennemis, une jauge de corruption se remplit, et provoque une malédiction aléatoire une fois son maximum atteint. Et c’est à ce moment que les synergies intéressantes commencent à apparaître. Car oui, il y en a de base, au niveau des armes et des reliques, mais il s’agit de combinaisons franchement simples : si elles sont efficaces – une relique pourra par exemple permettre de gagner plus d’endurance, d’or, de santé en la combinant aux effets d’une arme – et apportent leur lot de variété aux parties, elles ne méritent pas pour autant qu’on s’y attarde outre mesure. On change ou non d’armes et d’objets selon les combinaisons qu’ils pourront provoquer. Là où le titre devient plus vicieux – et donc plus intéressant – c’est qu’il incite grandement le joueur à être gourmand, et fait entrer dans la boucle des synergies les effets des malédictions, les points de corruption, et le compteur d’ennemis tués – le bien nommé Greed Kill Counter.
Ainsi, il sera fort tentant d’augmenter sa jauge de corruption pour acheter une arme ou amélioration, au risque de se retrouver avec un peu trop de malédictions sur le dos, tout en faisant le pari que les effets négatifs de l’une d’entre elles viendront se combiner de manière positive avec notre équipement. Cette malédiction qui change le compteur de Greed en soin fera ainsi un tabac avec cet objet permettant de conserver la valeur dudit compteur d’un combat et d’une salle à l’autre ; l’objet qui augmente les dégâts dans l’obscurité fonctionnera du tonnerre avec cette malédiction qui inverse les effets de la torche et la prive de son aura lumineuse : vous avez l’idée. Le titre étant d’une difficulté assez élevée – bien qu’ayant été pas mal équilibré durant son early access, Passtech Games a très correctement fluidifié la courbe de progression, et je soupçonne Focus d’avoir fait son taf d’éditeur en ayant recadré les choix de game design les plus punitifs – cette incitation à la prise de risque et au sacrifice prend énormément de sens. Sans les synergies permises par les malédictions et l’augmentation de la corruption, vaincre le dernier boss sera très compliqué, mais s’enfoncer trop loin dans la tentation conduira à une mort certaine (les malédictions finales ne sont pas là pour rigoler). Le titre réussit ainsi à maintenir une tension régulière, en punissant sans la moindre pitié le joueur un peu trop aventureux, tout en l’incitant continuellement à effectuer des sacrifices et en le récompensant quand il cède judicieusement à la tentation.
Loop Hero : synergies et environnements
Et on en arrive enfin à notre drogue du moment : le tout récent Loop Hero, aux 500 000 exemplaires écoulés en tout juste une semaine et aux critiques dithyrambiques de la part de la presse, du public et de l’industrie. L’exercice était particulièrement périlleux, puisqu’il mélange sans complexe des mécaniques d’idle game, de roguelite, de deckbuilding et de RPG. Une tambouille inquiétante à vue d’œil, d’autant plus quand le roguelite et le deckbuilding sont deux genres à la mode et déclinés à toutes les sauces depuis maintenant des années, avec autant de bonnes idées que de naufrages complets et projets opportunistes. Et si le titre pèche sur certains aspects, notamment une vitesse de jeu un peu trop lente – mais qui devrait être bientôt accélérée dans le prochain patch – et un ventre mou entre chaque chapitre, provoqué par une hausse un peu absurde de la difficulté et d’un grind abusif, le salut de Loop Hero tient dans son système de récompense immédiat et continu, et surtout dans sa conception particulièrement maligne des synergies.
Si vous avez complètement échappé au phénomène, il sera de bon ton d’expliquer comment Loop Hero fonctionne, car c’est un peu particulier. À chaque partie, notre personnage se met à tourner sur une route en forme de boucle, sur et autour de laquelle il sera possible de poser des tuiles d’environnement, selon un deck établi au préalable. Les tuiles sont séparées en trois catégories : celles qui se posent directement sur la route (le bosquet fait apparaître des chiens-rats, le village soigne le héros…), celles qui se posent en bordure de route, et qui influencent les cases adjacentes (les phares accélèrent le déroulement du temps, les bibliothèques transforment les cartes en main…) et les tuiles éloignées de la route, apportant des bonus passifs au héros (la forêt augmente sa vitesse d’attaque, les montagnes augmentent ses PV max…). Ces cartes s’obtiennent en battant des monstres, et font augmenter une jauge en étant jouées : quand la jauge est pleine, le boss de fin de chapitre apparaît.
Voilà, ça c’est pour le concept, et le titre pourrait être dramatiquement basique s’il s’arrêtait là : les armes ne se combinent avec rien, il s’agira seulement de décider ce que l’on préfère entre du vol de vie, de la vitesse d’attaque ou des chances de contrer, les effets passifs des tuiles augmentent les mêmes stats que les objets, et les premières parties sont ainsi assez mornes et le seul enjeu réside dans le nombre de tours à effectuer avant de s’échapper ou de mourir. Sauf que les synergies ne sont pas pour vous, ni pour vos armes ou vos stats : elles sont pour l’environnement et vos ennemis, transformant de ce fait un idle game efficace mais peu palpitant en un incroyable terrain d’expérimentation.
Pour vous donner une idée, j’en suis à 42 h de jeu sur Loop Hero, et je continue de découvrir des combinaisons inattendues. Au début, c’est la simple découverte que les prairies deviennent des prairies en fleurs pour peu qu’elles soient placées à côté d’autres tuiles, que les montagnes groupées en bloc de 3×3 cases forment un pic qui augmente drastiquement le nombre de PV (mais a pour effet de faire apparaître un nouveau type de monstre), puis les synergies se mettent à avoir des effets différents sur la durée. Ce manoir de vampire placé à côté d’un village le transforme en village dévasté par les goules, mais deviendra un autre type de tuile au bout de trois passages, les bibliothèques, une fois vidées de leurs ouvrages, feront apparaître des livres magiques et belliqueux, qui pourront se combiner avec les gardiens du temps ou les vampires, eux-mêmes créés par d’autres bâtiments. Vous avez l’impression que je suis en train de tout vous spoiler ? Ce n’est là qu’un tout petit aperçu des innombrables combinaisons permises par les cartes disponibles dans le jeu.
Cette incitation permanente à l’expérimentation permet de rendre complètement supportable le grind absurde requis pour la construction et l’amélioration de structures dans le hub central, d’autant plus qu’il n’est pas possible d’emporter toutes ses cartes à chaque expédition – d’où l’aspect deckbuilding, qui montre ainsi toute sa pertinence. L’enchaînement de parties ayant pour but de looter un maximum de ressources devient donc surtout l’occasion de tester run après run des decks différents, pour des combinaisons différentes une fois en jeu – et dont les nouvelles découvertes sont répertoriées dans une encyclopédie, facilitant les recherches et la construction des futurs decks, selon les objectifs de la partie. Ainsi, plus que pour ses animations de qualité, sa chouette BO, son système de récompense immédiat ou sa mécanique de « tout perdre ou doubler la mise » à chaque nouveau tour de piste, c’est, pour moi, le formidable bac à sable permis par cette conception de la synergie qui fait de Loop Hero le titre le plus malin du moment. Pas étonnant, donc, que tout le monde soit tombé les pieds joints dedans.
Loop Hero a été testé sur PC via une clé fournie par l’éditeur.
Le bon roguelite, tu butes des monstres, tu meurs et tu recommences. Le mauvais roguelite, tu butes des monstres, tu meurs et, ben, tu recommences. Mais y’a pas de synergies. Ce petit tour est bien entendu loin d’être exhaustif : dans la série des rogues au contenu conséquent et susceptible de casser le jeu, il était bien sûr possible de citer Slay the Spire, Enter the Gungeon ou Hades, le récent Revita était un bon exemple de prise de risque au cœur des synergies, et Into the Breach ou Darkest Dungeon exploitaient déjà très bien leur environnement pour créer des enjeux et combinaisons surprenantes. Et si la synergie n’est bien entendu pas la recette miracle d’un roguelite réussi, elle reste néanmoins un enjeu à la fois majeur et trop souvent oublié du genre.
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