En toute logique, si je vous dis « Hitman » vous allez penser en un rien de temps aux péripéties d’un homme chauve surdoué qui casse du méchant au petit déjeuner, kidnappe des personnalités qui dérangent d’autres personnalités qui vous engagent et qui est capable de mener tout type de plan à exécution dans une précision chirurgicale. Effectivement, avec cette série, il y a de quoi extérioriser un bon coup toute la frustration que vous pourriez emmagasiner au quotidien dans la vie réelle (avec toute l’impuissance qui va avec). Dans mon cas, les choses sont quelque peu différentes puisque, malgré mes efforts, je n’y vois que les errances d’un homme qui ne parvient pas à vivre une vie normale sans que celle-ci n’implique d’assassinats.
C’est en tout cas l’expérience que j’ai vécu avec le dernier volet de la saga sorti, à savoir Hitman – The First Season. Et avant que vous ne vous posiez la question, oui j’ai fait les précédents épisodes et non je n’avais encore jamais ressenti ce que je vous énonce plus haut. Très probablement la faute à un regard jeune et innocent de ma part, mais également parce qu’IO Interactive (développeurs historiques de la série) s’est, pour la première fois ici, étonnamment appliqué à créer un cadre de jeu plus enclin à laisser rêveur qu’à découdre de nos objectifs de mission. Du coup j’ai décidé de vous partager mon regard tout à fait personnel et impertinent sur l’agent 47.
Hitman : Agent infectieux
Evidemment, il ne sera pas question pour moi de revenir sur le jeu en lui-même. À dire vrai, j’ai quasiment tout oublié de l’aventure : le récit, les personnages, les enjeux qui viennent justifier un énième voyage autour du monde, les cibles que l’on doit exécuter et pourquoi on se doit de le faire, le dénouement etc… Vraiment, j’ai tout oublié, à l’exception de la plupart des à-côtés qui nous intéressent ici et qui composent l’ensemble des 6 chapitres du jeu. Il sera donc question des interactions avec les décors (satisfaisant notre appétence pour la discrétion) mais également de situations de jeu plus sensibles (d’un simple fait personnel, mon ressenti), exacerbées par le mutisme relatif de l’agent 47 et de sa carrure imposante aux côtés de la normalisation de son environnement (l’apparence des PNJ et leur routine, pour l’essentiel).
Commençons par les interactions. Ne vous êtes vous jamais arrêté une seule seconde sur la façon dont celles-ci se manifestaient à nous ? Et par manifestation j’entends l’indication qui nous invite à interagir avec un élément de jeu dynamique : « se camoufler ». Si, dans les faits, il s’agit précisément de la posture dans laquelle notre agent se mettrait (puis-qu’après tout, tout ce qu’il fera est justifié par une tâche professionnelle à accomplir), il n’en demeure pas moins qu’après une prise de recul le temps d’un court instant, chacune de ces situations m’a toujours donné matière à réfléchir.
L’ensemble de ces interactions, en tout cas de mémoire, sont régies par la possibilité d’effectuer une activité « banale », ou si j’ose dire civilisée : boire un café en terrasse, lire un journal sur un banc, danser, taper la causette avec un groupe d’individus, faire le ménage, cuisiner et j’en passe et des meilleures. Ainsi, ce mécanisme de camouflage à partir de ce pan « naturel » de la vie est continuellement pointé du doigt par le jeu pour que le joueur puisse intégrer l’idée que tout ce qui l’entoure ne sert que d’outils pour mener à bien ses missions. En d’autres termes, dans Hitman, les caractéristiques d’une vie en société sont reléguées à un statut facultatif et fantaisiste, là où toute la partie « tueur à gage » est quant à elle traitée avec banalité et donc normalité pour notre agent 47. Une réalité alternative en somme que le joueur fait également sienne. L’agent 47 ne peut et ne pourra jamais connaître une vie normale, et j’ai trouvé cela extrêmement triste à expérimenter.
Le monde ne suffit pas
Alors soyons clairs, oui tout cela est tout à fait normal et participe à rendre le concept du jeu viable jusqu’à cet épisode. Mais je vous disais plus tôt qu’IO Interactive semblait s’être donné du mal pour créer des environnements naturels à partir d’une démarche systémique. Et si cette approche fait incontestablement partie des bonnes intentions de l’épisode, il n’empêche qu’elle a eu un effet dévastateur sur mon expérience de jeu. J’ai beau avoir grandi depuis le jour où j’ai posé les mains sur les premières aventures de la série, j’ai beau ne plus avoir la même fougue d’antan lorsqu’il s’agit d’exécuter toutes les formes d’assassinat possibles et inimaginables dans chaque portion de map (que dirait Freud de tout cela ?), il n’empêche que quelque chose a changé. Est-ce la faute à un moteur de jeu désormais robuste ? Une direction artistique qui en jette, ou bien un level design qui invite à explorer plus qu’à exécuter ? Ou bien peut-être tout cela à la fois…
Quoi qu’il en soit, un décalage, une artificialité même m’a sauté aux yeux entre l’agent 47 et ce qui gravite autour de lui. Finalement, cette prise de conscience sur les interactions énoncées plus haut sont les conséquences de ce décalage impliquant beaucoup de distance entre moi, l’agent et son environnement. Ici plus que jamais, l’agent 47 est caractérisé par sa grande taille, un centre de gravité sans faille et à la densité musculaire remarquable. Ah et il est chauve avec un code-barre sur la tête aussi. Ce que je veux dire par là, c’est qu’il incarne l’archétype d’une personne qui, en toute circonstance, ne passerait jamais inaperçu. Et là je ne cherche pas à mettre à mal la crédibilité du jeu, mais plutôt à souligner que notre héros dénote avec tous les PNJ. Dans les épisodes précédents, du fait de limitations technologiques pour l’essentiel, tous les personnages se déplaçaient tels des armoires à glace. Tandis qu’ici, les PNJ se déplacent plus naturellement que nous, sont de taille moyenne et sont également dotés d’un sens stylistique plus ou moins identique entre eux et donc confondant.
Du coup, autant en bien qu’en mal techniquement parlant, cette normalisation de l’environnement fait paradoxalement voler en éclat le système de camouflage du jeu, puisqu’il ne cesse jamais de mettre en exergue notre incompatibilité avec le monde dans lequel l’agent 47 est projeté. L’agent 47 est seul, et donc nous aussi par la même occasion. Pour autant, je pourrais également donner du crédit à cette dissonance en rapprochant l’action de pouvoir se déguiser (avec les vêtements d’un des PNJ pour se fondre parmi eux) avec le fait qu’un être humain n’a de cesse de se mettre en scène en société. Mais je ne le ferai pas, parce que cela m’obligerait à faire une très grosse parenthèse à l’heure où je vous ai déjà un peu perdu, je le sens bien.
Après l’acceptation, le salut
Contrairement à ce que vous pourriez penser, j’ai aimé cet Hitman. C’est même très probablement l’épisode le plus intéressant à parcourir et ce outre ses qualités purement ludiques. Derrière l’effondrement du mythe, ou plutôt de mon approche historique sur les Hitman en tant que joueur, mon attention s’est alors complètement élargie puisque toute situation de jeu, panorama et / ou ambiance visuelle et sonore ont été susceptibles de me travailler au corps lorsque je tentais pourtant de jouer dans la plus pure tradition. Et de ces moments-là, Hitman en est ponctué d’un certain nombre sur chacun des six terrains de jeu composant cette première saison. Comprenez bien qu’à cet instant précis, c’était plus fort que moi d’occulter les raisons scénaristiques et ludiques pour lesquelles j’ai été plongé à Paris, à Sapienza, à Marrakech, à Bangkok et d’autres. À cet instant précis, je n’aspirais qu’à une chose : accepter ma différence, me détacher de tous ces artifices qui s’efforçaient jusqu’alors à me faire croire le contraire pour finalement en capter toute leur beauté.
Durant mes sessions sur Hitman, et tout au long de l’aventure, cela s’est majoritairement traduit par une envie irrépressible de contempler ce qui s’est exposé à moi. J’ai donc occulté ce brouhaha de masse que j’étais censé espionner et assassiner pour finalement renouer avec ma sensibilité. De mon expérience je retiendrai alors les ruelles enchevêtrées par des étendues de linge multicolores qui habillent la belle Sapienza ; la Rue du Bazar à Marrakech surplombée sur une cinquantaine de mètres par des suspensions excentriques, chaleureuses et tout aussi abstraites qu’éloquentes ; les alentours de l’Hôtel Himmapan enveloppés d’une douce atmosphère humide mais cruellement pesante à y regarder de plus près ; ou bien encore l’hôpital privé GAMA à l’architecture stricte et désincarnée qui domine l’île Hokkaido quant à elle emplie d’authenticité. Voilà un bref florilège non-exhaustif forcément, mais néanmoins représentatif d’une poésie cachée dont peut se targuer ce dernier épisode en date de Hitman… aussi surprenant que cela puisse paraître, j’en conviens.
Et croyez-le, sur ma poignée de dizaines d’heures de jeu je n’ai jamais manqué de chérir cette sensation étrange comme si, en réfutant l’enrobage qu’ont tenté de m’administrer les développeurs à mon insu, j’avais pénétré les coulisses d’Hitman avec le pouvoir d’en extraire sa substantifique moelle. À aucun moment je ne me suis senti impliqué dans les tâches qui m’incombaient en tant que joueur, à aucun moment je n’ai cru à l’environnement virtuel dans lequel j’évoluais, et pire encore, à aucun moment je ne me suis senti dans la peau de l’agent 47. Mais pour autant (et c’est là que les choses m’ont semblé passionnantes), avoir conscience de cette forme d’emprisonnement virtuel dont est victime notre personnage n’a pas été une finalité en soi, mais bel et bien le point de départ d’une nouvelle manière pour moi d’expérimenter le jeu. Une manière plus empreinte de mélancolie et d’absurdité en un sens, c’est vrai, mais aussi terriblement plus honnête vis-à-vis d’un personnage impossible à incarner. Je ne perds pas espoir agent 47, un jour sans doute, tu vivras la vie que tu auras souhaité.
Yohan Belhadj
Sensible à l'image et aux divers procédés de narration. Je suis peut-être plus vidéo que jeu, mais je ne boude pas pour autant mon plaisir à tenir une manette dans les mains.
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