Spectacle-conférence théâtral assurant actuellement ses premières représentations à Bordeaux, Cyberjoueurs : Comment nous allons sauver le jeu vidéo entend marier deux disciplines a priori relativement éloignées : le théâtre et l’histoire vidéoludique. The Pixel Post a été invité à la première représentation de la pièce créée par la compagnie l’Esquive, qui a quasi fait salle comble. Un exercice passionnant qui a su marier humour farfelu et véritable propos engagé sur l’avenir du gaming.
Passé, Présent et Futur
L’essentiel du fil rouge de Cyberjoueurs, animé par les deux conférenciers d’un jour (incarnés par Aymeric Desjardin et Frédéric Dupeyron) tient en un dispositif simple et efficace : à partir d’un article un peu grotesque sur les jeux vidéo rédigé dans la presse économique à la fin des années 1990, Cyberjoueurs entend tisser une évolution de la perception du média vidéoludique ces dernières années, et tente d’étirer le fil du propos jusqu’aux portes du futur.
Ce faisant, la conférence, qui alterne séquences humoristiques et narratives avec des moments plus documentaires et sérieux, va revenir sur quelques-unes des grandes questions qui font la réalité de l’industrie vidéoludique en 2021 : Est-ce que les jeux doivent être faciles pour être accessibles ? Pourquoi les open worlds se ressemblent-ils un peu tous ? Le pay-to-win, comment ça marche ? Qu’est-ce que c’est que toutes ces lunes à ramasser partout dans le dernier Mario ? Est-ce que quelqu’un comprend quelque chose à Kingdom Hearts ? etc. On sent que la troupe (également composée du metteur en scène Pierre Putcrabey et de Valentine Motin aux infographies et à la communication) a été rodée par des années de pratique du théâtre d’improvisation.

La conférence réussit à marcher sur un fil d’équilibriste, en arrivant à switcher en continu entre gags adaptés aux néophytes n’ayant même potentiellement jamais touché une manette, références plus subtiles à des blagues d’initiés distillées çà et là au détour d’une slide Powerpoint et séquences plus émouvantes nous faisant revivre quelques moments forts des grands jeux de ces dernières années (on passe par le Walking Dead de Telltale, Celeste ou encore Disco Elysium). On ressort néanmoins de Cyberjoueurs avec les épaules un peu plus lourdes qu’en y entrant, tant le portrait du média, certes lucide, y est franchement pessimiste.
Un autre jeu vidéo est-il possible ?
Harcèlement des joueuses, mauvaises conditions de travail dans les studios, appauvrissement et standardisation du game design ou encore pratiques frauduleuses pour extorquer de l’argent à des enfants à coup de micro-transactions : Cyberjoueurs dresse le portrait d’une industrie qui va moralement aussi mal qu’elle va bien financièrement… Un peu comme le prédisait en creux l’article de Jacques Henno vieux de plus de vingt ans servant de point de départ au propos. Comme si, en devenant un art légitime (place que plus grand-monde ne lui conteste) le jeu vidéo était devenu l’avatar du capitalisme le plus débridé et le plus crapoteux. Au point que les personnages incarnés par les acteurs semblent presque eux-mêmes perdre pied et peiner à défendre leur média au cours de la représentation. Peut-on encore aimer jouer quand on sait à quel point les conditions de production sont dégradées ?

Un point de vue presque macabre cependant largement mesuré par une quantité de contre-exemples dessinant en creux d’autres voies possibles pour l’industrie : émergence de studios indés et d’éditeurs de taille plus mesurée poussant des jeux au propos différent, naissance d’un syndicalisme actif dans les studios, fin progressive de l’impunité pour les harceleurs dans les équipes de développement… Ou encore émergence de pratiques sociales inédites autour de la pratique du jeu. Une des séquences finales de la pièce donne une réponse assez satisfaisante (bien qu’un peu limitée à mon goût, grand amateur de jeux solo que je suis) : aucun autre art que le jeu vidéo n’est à ce point vecteur de partages et d’échanges, et aucun autre art n’est à ce point sublimé par la convivialité et la pratique en commun. Peut-être est-ce cette spécificité unique qu’il convient de préserver.
On ressort ainsi de Cyberjoueurs avec l’impression que si on est quand même sacrément mal barrés en tant que communauté, cernés de patrons cupides cherchant à nous vendre des NFT crasseux sous forme de jeux-services insipides, eux-mêmes fourrés dans des app stores destinés à aspirer nos données, il y a quand même pas mal d’espoir dans tout ce marasme. Cyberjoueurs nous rappelle ainsi qu’à mesure que le temps passe, les profils des joueurs et des joueuses deviennent de plus en plus divers, que les expériences de narration et de gameplay émergents donnent lieu à des jeux de plus en plus surprenants, et que de son côté, les législateurs de nombreux pays ont commencé à limiter – enfin – la dérégulation complète du secteur. Bref, même si on est mal engagés, un autre monde est toujours possible.
Une entreprise de médiation avec une approche inédite
Cyberjoueurs est une pièce engagée, et qui revendique, vous l’aurez compris, pleinement son ancrage à gauche. Ici, on ne ménage pas le joueur obtus, le gardien du temple, le dudebro faisant de l’exclusion des autres une bannière, voire une identité. On promeut plutôt des modèles de développement alternatifs, on y dénonce le crunch, le productivisme forcené et on réfléchit à d’autres façons d’envisager le média. Il est à ce titre très intéressant que la pièce fasse une rétrospective des différentes affaires ayant mené au sinistre Gamergate et mette en lumière les contradictions internes d’un milieu toujours prompt à la fois à se poser en victime du système tout en excluant de facto des pans entiers de joueurs et de joueuses et perpétuant des mécanismes d’exclusion des minorités et la promotion d’un entre-soi délétère. Bref, un discours salutaire qu’il est toujours bon de se faire rappeler.

Outre les quelques petites hésitations inévitables lors d’une première représentation, les quelques défauts mineurs que me semble à ce jour avoir Cyberjoueurs tiennent à quelques données incomplètes, quelques approximations marginales dans certains faits ou dates mentionnés dans la pièce ou encore quelques avancées majeures récentes qui auraient mérité d’être davantage mises en lumière : naissance du STJV, progrès de l’accessibilité dans le hardware comme dans le software, la qualité grandissante des enquêtes d’investigation dans la presse vidéoludique, etc. On pourra aussi parfois regretter une impression de « zapping » propre à l’exercice : on enchaîne les faits de manière parfois un peu saccadée, et on aimerait presque repartir avec une bibliographie en poche pour approfondir un peu. Ces détails mis à part, Cyberjoueurs est une entreprise inédite de médiation autour des questions vidéoludiques, qui parvient en peu de temps à donner de solides bases sur nombre de problématiques sociétales, morales et économiques autour du jeu vidéo. Et comme en plus, on s’y amuse beaucoup, on a doublement pas perdu sa soirée.
Une prochaine représentation de la pièce Cyberjoueurs sera donnée à Bordeaux le 16 décembre prochain, la compagnie l’Esquive étant en train de monter une tournée française qui devrait débuter courant 2022.

zalifalcam
J'aime les jeux double A, les walking simulateurs prétentieux et les JRPG, et plutôt que de me soigner, j'écris à leur propos.
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