Certains jeux ont le parfum de l’enfance. Je dirais même qu’ils sont parfois précisément façonnés dans cette idée de faire appel aux souvenirs enfouis et aux sensations oubliées nichées au cœur de notre cerveau reptilien. Battle Axe, le dernier jeu de Bitmap Bureau (Xeno Crisis) convoque ainsi Henk Nieborg, un artiste spécialisé dans le pixel art évoquant les hautes heures de la Super Nintendo et se dote d’une bande son de la grande Minami Matsumae. Une grande dame à qui l’on doit des OST aussi légendaires que Mega Man, Final Fight ou encore Adventures of Lolo. Bref, on est là pour parler nostalgie. Jusqu’au titre du jeu évoquant directement Golden Axe, jusqu’aux mécaniques du jeu arc-boutées sur une conception ultra rétro du jeu d’arcade en coop locale, Battle Axe est là pour nous plonger la tête dans une baignoire remplie d’un drôle de liquide nommé années 90. Et son point le plus intéressant me semble être sa volonté de ramener à l’écran une conception de la fantasy épique très datée, mais pleine d’un charme désuet qui résonne autant avec mon parcours de joueur qu’avec mon parcours de lecteur ou de téléspectateur.
Une enfance entre Lodoss, Gauntlet et Lancedragon
En bon auteur égocentrique, je vous ai déjà raconté des bouts de mon enfance et même un peu de mon adolescence, mais sans doute jamais de mon rapport à ce genre si particulier qu’est la fantasy épique. Ceux qui ont le courage de se lever le samedi matin pour regarder mes aventures le long de la route qui mène à la Porte de Baldur ou encore ceux qui me font le plaisir d’écouter mes déblatérations idiotes avec JoK sur le Meilleur Jeu Electronique Ever le savent : j’ai un attachement au jeu de rôle, et plus particulièrement au jeu de rôle à ambiance de fantasy médiévale assez fort. Cet attrait, qui m’est un peu passé mais reste très présent (quand on me propose de me replonger dans les grandes gloires du genre, je fonce), il ne vient pas de nulle part.
Quand j’étais petit, mon père, qui avait ma garde un week-end sur deux et la moitié des vacances scolaires, m’emmenait parfois en vadrouille au-delà des frontières de notre département, la Moselle. Les directions pouvaient être variées, et certains voyages étaient assez mémorables, mais les enfants étant ce qu’ils sont, j’étais particulièrement fasciné par le centre commercial Saint-Sébastien à Nancy, une immondice architecturale comme les années 70 en ont tant produit. Pour moi, aller au « Saint-Seb » c’était la grande aventure, des promesses de néons des devantures d’opticiens et de supermarchés enterrés qui promettaient les monts et merveilles du capitalisme débridé des années 80. J’avais beau avoir la même chose en tout aussi moche à Metz, le Saint-Seb, c’était loin, et donc mystérieux, enviable et inaccessible. Un de mes souvenirs les plus vivaces (il est peut-être faux, vous savez ce qu’une trentaine d’années font aux souvenirs) est lié à la présence d’une borne d’arcade criarde sur laquelle tournait Golden Axe (ou un de ses clones). Un jeu auquel je n’allais pas toucher avant des dizaines d’années, mais qui exerçait sur moi une grande fascination graphique, au point d’en rêver la nuit. La même fascination, je l’avais eue quelques années plus tôt encore, dans une boutique de location de jeux, pour un certain Gauntlet qui tournait sur un petit écran cathodique.
Golden Axe était un jeu qui captait bien l’ère du temps : un beat them all bourrin à scrolling horizontal, extrêmement basique, et à l’esthétique taillée dans le marbre des récits de l’imaginaire populaire de l’époque : des grosses brutes en slip aux pectoraux huilés, des princesses amazones en bikini, des nains trapus à la pilosité faciale anarchique, le tout baignant dans un virilisme grotesque et rétrospectivement crypto-gay, où tout ce beau monde fracassait des hordes de sorciers malingres mais ténébreux, d’ogres aux biceps hypertrophiés et de diverses créatures à la peau verdâtre et aux babines écumantes de rage. Bref, un jeu qui cristallisait deux décennies marquées par la culture nerd rythmée par la démocratisation du jeu de rôle à la Donjons et Dragons, et les films de fantasy allant de la superproduction hollywoodienne au nanar italien tourné dans des carrières abandonnées et mettant à l’honneur des culturistes à la vocation d’acteur contrariée. À propos de cette époque, on recommandera chaudement la lecture de l’Histoire du RPG de Raphaël Lucas, dont les premiers chapitres sont le témoignage fort documenté de cette période. Bref, pour le dire rapidement, cette esthétique me fascinait, en ce qu’elle était faite pour fasciner un enfant de mon âge au début des années 90.
Les éditeurs japonais, dominant alors le marché du jeu vidéo d’arcade et des consoles, n’étaient pas en reste : tout au long des années 80 et 90, ils se réapproprient et transforment cette esthétique de fantasy épique pour en faire quelque chose de typiquement nippon : ce sont les Lodoss, Dragon Quest, Guin Saga et autres Langrisser, dont on trouve encore aujourd’hui de lointains héritiers dans des franchises telles que Re:Zero, Orphen, Grimoire of Zero ou encore Disgaea. Lointains héritiers, parce qu’à quelques exceptions près (et un paquet de produits industriels créés par et pour les otakus), cette fantasy colorée et naïve, volontiers pompière et manichéenne, s’est faite plutôt rare.
En gagnant ses lettres de noblesse, la fantasy quitte l’enfance
Il reste encore aujourd’hui quelques mastodontes de cette vision datée de la littérature fantastique. Pour ne citer que le plus gros, World of Warcraft en est lui-même un exemple indéboulonnable, lui même spin-off d’une série ancrée dans les années 90. Difficile de ne pas citer également les produits adaptés du Seigneur des Anneaux, l’increvable univers Warhammer ou, du côté japonais, le classicisme assumé et porté en étendard de la série Dragon Quest. Mais difficile d’y trouver aujourd’hui le cœur de cible des univers fantasy : certes le réservoir de nostalgiques, d’enfants et de passionnés par ces produits de niche suffit toujours à alimenter la machine à cash de ces grands anciens du genre (il n’y a qu’à voir le nombre de jeux estampillés Donjons et Dragons développés ou en développement depuis quelques années). Mais ni l’avant-garde ni l’underground ni même le mainstream de la fantasy ne sont désormais recoupés par ces esthétiques un peu datées. Game of Thrones est passé par là, mais il n’est que le symptôme, et pas la cause d’une esthétique désormais plus sombre, plus complexe et moins naïve. De la série de romans urbains Rivers of London aux récits brutaux de Joe Abercrombie en passant par les récits complexes de Brandon Sanderson ou les pavés mélangeant à la géopolitique cruelle les jeux de l’amour et du hasard de Jacqueline Carey, la fantasy littéraire a depuis une vingtaine d’années gagné en complexité et en granularité, abordé de front les problématiques sociétales, élargi son lectorat et quelque peu laissé derrière elle les batailles de sièges épiques de David Gemmel ou les récits ronflants de feu Terry Goodkind.
Ce constat littéraire, on peut l’appliquer à n’importe quel autre champ des arts du divertissement : difficile aujourd’hui d’envisager une série télévisée de fantasy comme pouvaient l’être il y a 25 ans Hercule et Xena, avec leurs armures en plastique, leurs monstres en mousse et leurs dialogues entre le naïf et le grotesque. Et c’est un constat que l’on peut bien entendu étendre au domaine du jeu vidéo. Sans tomber dans un inventaire éprouvant, l’esthétique des grands jeux vidéo de fantasy de la décennie écoulée tire plus vers les affres de la Dark Fantasy du Berserk de Kentaro Miura que des barbares en slip des VHS des années 80. Bloodborne, The Witcher III, Undertale, Darkest Dungeon, Tyranny ou I am Setsuna sont autant de facettes d’une manière plus complexe, moins enfantine et sans doute un peu plus désabusée d’aborder les mondes de l’imaginaire. En dehors des franchises tirant leurs racines dans les années 80 ou 90 (Fire Emblem) ou des parodies (la série Divinity, par exemple), seul le God of War de 2018 me semble osciller entre cette esthétique ancienne et quelque chose de plus ancré dans le présent : barbare brutal, folklore populaire monstrueux et aventures assez premier degré, sur lesquels les auteurs tentent de rajouter une couche de parentalité pas très bienveillante et d’examen assez pataud de la masculinité. Une esthétique titillée également par le Dragon’s Crown de Vanillaware, dont on a retenu le gameplay aussi addictif que son chara design était vulgaire, pour ne pas dire franchement putassier. Comme si le plus petit dénominateur commun pour faire consommer largement de la fantasy au public n’avait finalement pas été de la rendre plus accessible, mais au contraire moins colorée, plus subtile, et beaucoup moins tournée vers l’onirisme. En somme, la modernité a fait entrer la Low Fantasy dans les foyers et réservé la High Fantasy aux marges des peintres de figurines et des illustrateurs d’album d’Epic Metal.
J’ai longtemps pensé que cette esthétique si particulière, forcément liée au parfum de l’enfance et à la découverte des possibilités offertes par les mondes imaginaires, me manquait beaucoup. Le doux sentiment d’ouvrir un livre farci de dragons, d’elfes à longues oreilles, de sorciers à barbe blanche lisant l’avenir dans des sphères maudites et d’orcs grognant dans des marais empoisonnés. Mais j’ai compris il y a quelques années que ce sentiment ne reviendrait jamais tout à fait : si je reste un gros lecteur de livres issus des littératures de l’imaginaire, je suis cependant incapable de regarder des œuvres de fantasy issues de cette époque sans trouver le résultat tantôt un peu désuet, tantôt complètement grotesque. Quant à leurs continuateurs, je peine souvent à m’intéresser à leurs univers. Un exemple récent me vient en tête : Fire Emblem : Three Houses, sorti en 2019 sur Nintendo Switch, et probablement ce qui se fait de plus orthodoxe en termes de fantasy classique nippone en ce moment. Mon grand amour de ce jeu n’a pas réussi à m’enlever cet arrière-goût que j’ai désormais à chaque jeu de la série : ça raconte toujours la même chose, et dans un univers pas franchement créatif.
Savoir que je ne retrouverai jamais tout à fait ce sentiment m’a longtemps laissé un vague sentiment de tristesse, vite éclipsé par le fait que j’ai tout de même conscience que les romans de Nnedi Okorafor laissent K.O technique n’importe quelle ânerie écrite par R.A Salvatore sur les aventures rocambolesques de Drizzt l’elfe noir. Mais Battle Axe m’a donné, tout de même, une dernière petite piqûre de nostalgie, la sensation que j’étais de nouveau, le temps de quelques parties, plongé dans cette époque révolue.
Porte, Monstre, Game Over, Insert Coin
C’est fait pour. C’est la première chose que je me suis dite en commençant ma première partie de Battle Axe. C’est fait pour faire ressentir exactement cette bouffée nostalgique un peu confortable et un peu rance à la fois aux joueurs de mon âge, exactement ciblés par les arguments de vente du jeu : une expérience arcade inspirée des beat them all des années 80, de la coop locale, un niveau de difficulté absurde, du scoring, et un pot pourri de références allant de celles déjà citées plus haut au Metal Slug de SNK. Comme dans Metal Slug, on doit sauver des gens éparpillés dans les niveaux, et comme dans Metal Slug, on incarne un panel de personnages vaguement cartoons qui doivent tirer sur tout ce qui bouge. On remplace simplement le scrolling horizontal par une vue du dessus et une exploration des niveaux un peu plus libre.
Les personnages de Battle Axe semblent tout droit sortis d’un de ces romans à licence de mon enfance : l’elfe tueuse (forcément en bikini), le mage (forcément voûté et d’âge canonique) et le nain (forcément barbu, trapu et armé d’un canon en fer). Les couleurs ont la saturation brutale de leurs modèles, les adversaires, qui déboulent par paquets de douze, semblent issus d’un bestiaire de livre de règles de jeu de rôle des années 80, la musique mélange le power metal kitschissime des scènes les plus imbibées du hellfest à un rendu de chipset sonore métallique que n’aurait pas abjuré la Megadrive, etc. Le résultat est un jeu solide, superbe et impitoyable, mais au contenu quand même un peu limité quand on nous annonce un prix assez salé de 25 à 35€ selon les versions.
Battle Axe a été testé sur Nintendo Switch, via une clé fournie par l’éditeur. Le jeu est également disponible sur PC, PS4 et Xbox One.
Mais que Battle Axe soit ou non un bon jeu ne me semble pas être son sujet principal (soit vous êtes nostalgique de Golden Axe et vous allez trouver ça formidable, soit ce n’est pas le cas et vous n’y trouverez sans doute aucun intérêt). Ce qui importe dans Battle Axe, c’est sa capacité à ressusciter, sans l’altérer, cet esprit disparu d’une fantasy révolue issue d’une époque où, semblait-il, tout était plus simple. En réalité, tout n’était pas plus simple : j’étais juste plus jeune, et moins alerte sur tout ce qui n’était pas une borne d’arcade faisant tourner sa démo pleine d’amazones vaillantes au fond d’un supermarché en Meurthe-et-Moselle. Mais l’espace de quelques passes d’armes, Battle Axe m’a fait croire qu’on pouvait encore, en 2021, ressentir cette joie simple d’incarner un stéréotype ambulant pensé par un ado prépubère et lui faire lancer des tonneaux explosifs sur des gobelins libidineux, et trouver ça formidable. La mauvaise fantasy est morte ! Longue vie à la mauvaise fantasy !
zalifalcam
J'aime les jeux double A, les walking simulateurs prétentieux et les JRPG, et plutôt que de me soigner, j'écris à leur propos.
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